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La France, cette île perdue au milieu des océans ? Tout ce que révèle (aussi) ce dont Emmanuel Macron n’a PAS parlé
©LUDOVIC MARIN / AFP

Capitaine abandonné

Dans son intervention, Emmanuel Macron a beaucoup insisté sur la méthode qu'il souhaitait continuer à transformer pour l'adapter aux exigences des Français et à la compréhension par ceux-ci de l'action du gouvernement. Cependant, les raisons qui justifiaient ces transformations, notamment l'importance de la mondialisation et de ses conséquences, semblent avoir été éludées.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Comment expliquer que ce discours qui visait à donner une perspective large de ce que sera dans les prochains mois la politique gouvernementale n'ait pas abordé certains échelons d'analyse de la crise actuelle ?

Edouard Husson : En fait, si vous écoutez l’ensemble de l’événement: tout d’abord le monologue d’une heure du Président puis l’heure de questions et réponses, vous avez une sorte de réédition des séances du Grand Débat. Les journalistes ont joué le rôle des Français invités à ces séances. En fait, depuis le début janvier, Emmanuel Macron cherche à reprendre la maîtrise et à se redonner du temps. Cela donne cette forme inlassablement répétée: une succession de longues déclarations du Président entrecoupée de questions, en général peu embarrassantes. 

On se rappelle que Chantal Jouanno, lorsqu’elle avait été sollicitée, avait proposé un tout autre style de débat national, à l’écart duquel le Président se serait tenu, pour laisser véritablement la nation débattre. L’ancienne ministre de Nicolas Sarkozy a été livrée en pâture aux médias pour avoir défendu mordicus cette proposition. Le Président a voulu à tout prix maîtriser le grand débat d’un bout à l’autre. S’il y a changement de méthode, avec plus de décentralisation, c’est le sien; si erreurs il y a eu, c’est de la faute de l’administration - et d’ailleurs « supprimons l’ENA pour la refaire plus belle ». Mais le sentiment que l’on a - et quelques journalistes l’ont exprimé -  c’est que le président n’a pas vraiment répondu aux questions des Gilets Jaunes: au fond, il ne sort pas du cadre imposé par les exigences budgétaires européennes; or il annonce beaucoup de dépenses supplémentaires: non fermeture d’hôpitaux et d’écoles; non-suppression de postes de fonctionnaires; réindexation des retraites etc.... Et comme il ne veut pas apparaître comme dépensier, il prend la question du temps de travail. Mais il l’aborde de biais car il sait qu’il risque de mettre les Gilets jaunes à nouveau très en colère s’il dit trop ouvertement « travailler plus ». 

Si l’on ajoute que pas grand chose n’est dit sur le contexte international de transformation de l’économie mondiale, alors, oui, vous avez raison, certains points essentiels sont escamotés. 

Christophe Boutin : On peut l’expliquer en tenant compte à la fois du but de cette suite inédite de déclaration initiale et de conférence de presse, et du monde dans lequel vit Emmanuel Macron. Commençons par le dernier point. Emmanuel Macron considère sans doute que la mondialisation est à la fois inéluctable et globalement bénéfique à nos sociétés, et que si elle entraîne des conséquences négatives pour certains, ce serait compensé par un progrès dont, au bout du compte, une majorité de la population française, sinon sa totalité, pourrait profiter. S’il élude la question, effectivement peu évoquée, ce n’est donc pas parce qu’il en minimise la portée.

 Le second point joue donc ici un rôle plus important. De quoi s’agissait-il ce 25 avril au soir ? De deux choses. D’abord, de trouver une conclusion à ce « Grand débat national » que le Président avait voulu et mené. Un Grand débat qui a permis d’entendre des citoyens s’interrogeant parfois sur les révolutions que connaît le monde dans lequel ils vivent, et attendant de leurs politiques une réponse qui soit à même de calmer les angoisses générées par ces changements. Dans ce cadre, perdre du temps à décrire un phénomène extérieur, non maîtrisé par notre nation – et peut-être, selon certains au moins, non maîtrisable par une nation – n’aurait été d’aucun effet. Comme l’a fort bien dit Emmanuel Macron en évoquant les demandes des « Gilets jaunes », il y a au cœur des revendications actuellement présentes en France la volonté de nos concitoyens de retrouver le contrôle sur leur avenir, de « maîtriser notre destin et nos vies », et ce serait alors une bien curieuse réponse que d’insister sur une mondialisation à laquelle nous serions seulement tenus de nous adapter.

