La révolution néo-libérale qui n'était pas celle défendue par les politiques français : quand le FMI et le G7 opèrent un revirement doctrinal dans l'indifférence des Européens<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
La révolution néo-libérale qui n'était pas celle défendue par les politiques français : quand le FMI et le G7 opèrent un revirement doctrinal dans l'indifférence des Européens
©Reuters

Aveugles et sourds

Les économistes Branko Milanovic, Dani Rodrik, Olivier Blanchard et Xavier Timbeau reviennent sur les récentes recommandations du FMI et du G7. Ces dernières mettent en évidence une remise en question de certains aspects du néolibéralisme et une prise de conscience de la nécessité des plans de relance. Pourtant, de leurs côtés, la France et l'Europe continuent d'appliquer et de promouvoir des politiques adoptant une logique inverse.

Olivier Blanchard

Olivier Blanchard

Olivier Blanchard est professeur de macro-économie, responsable du département d’économie du Massachusetts Institute of Technology (MIT). 

De 2008 à 2015, il a été chef économiste et directeur des études au Fonds monétaire international. 

Voir la bio »
Dani Rodrik

Dani Rodrik

Dani Rodrik est économiste. Ses domaines de recherches couvrent la mondialisation, la croissance économique, le développement et l'économie politique.
 
Il enseigne l'économie politique internationale à Harvard.
Voir la bio »
Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

Voir la bio »
Xavier Timbeau

Xavier Timbeau

Xavier Timbeau est directeur du département "Analyse et prévision" à l'Ofce.

Voir la bio »

Dans un article publié le 27 mai, et intitulé, "le néolibéralisme est-il survendu ?", trois économistes du FMI, Jonathan D. Ostry, Prakash Loungani, and Davide Furceri, remettent en question certains dogmes du néolibéralisme, dont, notamment, la volonté affichée des Etats de réduire coûte que coûte leurs dépenses publiques. Or, selon ces économistes, et dans le cas des "grands pays", ces politiques feraient "plus de mal que de bien". 

Atlantico : Dans une récente publication (voir ici), trois économistes du FMI pointent les bienfaits, mais également les méfaits du néolibéralisme du "consensus de Washington". Ils insistent notamment sur la libéralisation des flux de capitaux mais surtout sur le dogme de la consolidation fiscale et de la nécessité de la réduction de dette, en ce qui concerne les grands pays. Comment interpréter une telle évolution du FMI, qui a pourtant été un moteur de telles politiques ?

Branko Milanovic : Le FMI a effectivement été le fer de lance de la politique néolibérale de Washington. Néanmoins, un changement notable dans la politique défendue et menée par le FMI était déjà intervenu sous la direction de Dominique Strauss Kahn. En effet, à partir de la crise de 2008, le FMI a évolué car il s'est rendu compte des méfaits provoqués par le néolibéralisme à outrance. Cet article du FMI n'est donc pas totalement nouveau mais il marque une avancée supplémentaire dans sa réflexion et dans sa remise en question de certains aspects du néolibéralisme.

Par ailleurs, il est important de distinguer les travaux de recherche publiés par le FMI des actions plus opérationnelles menées dans certains pays. Ces dernières sont en effet encore influencées par un dogme néolibéral. Les résultats de la recherche et l'article que vous mentionnez ne correspondent donc pas encore à la politique actuelle du FMI dans certains pays. Il y a toujours un décalage : lorsque je travaillais à la Banque mondiale, nos recherches n'étaient pas forcément immédiatement acceptées par ceux qui travaillaient sur le terrain.

Olivier Blanchard : Il est impossible d’ignorer deux grands évènements économiques des deux dernières décennies. La crise financière et la récession mondiale qui a suivi. Et l’accroissement des inégalités. Les deux ont forcé les économistes en général, et le Fonds en particulier, à remettre en cause un certain nombre de conclusions, sur les dangers potentiels venant du système financier, sur l’utilisation des politiques économiques, et sur la valeur d’une croissance si elle ne profite pas à tous. Ce que vous observez, c’est ce cheminement intellectuel, qui est essentiel, et qui n’est certainement pas terminé.  

