Tabula rasa
La présidentielle du “Qu’ils s’en aillent tous!” ? L’erreur d'analyse fondamentale des théoriciens du degagisme comme Jean-Luc Mélenchon
Tous dehors ! Si le "dégagisme" de Mélenchon séduit un large électorat au-delà de son parti, c'est parce les Français sont excédés par les affaires politiques. Mais ils demandent une moralisation expresse de la vie politique pas une table rase ; car les Français ne disent pas "dégage" à tout, et semble-t-il, n'ont pas encore majoritairement embrassé le gauchisme économique !
Jean Petaux
Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).
Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.
Sylvain Boulouque
Sylvain Boulouque est historien, spécialiste du communisme, de l'anarchisme, du syndicalisme et de l'extrême gauche. Il est l'auteur de Mensonges en gilet jaune : Quand les réseaux sociaux et les bobards d'État font l'histoire (Serge Safran éditeur) ou bien encore de La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017), à la Fondapol (Fondation pour l'innovation politique).
Atlantico : Le "dégagisme", concept repris par Jean-Luc Mélenchon et qui considère qu'il faut se débarrasser de tous ceux qui ont touché de près ou de loin au pouvoir ces dernières années semble séduire de nombreux électeurs, tant la volonté de "nouveaux hommes" est forte dans l'opinion. Mais Jean-Luc Mélenchon, ou Marine Le Pen à l'autre bord, ne négligent-ils pas la différence entre rejet des hommes et rejet des idée ou des méthodes ?
Jean Petaux : Le « dégagisme » est un néologisme qui a été construit à partir d’un des mots totems du printemps arabe et de la toute première manifestation des « révolutions », celle dite « de Jasmin », la tunisienne. Les manifestants, à la fin de l’année 2010 ont scandé le nom du dictateur Ben Ali en l’assortissant de l’injonction suivante : « Dégage ». Il a été repris (en arabe et en français d’ailleurs à destination de Moubarak, en Egypte. Le mot est lui-même ambigu. Il signifie, nous dit ce cher Alain Rey dans « Le Dictionnaire historique de la Langue française » aussi bien « sortir d’un mauvais pas, libérer, ouvrir » que « sortir d’un gage » autrement dit « libérer de l’état de gagé ». Ce serait donc plutôt, d’un strict point de vue littéraire un acte positif et mélioratif. Pour ne pas dire performatif. Pas du tout hostile et péjoratif.
Sylvain Boulouque : Il faut revenir sur cette notion de dégagisme qui a trouvé une utilité rhétorique importante chez Jean-Luc Mélenchon. Plusieurs influences sont à dégager. La première est directement liée aux Révolutions Arabes : dans les rues du Caire, les manifestants criaient « Dégage ! » à Moubarak. Même son de cloche à Tunis. Jean-Luc Mélenchon avait aussi usé plus tôt dans sa carrière de l’idée d’un « coup de balai » dans les années 2010-2011 (et reprenant pour cela une affiche de la SFIO datant 1932). Il s’agissait déjà de nettoyer la vie politique. Auparavant, il avait déjà publié : « Qu’ils s’en aillent tous ! ». Cette volonté de changer le personnel politique, c’est celle qu’il observe dans son précédent historique, celui de la Convention en 1792.
La question à partir de ce constat, c’est de savoir si la société française souhaite faire sa révolution comme le veut Jean-Luc Mélenchon et donc se débarrasser radicalement de ses élites, ou si la vraie volonté est de changer la propension qu’ont les élites à multiplier les affaires et abus de pouvoir. On connait les liens entre pouvoir et corruption, et la faiblesse de la nature humaine sur ce point, à toute place. Il y a toujours 10% de personnes qui détournent le système.
Ce qui est étonnant, c’est de voir que les candidats qui se disent partisan du coup de balai (Macron, Le Pen et Mélenchon principalement) sont des purs produits du système. Marine Le Pen a toujours vécu et baigné dans le monde politique, à commencer dans sa famille. Jean-Luc Mélenchon, qui fait de la politique depuis le lycée, a longtemps été au Parti socialiste, pour qui il fut même sénateur pendant de nombreuses années. Emmanuel Macron est lui aussi un parfait enfant du sérail, même s’il a été financier pendant quelque temps : il a toujours fait de la politique. Le rejet du politique est donc plus complexe que le simple dégagisme aujourd’hui, il s’insère dans une posture.
De nombreux responsables politiques indiquent que les Français ne croient plus à l'Europe, au libre échange, à la mondialisation, à la financiarisation du monde actuel. Mais n'est-ce pas davantage leur fonctionnement qui est aujourd'hui en cause ? Mélenchon ne se trompe-t-il pas lourdement par exemple en croyant que la France pourrait embrasser le marxisme ou le gauchisme économique ?