 En sus de ce premier élément, il s’agissait aussi de remettre en scène un Président de la République dans un rôle renvoyant aux principes de la Cinquième république. C’est-à-dire, d’abord, un Président qui n’organise pas tout dans le détail – et Emmanuel Macron écartera ainsi les questions trop précises de certains journalistes, sur des chiffrages de ses projets ou de leurs conséquences, en revoyant au gouvernement le soin de régler de tels détails -, mais un Président qui fixe de grands objectifs, cette « feuille de route » qui porte maintenant à l’horizon 2025. C’est aussi, ensuite, un Président qui a une volonté propre. « J’assume » aura certainement été le terme le plus employé par Emmanuel Macron tout au long de la soirée. Il assume tout, les petites phrases incomprises et les brouilles avec l’Allemagne, les réformes mal présentées et le recrutement de Benalla, et assume aussi pleinement et la solitude et la responsabilité de celui qui est titulaire du pouvoir - tout en se refusant à faire ce mea culpa que certains journalistes lui demandèrent. Mais une telle image du Président se satisfait mal d’un rapport à une mondialisation qui le dépasserait.

 C’est un choix politique clair, il s’agissait de redéfinir un « art d’être Français », et comme tel de s’affirmer dans le monde – mondialisation ou pas –, et non de s’en tenir à une sorte de fatalisme. Pour autant, soyons clair : les projets d’Emmanuel Macron ne s’opposent en rien à la mondialisation, tout au plus s’agit-il de tenter d’y avoir une meilleure place. C’est la limite de l’exercice « volontariste », mais elle est très certainement « assumée » elle aussi.

Voyez-vous d'autres aspects oubliés dans cette intervention ? Si oui, comment analysez-vous leur absence ?

Edouard Husson : Emmanuel Macron faisait penser ce soir à John Cleese dans Fawlty Towers: le personnage de Basil, tenancier de l’hôtel au centre de cette série britannique des années 1970, ne veut jamais reconnaître qu’il a tort. Et, quand il doit changer d’avis, parce qu’il n’a pas d’autre choix, il fait tout pour donner l’impression qu’en fait il ne vire pas de bord. Cela explique, en particulier, que le Président ait très peu parlé, en fait des Gilets Jaunes. Il a concédé du bout des lèvres la légitimité du mouvement au début des manifestations; puis il est retombé dans les accusations vis-à-vis du mouvement, sur un mode aussi contenu que possible, pour ne pas jeter à nouveau de l’huile sur le feu - du moins le pense-t-il.

Néanmoins, on peut dire sans se tromper que les Français qui avaient le droit d’espérer des mesures à leur encontre allant encore plus loin que les concessions budgétaires du 10 décembre 2018, n’ont pas été véritablement pris en considération. Tout se passe comme si Emmanuel Macron avait parlé de tout le monde, s’était adressé à chacun....sauf aux Gilets Jaunes. Il s’est accroché à la formule d’une journaliste faisant allusion de ces gens qui avaient, en se levant le matin, une « boule au ventre ». Mais c’était sans doute uniquement parce que cet homme, qui nous rejouait pour la nième fois son grand oral de cette ENA qu’il voudrait bien supprimer, comprenait l’expression. Nous avons eu, devant nous, un homme qui au fond ne parlait que de lui-même et les premiers journalistes, qui l’ont interrogé sur ses états d’âme, ont renforcé cet effet. Je ne sais pas ce que diront les sondages dans la durée. Mais il n’est pas étonnant qu’un sondage publié par Le Figaro hier soir ait dit que 63% des Français n’avaient pas été convaincus. 


Cette intervention a pu être annoncée comme l'acte fondateur d'un acte II du quinquennat. Cette qualification peut-elle être retenue, ou est-ce que la continuité l'emporte sur la rupture ?

