La grande séparation : les salariés d’en haut croisent de moins en moins ceux d’en bas <!-- --> | Atlantico.fr
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Des travailleurs lors de leur pause déjeuner dans le quartier de La Défense.
Des travailleurs lors de leur pause déjeuner dans le quartier de La Défense.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Isolement

La ségrégation au travail entre salariés bien payés et salariés en bas de l’échelle augmente partout, et même dans des pays qui représentent pourtant une diversité de modèles économiques, selon une étude d'Olivier Godechot, directeur de recherche CNRS au CRIS et professeur à Sciences Po, et du groupe collectif COIN constitué de chercheurs.

Olivier Godechot

Olivier Godechot

Olivier Godechot est sociologue, chargé de recherche CNRS au Centre Maurice Halbwachs.

Il est l'auteur de Les traders : Essai de sociologie des marchés financiers (La Découverte, 2001) et de l'étude La finance, facteur d'inégalités.

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Atlantico : Dans votre récente étude, vous avez souligné que les lieux de travail étaient de plus en plus touchés par la ségrégation. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Olivier Godechot : Avant cela, j’avais remarqué dans mes précédentes enquêtes que, dans le monde de la finance, les salariés plutôt moyennement rémunérés du secteur bancaire classique et les salariés très bien payés des salles de marché étaient très largement séparés. J’avais donc l’intuition qu’un processus de ségrégation important se déroulait au travail. J’ai voulu le tester au-delà du secteur financier et j’ai intégré un groupe collectif appelé COIN constitué de chercheurs qui avaient accès à des données similaires et de bonne qualité, permettant de mesurer le degré de ségrégation dans une douzaine de pays sur trente ans. On a commencé à travailler dessus en 2016.

Nous obtenons un résultat très simple et très net : la ségrégation au travail entre salariés bien payés et salariés en bas de l’échelle augmente partout, et ce dans des pays qui représentent pourtant une diversité de modèles économiques : des économies libérales comme le Canada, « social-démocrates » dans les pays scandinaves, des modèles plus corporatistes en France, aux Pays-Bas et en Allemagne, des anciens pays socialistes comme la Tchéquie ou la Hongrie, ou encore des modèles économiques propres à l’Asie orientale comme au Japon ou en Corée du Sud.

De manière générale, ce sont surtout les salariés du haut de l’échelle qui se séparent des autres salariés. En moyenne, sur l’ensemble des douze pays, les salariés du top 10 % national avaient en 1991 28 % de leurs collègues qui faisaient également partie du top 10 %. En 2017, ce taux « d’isolement » social était de 34 %. Cet isolement du top 10 % augmente à un rythme plus ou moins soutenu selon les pays. En France, par exemple, sa croissance est très prononcée : le taux d’isolement des salariés du top 10 % passe ainsi de 26 % à 36 %. Plus spectaculaire encore est la croissance en France de l’isolement du top 1 %. En 1991, 9 % de leurs collègues faisaient aussi partie du top 1 %. Aujourd’hui, ce sont 16 % de leurs collègues qui en font partie. Ce taux d’isolement augmente donc à un taux de croissance de +3 % par an ! Le top 1 % a aujourd’hui 4 fois plus de collègues appartenant aussi au top 1 % que de collègues faisant partie du quart du bas de la hiérarchie des salaires.

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Avez-vous des éléments d’explication de cette hausse de l’isolement ?

On a essayé de caractériser les causes qui expliquent cette évolution. Quand on approche l’élite salariale avec une notion de top 10 %, on tombe sur trois grands facteurs :

- La désindustrialisation des économies : dans le secteur industriel, il y avait des formes de coprésence dans les usines. On y trouvait les différents maillons de la chaîne, aussi bien des ouvriers que des ingénieurs. La baisse de ce secteur a conduit un certain nombre de salariés vers le secteur tertiaire. Dans le secteur tertiaire, la polarisation est plus forte, avec d’une part une concentration importante des salariés dans des branches très bien payées telles que la finance et d’autre part une autre concentration des salariés mal payés dans la restauration ou le commerce.

- Les restructurations d’entreprise, qui prennent plusieurs formes. Pour l’étude, on a d’abord regardé les effets de la baisse des effectifs sur l’isolement du top 10 % dans l’ensemble des 12 pays. On observe que quand la taille diminue, l’isolement des salariés du haut de la hiérarchie augmente. L’emploi se réduit par le bas et permet une plus grande concentration du haut de la hiérarchie. En France, nos données très détaillées permettent d’isoler plusieurs types de restructurations qui ont contribué à ce phénomène : le premier est l’externalisation et la sous-traitance, avec des entreprises qui réduisent leur activité sur leur cœur de métier et se débarrassent de toutes les fonctions qui ne sont pas essentielles, en déléguant les tâches « ingrates » à des prestataires extérieurs. Il y a également les délocalisations ou encore les licenciements, qui ont touché davantage les salariés du bas. Cela a contribué à diminuer les chances d’interaction au travail.

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- L’automatisation. Les lieux de production et les lieux de conception se séparent de manière générale. L’automatisation permet un contrôle des salariés à distance et facilite les processus de sous-traitance et de ségrégation des salariés.

Pourquoi doit-on se soucier de cette ségrégation ?

Le travail est un lieu de socialisation majeur, donc cela doit nous interpeller. On passe plus de temps à échanger avec des gens au travail qu’avec ses voisins.

La mixité sociale permet entre autres un meilleur dialogue et une meilleure compréhension au sein de la structure sociale et a des effets redistributifs concrets, avec une circulation des opportunités de proche en proche, du haut vers le bas, comme l’information sur l’emploi. Cela favorise une plus grande mobilité sociale. Si les opportunités circulent dans un groupe fermé des salariés de l’élite, ce à quoi on assiste aujourd’hui, cela sclérose les sociétés et a un effet délétère sur la mobilité sociale.

Le travail est aussi un lieu de distribution de la valeur ajoutée où les demandes de hausse de salaire et de meilleures conditions de travail se confrontent sur un même lieu. Si la ségrégation s’aggrave, les salariés du haut de la hiérarchie ne vont pas avoir toutes les informations concernant les conditions de travail des plus modestes. Cela peut conduire ceux du bas à avoir le sentiment d’être mis de côté et alimenter leur frustration. On pourrait ainsi faire l’hypothèse (à vérifier) que cela favoriserait l’émergence de mouvements de contestation, comme les gilets jaunes.

Cette ségrégation socio-économique permettrait aussi de comprendre la brutalité de certaines décisions du gouvernement, comme la réforme des retraites. Dans un monde du travail de plus en plus ségrégué, les personnes impliquées dans ces réformes (que ce soit les ministres, les députés, les conseillers, les consultants, etc.) et leurs proches sont très peu directement ou indirectement exposées au bas de la hiérarchie salariale. Elles ignorent largement donc les conditions de travail, les aspirations et les revendications des personnes en bas de la hiérarchie.

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