Xavier Timbeau : Ce n'est pas la moitié d'un paradoxe, effectivement ! La première chose que l'on peut dire c'est que les économistes du FMI ont su tirer les conclusions des observations faites sur les crises récentes, de celle des pays asiatiques à la crise de 2008, à la fois sur les conséquences d'un compte de capital très ouvert et des politiques budgétaires restrictives. Avant la grande Récession de 2008, la pensée du FMI était dominée par les travaux d'Alésina sur les contractions budgétaires qui accroissaient la croissance (dont les exemples célèbres du Canada ou des pays scandinaves) et d'un long processus de remise en cause de la régulation budgétaire keynésienne (dont Friedman a été l'un des artisans) mais aussi de l'injonction de réduction de l'Etat dans l'économie (l'Etat agile, centré sur les fonctions régaliennes). Ce dogme a explosé avec la grande Récession et plus on observe les données, plus on peut douter de sa validité. Ainsi, il est difficile de nier que :

1. les politiques budgétaires restrictives augmentent le chômage, et ce d'autant plus qu'on est déjà dans une récession,
2. les mouvements de capitaux à court terme accroissent l'instabilité des économies et font qu'un départ de crise se transforme en récession majeure. Comme Dani Rodrik l'a noté à propose des échanges commerciaux, il y a un intérêt décroissant à ouvrir un peu plus un compte de capital déjà ouvert et donc le bilan entre instabilité et ouverture devient franchement négatif. 
3. les inégalités ont fait une percée spectaculaire dans le débat, et bien que l'on pouvait en avoir l'intuition il y a 30 ans, on sait maintenant que la globalisation, surtout dans sa dimension financière ainsi que la réduction de l'état (le projet libertarien de Milton Friedman) aboutissent à l'explosion des inégalités et la capture complète des gains de plus de croissance par une fraction de la population. On découvre avec stupeur que la mondialisation a pu détériorer le sort d'une majorité des populations des pays riches et n'améliorer que marginalement celui des pauvres des pays pauvres.

La seconde chose que l'on peut dire est que pour effectuer ce revirement complet, il a fallu non seulement une séquence de crises violentes, mai sil a fallu aussi une diminution de l'hégémonie américaine sur le FMI et peut être il faut y voir aussi une conséquence du changement organisationnel que Dominique Strauss Khan a opéré au FMI quand il a été directeur général. Dès 2007, il avait renouvelé les équipes et la gouvernance en 2010. Son mandat a pris brutalement fin lorsqu'on a découvert qui était DSK, mais il a profondément réformé le FMI et on en voit peut être aujourd'hui les fruits.

Dani Rodrik : Tout d'abord, les opinions exprimées dans cet article ne sont pas institutionnelles. Cela ne reflète en rien la position officielle du FMI. Il s'agit simplement des opinions personnelles de trois chercheurs.

Ceci étant dit, il est indéniable que le FMI a évolué sur ces questions. L'organisation a depuis quelques années montré davantage de souplesse vis à vis du contrôle des capitaux et elle s'est éloignée de ses positions extrêmes en faveur de l'austérité dans la crise grecque. C'est une bonne chose que le FMI ait des positions plus "raisonnables" sur ces sujets. A l'instar du monde économique en général, le FMI commence à se diriger vers une évaluation de la mondialisation plus équilibrée (et en particulier de la mondialisation financière). 

Dans le même temps, le communiqué issu du G7 de Ise-Shima (voir ici) met l'accent sur la nécessité d'une relance mondiale, aussi bien monétaire, budgétaire que structurelle, afin de "renforcer la demande". Assistons-nous à un revirement doctrinal réel, ou s'agit-il de simples déclarations d'intention, n'ayant que peu de chances d'être suivies d'effets ?

Olivier Blanchard : Il n’y a pas revirement doctrinal, mais évolution. Le diagnostic, largement commun à tous les observateurs, est qu’un certain nombre de pays souffrent encore d’un déficit de demande. La question est de savoir si et comment on peut utiliser les politiques monétaires et budgétaires pour accélérer le retour en plein emploi. Vu les niveaux de dette publique, la réponse n’est pas évidente et doit être donnée au cas par cas. Certains pays ont probablement de la marge et l’utiliseront, d’autres non.  