 Christophe Boutin : De manière amusante, Emmanuel Macron récusa un terme d’Acte, qu’il a estimé très connoté « Gilets jaunes » et manifestations du samedi – tout comme il écarta le terme de « nouveau départ », qu’on n’utilise dit-il dans les relations amoureuses que lorsqu’elles sont au plus mal. Et de fait, malgré les dizaines de chantiers ouverts, c’est bien de continuité qu’il s’agit. À aucun moment par exemple le Président n’est revenu sur des réformes passées importantes, les « assumant » toutes avec leurs conséquences – à peine se proposa-t-il de réévaluer en 2020 l’effet réel de la suppression de l’ISF sur les investissements qui devaient en découler. La politique menée par le gouvernement depuis son élection était la bonne, elle produirait d’ailleurs déjà ses fruits bénéfiques, on ne changera donc rien. « Nous n’avons pas fait fausse route, et c’est même tout le contraire » déclara celui qui se reproche seulement que les transformations n’aient pas été assez « rapides, radicales et humaines »

 On ne change rien sur les projets institutionnels qui sont en germe depuis sa campagne électorale : réduction par exemple du nombre de parlementaires – pour faire plaisir à Gérard Larcher Emmanuel Macron accepte seulement d’envisager de ne réduire ce nombre que de 25% et non de 30% -, ou introduction d’une dose de proportionnelle (20% des sièges). Croyant aux élus et à la démocratie représentative, il n’accepte qu’à peine d’ouvrir le référendum dit « d’initiative partagée » (art. 11 Const.), en permettant, si on l’a bien compris, à côté de l’initiative du cinquième des membres du Parlement, une initiative d’un million d’électeurs – mais peut-être même ne s’agit-il ici que du soutien nécessaire à l’initiative parlementaire - et ce n’est qu’au niveau local que des pétitions de citoyens permettraient d’obliger les conseils concernés à se saisir d’une question. Il y aura par ailleurs une nouvelle décentralisation, avec une « différenciation territoriale », et une déconcentration parallèle, avec renforcement du rôle des préfets et répartition dans chaque canton de maisons des services publics. Et, bien sûr, une réforme de la haute fonction publique, avec la suppression de l’ENA et un nouveau mode de recrutement, pour qu’elle soit à l’image de la société… et recrutée sur une base méritocratique, un « et en même temps » aussi typique de la pensée macronienne que difficile à réaliser.

 Dans le domaine économique la constance est la même : on ne revient pas par exemple sur la suppression de l’ISF, on rappelle les mesures prises le 10 décembre en faveur des plus démunis, on promeut intéressement et participation dans les entreprises. On est donc loin de la rupture qui était annoncée : ici encore on continue sur la logique des réformes entreprises, en corrigeant à la marge - tout en « assumant » - certaines erreurs ou approximations, comme lorsque l’on revient à l’indexation des retraites de moins de 2.000 €. Ceux qui rêvaient au « tournant social »  du quinquennat en seront pour leurs frais.

L'intervention devait répondre aux exigences des prochaines élections européennes - peu abordées sinon sous l'angle des frontières et celui de l'écologie - et des Gilets jaunes. Comment analyser politiquement l'intervention d'Emmanuel Macron dans le cadre de cette double injonction, des Gilets jaunes aux élections européennes ? 

Edouard Husson : A vrai dire, on est curieux de voir le chiffrage des mesures annoncées par Emmanuel Macron. Si vraiment le gouvernement mettait en œuvre tout ce que le Président a annoncé, on est durablement au-dessus des 3% du PIB en termes de déficit - même si Emmanuel Macron affirme qu’il ne change pas de cap. La presse allemande parue dans les heures qui ont suivi la conférence de presse ne s’est pas encore emparée du sujet budgétaire. Mais cela ne saurait tarder. En revanche, elle a bien remarqué la campagne électorale du Président: la manière dont il essayait de récupérer le thème de l’immigration en proposant une réforme de l’espace Schengen; l’affirmation assumée de désaccords avec Angela Merkel, sur le climat ou sur le Brexit. Les journalistes allemands ont aussi souligné l’annonce de baisse de l’impôt sur le revenu, qui leur semble du bon sens, un rapprochement avec les autres pays européens. Mais globalement, on remarque, comme dans le reste de presse étrangère, beaucoup d’attentisme. Tout va dépendre de la continuation ou de la prolongation des manifestations des Gilets Jaunes.

