Le grand écart : cette gauche que l’on laisse dominer certaines institutions alors que les Français ne s’en sont jamais autant détournés <!-- --> | Atlantico.fr
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Anne Hidalgo prononce un discours à côté de l'ancien président François Hollande lors de la "Fête de la Rose", à Venarsal, le 6 novembre 2021.
Anne Hidalgo prononce un discours à côté de l'ancien président François Hollande lors de la "Fête de la Rose", à Venarsal, le 6 novembre 2021.
©PASCAL LACHENAUD / AFP

Bataille idéologique

Selon la Fondation Jean Jaurès, la gauche récolte seulement 27% d’intentions de vote pour le premier tour de l'élection présidentielle de 2022 avec les candidatures de Jean-Luc Mélenchon, Anne Hidalgo ou Yannick Jadot. Y a-t-il un décalage entre l’influence massive de la gauche sur le quotidien et sur l’orientation de secteurs majeurs (comme l'école, les médias, les services public) et sa faiblesse électorale ? À quoi faut-il attribuer ce décalage ? 

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : Que cela soit Jean-Luc Mélenchon, Anne Hidalgo ou Yannick Jadot, les derniers sondages ne montrent pas d’embellie pour le camp de la gauche. Et pour la Fondation Jean Jaurès, la gauche cumule seulement à 27% d’intentions de vote pour le premier tour de la Présidentielle. Lorsque l’on compare les intentions de vote à 6 mois de l’élection de 2012 dans certaines enquêtes, la gauche cumulait 50% des intentions de vote. Y a-t-il un décalage entre l’influence massive de la gauche sur le quotidien et l’orientation de secteurs majeurs (école, université, média, services publics…) et sa faiblesse électorale ? À quoi faut-il attribuer ce décalage ? 

Luc Rouban : Pour répondre à cette question, il faut prendre les deux bouts de l’équation, l’effondrement de la gauche dans l’opinion et sa supposée force dans les milieux universitaires ou intellectuels voire dans l’ensemble des services publics. La faiblesse du potentiel électoral de l’ensemble des candidats de la gauche socialiste (en y incluant l’écologie politique - car le profil des électeurs potentiels d’Anne Hidalgo est fort similaire à celui des électeurs potentiels de Yannick Jadot) est confirmée enquête après enquête. Les raisons de cet effondrement ne sont pas seulement conjoncturelles ou liées à l’absence de leader charismatique et relèvent d’une évolution plus profonde des valeurs dans la société française. Pour le dire simplement, comme on peut le constater sur la base d’enquêtes menées sur le long terme, les électeurs ont beaucoup évolué sur le terrain sociétal devenant plus tolérant en ce qui concerne les questions sexuelles (homosexualité, PMA, etc.) mais bien plus conservateurs et répressifs en matière pénale comme en matière d’immigration ce à quoi s’est ajouté un rejet sinon une crainte de l’islam alimenté par les attentats terroristes. Cette évolution vers l’anti-libéralisme culturel, qui s’oppose à toute une partie de la gauche socialiste, a placé le PS dans une situation d’éclatement interne dont a largement profité Emmanuel Macron en 2017. Ce dernier a attiré tous ceux qui, venant de la gauche, étaient à la fois libéraux sur le plan culturel et relativement libéraux sur le plan économique. Donc, pour résumer : la gauche ne plaît plus aux électeurs en général car elle est trop libérale sur le plan culturel (le PS, tout comme LFI, EELV ou le PCF) alors que les libéraux culturels de gauche sont partis, pour ceux qui étaient plutôt libéraux sur le plan économique, du côté de LREM et, pour ceux qui ne l’étaient pas, du côté de EELV et de LFI.

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En ce qui concerne les milieux intellectuels ou d’influence, la réponse doit être très nuancée car les médias ne sont pas l’université et celle-ci ne ressemble pas à l’ensemble des services publics. On ne peut pas tout mélanger. Il est vrai que le développement des thèses décolonialistes, intersectorielles, indigénistes attire l’attention car elles ont relancé la contestation sociale menée par une partie du monde universitaire au nom d’une lutte contre des dominations restée absente jusque là du débat public en France. Cette relance et cette extension de la critique gauchiste ou radicale ne sont cependant pas partagées par l’ensemble des universitaires et sont fortement contestées en interne car elles portent en germe une destruction de la pensée scientifique en réduisant le débat d’idées à un débat d’identités. Il est difficile de mesurer objectivement l’influence réelle de ces idées dans l’ensemble du monde enseignant ou dans l’ensemble des services publics. Ce que l’on peut dire avec certitude pour l’instant c’est que l’ancrage à gauche du monde enseignant, pour ne prendre que cet exemple, est toujours assez fort mais qu’il a lui-même beaucoup baissé. On peut s’appuyer ici sur la vague d’octobre 2021 de l’enquête électorale du Cevipof (soit 16 228 enquêtés au total dont 3 864 fonctionnaires et 972 enseignants). Que voit-on ? À  la question « l’islam représente-t-il une menace pour la République ? », 63% de l’ensemble des enquêtés répondent par l’affirmative comme 64% des fonctionnaires et 55% des enseignants. À  la question « y-a-t-il trop d’immigrés en France ? », 63% de tous les enquêtés répondent par l’affirmative contre 61% des fonctionnaires en général et 48% des enseignants. On voit donc qu’il faut différencier les situations au sein du secteur public et que si les enseignants restent les plus libéraux sur le plan culturel, ce libéralisme s’est estompé dans le temps. Au total, le décalage que vous signalez est peut-être assez illusoire, la gauche perd partout du terrain.