Xavier Timbeau : L'inquiétude est réelle et les Etats Unis redoutent une déflation en Europe ou, pire, un scénario d'éclatement de l'euro. Mais pour faire une relance mondiale, il va falloir plus qu'un communiqué du G7. Les gouvernements de l'Europe y sont largement opposé, du gouvernement d'Angela Merkel à ceux des pays du nord de l'Europe, mais aussi à celui de François Hollande. Or, si relance mondiale il doit y avoir, c'est en Allemagne qu'elle commencera et en Europe qu'elle devra s'amplifier. C'est bien là que les injonctions risquent de finir comme l'eau sur le sable.

Dani Rodrik : Il est trop tôt pour parler de revirement doctrinal. Le consensus précédent, celui du fondamentalisme du marché et de l'adhésion sincère à la mondialisation s'est dissipé, mais aucun modèle cohérent ne l'a encore remplacé. Les responsables politiques ne font que répondre à des préoccupations pragmatiques. 

En prenant ces différentes recommandations au pied de la lettre, quelles seraient les actions à mettre en oeuvre en Europe afin d'en finir avec une crise qui sévit depuis près de 10 ans sur le continent ?

Branko Milanovic : Premièrement, le FMI n'a pas beaucoup d'influence sur les politiques et la situation européennes en dehors bien sûr de la Grèce où il joue un rôle très important et de l'Espagne et du Portugal où il a une influence indirecte sur les politiques menées.

Deuxièmement, outre la politique monétaire qui est décidée au niveau européen et a un grand impact sur la situation économique des Etats membres, de nombreux aspects relèvent de décisions purement nationales. Les pays européens se trouvent dans des situations très différentes : l'Espagne est en train de sortir de la récession mais le taux de chômage reste extrêmement élevé (notamment le chômage des jeunes) ; en France, le taux de croissance, en dépit d'une légère amélioration, reste proche de 0. L'Europe peut jouer un rôle sur les questions monétaires, mais c'est aussi au niveau national que les pays doivent agir s'ils veulent se diriger vers une croissance plus élevée qu'une croissance de 0 à 1% car à long terme, les pays européens ne peuvent se satisfaire d'un tel niveau de croissance.

Il me semble enfin que les politiques fiscales menées doivent changer et viser à réduire les inégalités, surtout celles qui frappent la jeunesse. L'Europe fait face à des taux de chômage des jeunes très élevés, à une insatisfaction de la jeunesse et à une précarité accrue. L'Angleterre est dans une situation quasiment similaire à celle d'avant la révolution industrielle : les jeunes doivent être prêts à travailler tous les jours sans avoir la garantie qu'ils travailleront et sans bénéfices sociaux. Une politique fiscale plus progressive que celle menée actuellement pourrait jouer un rôle sur les inégalités et les conditions précaires dont souffre la jeunesse.

Xavier Timbeau : L'Europe dispose de plusieurs outils, qui peuvent être actionnés indépendamment et qui traduisent des choix très différents sur le plan politique. Le premier levier est l'investissement. Le plan Juncker vise par exemple à accroître l'investissement productif privé en abaissant le coût du risque. Cela devrait rester très limité dans l'impact. Mais l'investissement peut inclure l'infrastructure publique, la recherche ou la dimension sociale (éduquer, lutter contre l'exclusion, la pauvreté, investir dans l'activité des femmes par la conciliation vie familiale et professionnelle). Si vous avez une fibre environnementale (pure rhétorique, on n'imagine mal quelqu'un qui nierait le réchauffement climatique, sérieusement), l'investissement dans la transition énergétique est une voie massive (plus de 2% du PIB européen, chaque année pourrait être consacré à cette transition, encore plus si on vise plus que la transition énergétique, c'est à dire la soutenabilité de nos économies). La crise migratoire est un autre sujet où l'humanisme peut appuyer un effort massif pour accueillir plusieurs millions de migrants qui allégeront d'ailleurs le poids de nos système de retraites. Bref, vous pouvez construire des fusées, des commissariats, des tribunaux, des éoliennes, des voitures électriques, des écoles, des centres de formation, des crèches, des résidences pour les étudiants et des logements intermédiaires et pour cela il suffit d'intégrer un peu de rationalité dans les règles budgétaires européennes en considérant que les investissements d'aujourd'hui ont des bienfaits demain et que la dette contractée se payera sans difficulté. Si en plus vous pouvez assurer que ces investissements seront efficaces, bien menés et ne seront pas détournés par telle ou telle gabegie, alors, vous avez une recette qui peut fonctionner.