Jean Petaux : Mélenchon ne se trompe pas, il trompe les Français qui le croient et adhèrent à son message. Cela n’est pas du tout la même chose. Mélenchon est un cynique absolu qui fait « profession politique » depuis 1972 quand il s’est engagé dans les rangs de l’Organisation Communiste Internationale (OCI), une des composantes trotskystes que l’on va nommer aussi « les Lambertistes » (du nom de leur leader Lambert). L’OCI va compter nombre de figures du futur Parti Socialiste : Lionel Jospin va y militer dans les années 60 ; Jean-Christophe Cambadélis en est membre ; comme nombre d’intellectuels, d’artistes, de journalistes. Ils ont en commun deux « valeurs » chevillées au cœur : un anti-communisme absolu fondé sur l’anti-stalinisme (Staline n’est, pour eux, que l’assassin de leur héros Léon Trotski) et une volonté farouche de peser de l’intérieur sur le destin du futur premier parti de France, le PS (tactique de l’entrisme). Mélenchon est évidemment de ces professionnels de la politique qui ont fait de leur vie militante une forme de sacerdoce laïc et absolu, recouvert par une couche d’humanisme philanthropique qui ne nuit pas pour la partie « réseaux » de la démarche et de son cursus politique (et électif…).
Sylvain Boulouque : On fait aujourd’hui de l’Europe le bouc-émissaire des problèmes internationaux. On part généralement du principe que ce sont les institutions qui sont mauvais. A partir de ce moment-là, on a une partie de la population qui partage ce point de vue. Mais ce constat fait, on se rend compte que c’est plus compliqué. Le problème qu’on est dans une société qui a radicalement évolué ces dernières années. Elle est pénétrée par toutes ces réalités : Europe, libre-échange, mondialisation, financiarisation, et dans le même temps, tous les travaux lourds et pénibles de la société industrielle sont en train de disparaitre. Même les emplois techniques ou de bureau sont en train de changer de nature dans la mesure où les machines commencent à pouvoir remplacer bien des fonctions. Ce qu’on observe, c’est que selon les orientations politiques, on arrive généralement toujours à ces mêmes constats, qui est celui de dire que la machine est détraquée. Mais le choix politique pour le remplacer n’emballe pas de façon égale les électeurs, et pour l’instant, le choix des candidats du coup de balai n’a jamais remporté de réel victoire sinon celle de l’assentiment de l’importance de faire quelque chose. Et ces facteurs ne sont pas corrélés pour tous.
Ce qui fait qu’il y a trois formes de rejet : l’anticapitalisme de gauche d’une part, le repli nationaliste, ou le repli religieux. Ces radicalités souffrent aussi de formes toujours extrêmes qui agissent en repoussoir pour les électeurs, et empêchent donc toute véritable victoire. C’est dans cette position que se trouve Mélenchon, qui ne peut pas confondre la sympathie qu’il récolte pour la dénonciation du système et l’adhésion réelle à un programme révolutionnaire d’extrême-gauche.
Qu'en est-il d'Emmanuel Macron ? Dans quelle mesure pourrait-il représenter avec Jean-Luc Mélenchon les revers de la même médaille sur cette confusion entre hommes et idées, négligeant que si les Français sont révolutionnaires, c'est d'abord parce qu'ils sont conservateurs (illustrant le mot fameux de Lampedusa : "il faut que tout change pour que rien ne change") ?
Jean Petaux : Autant comme j’ai pu dire combien Mélenchon et Le Pen me semblent proches et, justement, pour reprendre votre image, les deux faces d’une même médaille, autant comme cette comparaison ne me parait pas correspondre au « cas Macron » comparé au « cas Mélenchon ». En réalité Macron n’est pas en train de surfer sur « sortez les sortants ». Il devient crédible et s’affirme comme un des candidats qui vont compter uniquement parce qu’il ne dit rien du contenu précis de son programme. En réalité Macron « fait » du Macron. Comme il a eu tendance à le faire à Bercy : il survole, plutôt à grande vitesse, une réalité en mouvement qui exprime (aussi) un désir de transformation sociale et sociétale. Fort de ce passage à plus ou moins haute altitude il va engager rapidement quelques réformes « cosmétiques ». Plus spectaculaires (à l’identique des « bus Macron ») que profondes.
Sylvain Boulouque : Il y a à mon sens deux tendances. Il y a une « tradition » révolutionnaire en France, ne serait-ce que depuis 1989, et en ce sens, il y a un « appétit » pour le renouvellement brusque de la société que retranscrit la popularité du « coup de balai ». Mais c’est une tendance protéiforme depuis la mondialisation comme on l’a vue. Cependant, il existe une logique plus conservatrice qu’illustre bien Emmanuel Macron : changer de tête et de style sans bouleverser la société. C’est l’esprit de sa « Révolution ». Il veut rendre le système, qu’il trouve vermoulu par du bureaucratisme, plus efficace. Il n’y a pas d’hostilité à la machine, mais il s’agit d’améliorer les rouages. Mélenchon veut changer toute la machine. Ce sont deux logiques différentes.
La question du renouvellement elle-même dépasse les trois candidats cités plus haut. Elle concerne aussi Fillon ou Hamon. Ce qui montre l’importance de changer de personnel pour ceux qui ne se contentent pas de changer mais veulent remplacer l’élite actuelle. C’est criant au FN, où il y a une génération de trentenaires ambitieux qui gravit peu à peu les marches du parti avec l’ambition de remplacer leurs confrères vieillissant de droite et de gauche. Ils attendent leurs tours. C’est un phénomène beaucoup moins important à la France Insoumise, car Mélenchon occupe toutes les places aujourd’hui. Il l’affirme, il ne veut pas gouverner. Mais il apparaît que de nombreux français cherchent aujourd’hui de vrais hommes politiques. Et c’est un casse-tête pour ceux qui n’en ont pas assez…
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