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La faiblesse des partis politiques de gauche actuellement découle-t-elle d’un changement de discours vis-à vis des nouvelles luttes intersectionnelles comme le wokisme ? 

On a effectivement le sentiment qu’une partie de la gauche s’est radicalisée sur le terrain culturel pour sortir du piège dans lequel l’avait enfermée le quinquennat de François Hollande, beaucoup trop libéral sur le terrain économique pour des militants sincèrement socialistes. Une expérience gouvernementale de gauche qui entérine plus ou moins l’ordre capitalistique et le libéralisme de l’Union européenne conduit à perdre de vue la raison d’être de la gauche qui est de promouvoir les valeurs d’égalité. L’investissement de cette gauche radicale dans les questions identitaires en dit long sur l’incapacité de la gauche en général d’infléchir les logiques économiques libérales. Plus personne ne croit réellement aujourd’hui aux nationalisations et les solutions envisagées en 1981 paraissent bien dépassées. Le problème tient au fait que défendre des minorités ne conduit pas nécessairement à défendre la majorité et pousse à fragmenter les enjeux car les intérêts des immigrés de telle origine ne sont pas nécessairement ceux des immigrés d’une autre origine ou d’une autre génération. Or les élections se gagnent avec la majorité et en rassemblant autour d’un dénominateur commun. Mais si ce dénominateur commun est celui de rejeter la construction républicaine et de réduire l’histoire de France à la seule domination coloniale en oubliant, comble du paradoxe, les révolutions sociales dont elle est émaillée, vous introduisez une ligne de fracture irréductible au sein même de la gauche.

L’électorat ouvrier, cœur du vote de la gauche, est-il parti car il ne trouvait plus sa place dans les partis et les discours dans les médias ? 

Il est clair que les partis politiques se sont professionnalisés, même à gauche, en sélectionnant des dirigeants de plus en plus diplômés et appartenant bien plus aux classes moyennes voire supérieures qu’aux classes populaires. De nombreux travaux ont été consacrés à l’embourgeoisement du PS au sein de son appareil comme au sein de ses élus nationaux ou locaux. Même le PCF a vu disparaître les ouvriers de ses listes de candidats. Le fond de l’affaire reste cependant le hiatus qui s’est créé entre le quotidien des catégories populaires et la restitution qu’en faisaient les partis voire certains médias, utilisant des euphémismes et des formules infantilisantes pour décrire une réalité assez sinistre où les conditions de vie se dégradaient et où se développait un sentiment d’insécurité culturelle comme l’a si justement analysé Laurent Bouvet. Mais il ne faut pas se tromper d’analyse. Le terrain social français n’est pas celui de la « guerre civile » entre communautés évoquée par Éric Zemmour ou l’extrême-droite. Il est celui de l’anomie, c’est-à-dire de l’absence d’une règle du jeu commune qui laisse les individus désemparés et fragilisés, enfermés dans une défiance endémique à l’égard des pouvoirs publics, attirés par le vote RN mais surtout par l’abstention et le retrait du débat citoyen.

La gauche peut-elle reconquérir du terrain en s'appuyant sur son influence dans la société d'ici la prochaine échéance électorale ? Que faudrait-il faire pour cela ?

La gauche a de l’influence dans la société française car la demande d’égalité y est très forte, bien plus que dans d’autres pays. Pour éviter l’enfermement dans des querelles de chapelles et des hystéries universitaires qui n’intéressent que très peu de monde, il faut revenir à la réalité sociale, celle de la divergence des intérêts et des problèmes de mobilité sociale. Prenons un exemple qui est particulièrement significatif. Il est tout de même sidérant de voir qu’aucun gouvernement de gauche n’a eu le courage de remettre en cause le mode de sélection des élites de l’État et l’ENA comme Emmanuel Macron a su le faire. Lorsqu’on est de gauche, il ne faut pas avoir peur de d’aborder les sujets qui fâchent, c’est-à-dire tous ceux qui touchent aux intérêts et pas seulement aux identités : une mobilité sociale entravée par le fait que l’État contrôle l’accès aux élites sur la base d’une vision archaïque de la sélection, un absence de reconnaissance sociale de tous ceux qui réussissent sans diplôme, un mépris institué pour tout ce qui relève de la technologie et de l’industrie, une mauvaise organisation de l’éducation nationale, une suppression des services publics de proximité. Plutôt que de jouer et de re-jouer la carte de la distribution des aides sociales et des bureaucraties de petits copains, la gauche aurait dû et devrait s’attaquer aux mécanismes qui produisent les inégalités et bloquent les innovations.

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