L'investissement n'est pas pas le seul levier. Imposer un salaire minimum en Europe, spécifique à chaque pays mais s'appliquant strictement sur le territoire de chacun des Etats membres (ce qui suppose de résoudre la question des travailleurs détachés) vous disposerez d'un outil pour jouer à la fois sur les inégalités (primaires, ce qui est toujours mieux que d'utiliser des instruments de redistribution, dit secondaires) mais aussi pour lutter contre la déflation qui couve en Europe.

Dani Rodrik : La zone euro a le choix entre deux options. Soit elle choisit d'avancer significativement vers l'union fiscale et politique soit elle trouve un moyen de desserrer son intégration économique, monétaire et financière. Si elle continue à ne pas choisir, elle fera face à une succession de crises et ne pourra jamais se relever de façon significative. 

D'un point de vue franco-français, comment expliquer que les différents candidats à la prochaine présidentielle de 2017, aussi bien à droite qu'à gauche, ne semblent pas prendre pas en compte de telles recommandations ? Avec quelles conséquences ?

Branko Milanovic : Je vous répondrai en comparant les Etats Unis et la France.

Aux Etats Unis, le candidat à la primaire démocrate Bernie Sanders montre qu'une certaine gauche sociale-démocrate est en train de naître dans le pays. C'est assez inédit car le parti démocrate américain a toujours été un parti de centre-droite : les politiques de prestation sociale de Bill Clinton (welfare) étaient par exemple plus à droite que celles de Ronald Reagan. Avec Bernie Sanders, l'Amérique a désormais une gauche.

La France, de son côté, a perdu sa gauche. Le Parti socialiste est nominalement de gauche mais a une politique économique de centre-droite, incarnée par le ministre de l'Economie Emmanuel Macron. Quant, aux Républicains, ils sont eux aussi sur une ligne libérale.

Il me semble que le spectre politique français est plus à droite que le spectre politique américain. C'est un véritable renversement de situation. Alors que les politiques de flexibilisation et le consensus de Washington sont progressivement abandonnés, la France est, d'un point de vue économique,  à contre-courant de ce que l'on constate ailleurs.

Xavier Timbeau : Keynes dans une phrase souvent cité fait référence à ceux qui se réclament du pragmatisme mais sont sous l'emprise d'un économiste mort. On parle alors d'idées zombies qui ne sont ni vivantes ni mortes. Face au désenchantement qu'ils croient percevoir chez leurs électeurs, nos hommes politiques s'obligent au pragmatisme et sont aussitôt sous l'influence du vieux dogme néolibéral auquel plus personne ne croit. Comme ils sont pragmatiques, ils ne s'y réfèrent pas explicitement, mais sans réfléchir, veulent réduire l'Etat, baisser les impôts, accroître la concurrence, libérer les forces vives (un vieux thème romantique du retour aux énergies primaires épuisées par la décadence) et, redresser le pays comme un chef de famille le ferait de son ménage. Dans un monde de plus en plus complexe, lorsque la souveraineté n'est plus que partagée dans lequel les enjeux stratégiques sont majeurs (à commencer par celui du changement climatique), l'appel au "bon sens" est compréhensible. Des Etats Unis aux scènes politiques européennes on voit avec le même effroi les discours simplistes balayer la construction d'un projet complexe. Et c'est comme ça que l'on provoque le désastre.

Propos recueillis par Emilia Capitaine

Le sujet vous intéresse ?

À Lire Aussi

Quand l’homme qui explique mieux que personne le vice de construction de la zone euro alerte sur la grande fragilité de la démocratie libéraleInégalités, mondialisation, populisme : entretien avec Branko Milanovic, l’auteur du livre choc pour tout comprendre à la spirale infernale dans laquelle se débattent les sociétés occidentalesLe FMI se fracture autour du "néolibéralisme"

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !