"La puissance du marché" ? L'élite française n'a rien compris aux travaux du Nobel d'économie Jean Tirole (et pourquoi c'est grave)<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Comité Nobel a récompensé Jean Tirole pour son travail sur le "market power".
Le Comité Nobel a récompensé Jean Tirole pour son travail sur le "market power".
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Le buzz du biz

Comme ni les politiques, ni les journalistes n’avaient suivi ses recherches, les médias ont fait une double erreur en tentant d'expliquer au grand public les travaux du prix Nobel d'économie Jean Tirole, confondant les notions de "puissance du marché" et "pouvoir de marché". Décryptage comme chaque semaine dans la chronique du "Buzz du biz".

Erwan Le Noan

Erwan Le Noan

Erwan Le Noan est consultant en stratégie et président d’une association qui prépare les lycéens de ZEP aux concours des grandes écoles et à l’entrée dans l’enseignement supérieur.

Avocat de formation, spécialisé en droit de la concurrence, il a été rapporteur de groupes de travail économiques et collabore à plusieurs think tanks. Il enseigne le droit et la macro-économie à Sciences Po (IEP Paris).

Il écrit sur www.toujourspluslibre.com

Twitter : @erwanlenoan

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Le marché est puissant. Très puissant. Ce n’est pas un libéral qui dira le contraire. Et à en croire les annonces faites par la presse à la suite de l’attribution du prix Nobel d’économie, pas Jean Tirole non plus. Au début de la semaine, les déclarations se sont ainsi multipliées pour saluer son analyse de la "puissance du marché". Applaudissements dans les médias. Consternation chez les économistes ; non sur le prix et son lauréat, mais sur les lacunes des journalistes… Paradoxalement, ce beau moment de gloire française a dessiné en creux quelques unes des faiblesses qui pèsent lourdement sur notre existence dans la mondialisation.

Jean Tirole est un économiste de la Toulouse School of Economics (TSE). En économie, le centre toulousain est un peu devenu "the place to be" en France et au-delà, un centre de recherche très reconnu, un lieu de production académique très exigeant et performant. Les meilleurs économistes y travaillent, y enseignent ou y passent. On y trouve des laboratoires réputés. Les publications sont le résultat de mois et d’années de recherches très poussées, sur des sujets complexes, qui aident à faire évoluer la compréhension du monde économique et social. La TSE est un centre universitaire totalement intégré dans le monde : les travaux sont en anglais, les étudiants sont internationaux, les financements diversifiés.

Ce succès extraordinaire de TSE contraste, en creux, avec les lacunes catastrophiques de l’enseignement supérieur français. Ce 15 octobre, la Fondation pour l’innovation politique recevait pour un débat autour de Dominique Reynié, François Garçon, universitaire qui vient de publier un livre sur le modèle d’enseignement suisse. Sa présentation (bientôt disponible en ligne) est édifiante. Il a rappelé que là où la France peut se targuer d’un prix Nobel, l’Ecole polytechnique de Zurich (ETH) en a 21 à elle seule. Les établissements de notre petit voisin, inscrits dans la concurrence mondiale, sont reconnus pour leur performance et leurs résultats : 5 se situent dans le top 100 du classement de Shanghai. A l’inverse, la faiblesse de l’enseignement supérieur français est édifiante car, dans le contexte économique international actuel, c’est lui qui devrait fournir les sources de l’innovation permanente qui permet de croître.

Si l’enseignement supérieur français reste en retard, c’est peut-être en partie parce que la culture économique et scientifique se diffuse mal dans la société française. Les Français aiment les humanités et si le pays a de brillants chercheurs, ceux-ci passent par des voies d’excellence réservées à une minorité. Dans le même temps, l’élite française se désintéresse totalement de leurs travaux.

Ce qui a été marquant dans l’attribution du prix Nobel à Jean Tirole, c’est que personne ne s’est aventuré à expliquer réellement ce sur quoi portaient ses travaux. Dit autrement, aucun journaliste, aucun politique n’avait réellement suivi ses recherches, n’avait pris la peine de s’en informer et, le moment venu, n’a été capable de les restituer au grand public. Plusieurs médias ont même parlé, donc, de sa recherche sur la "puissance du marché" (comme s’il était surprenant qu’un économiste croit au marché)… Pathétique erreur : le Comité Nobel a récompensé Jean Tirole pour son travail sur le "market power" (en anglais), qui est une notion économique qu’on traduit par "pouvoir de marché" et qui correspond, grossièrement, à la capacité d’une firme importante à influencer son environnement concurrentiel (rien à voir, donc, avec une "puissance du marché"). En clair : non seulement la presse française ne connaît pas l’économie, mais en plus elle ne parle pas anglais.

L’anecdote est croustillante. Elle est également inquiétante. Comment la France peut-elle s’inscrire aisément dans la mondialisation et la concurrence quand ses élites, et notamment celles chargées de la diffusion de la connaissance, ne comprennent rien aux travaux académiques produits chez nous qui expliquent le monde d’aujourd’hui et préparent le monde de demain ?

L’attribution du Nobel à Jean Tirole est une excellente nouvelle. Elle montre le talent de la France. Manuel Valls s’en est servi pour ironiser sur le "french bashing" : il a eu tort, car il a oublié que ce prix montrait en creux nos cruelles faiblesses, notre incapacité à faire face à la mondialisation.

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