Emmanuel Macron est comme un capitaine de navire entré dans une passe dangereuse: quel sera le degré de mobilisation le samedi 27 avril? Le 1er mai? Le 4 mai? La liste LREM arrivera-t-elle en tête le 27 mai? Si les manifestations devaient se prolonger, ne va-t-on pas avoir une mutinerie dans une police épuisée? Ou bien un dérapage de la même police, conduisant à une victime ? L’homme que nous avons vu hier soir est très seul; l’aile strauss-kahnienne de son entourage est en voie de désintégration avancée; le Président pense à lui-seul incarner le courant écologiste de sa majorité; il a visiblement beaucoup consulté, avant la conférence de presse, les représentants (Bayrou, Blanquer, Le Maire) de cette droite modérée qui reste son seul soutien solide. Plusieurs fois les caméras ont été braquées sur un Edouard Philippe impassible. On en revient à cette impression fondamentale d’une tentative de gagner du temps en déversant sur les auditeurs des flots de mots. Combien de temps cela peut-il tenir? Dans le village des Gaulois réfractaires, on n’en veut jamais à Abraracourcix de ses maladresses; en revanche on bâillonne Assurancetourix. 

 Christophe Boutin : Par rapport à l’Union européenne, dont Emmanuel Macron promeut, on le sait avec sa lettre-circulaire adressée aux peuples européens, la « Renaissance », elle aura été plus critiquée que vantée. Le système de Schengen a ainsi été dénoncé comme obsolète, et les frontières de l’Union vues par le président français comme autant de passoires. Quant au couple franco-allemand, il rappela qu’il ne s’agissait nullement d’un quelconque alignement de Paris sur la ligne de Berlin et qu’au contraire la France devait faire entendre sa voix. Même s’il en parla peu, cette tribune permit donc au Président de lutter contre l’image d’euro-béat que donnent de lui certains de ses rivaux de la campagne des élections européennes. L’écologie elle-même, ou plutôt l’inévitable « transition écologique », même si elle fut évoquée de manière incidente comme faisant partie de son programme européen, a elle été plutôt traitée sous un angle interne, avec la création d’un « Conseil de la transition écologique », convention de 150 citoyens tirés au sort et destinée à exprimer une « intelligence collective »…

Quant aux « Gilets jaunes » ensuite, on remarquera que la « reprise en main du destin » qui leur est accordée est bien mince : quelques éléments de démocratie directe au niveau local, la tête des énarques – ou plus justement du label ENA -, de petits ajustements financiers, tout cela ne va pas bien loin. Et il n’est pas certain que la formule dont s’est servi le Président tout au long de son exposé, « remettre l’humain au cœur du projet », suffira à calmer les manifestants : comme l’apprendra une recherche rapide sur Internet, cette formule archi-rebattue, que personne n’ose plus utiliser sans rire, est présente dans le moindre document rédigé par la plus ringarde des agences « de consultants », qu’il s’agisse d’évoquer les restructurations d’entreprises avec leurs cortèges de licenciements ou les délires urbanistiques des intercommunalités…

En fait, toute la manœuvre, réalisée disons-le de main de maître, est de sortir de la crise en présentant comme des réponses un  programme déjà prévu et qui ne vise qu’à renforcer le nouveau pouvoir moderne, celui, comme dit Emmanuel Macron, de la « démocratie médiatique et des réseaux ». Premier élément : présenter suffisamment de réformes différentes, avec des calendriers eux-mêmes différents, pour déstabiliser les critiques, tout en se limitant à définir de grandes directions d’action, renvoyant au gouvernement pour les réalisations. Second élément, permettre une contestation « de proximité » pour lui trouver un but : le nouvel équilibre des compétences entre État et collectivités locales « différenciées », par exemple, est pensé pour renforcer les « responsabilités » politiques des élus locaux – dont les maires que le Président fait mine de cajoler – face à leurs électeurs. Troisième élément, diminuer le poids des contre-pouvoirs, que ce soit au Parlement, en réduisant le nombre d’élus et en instillant un jeu d’alliances par les doses de proportionnelles, ou dans l’administration, en mélangeant dans la haute fonction publique les fonctionnaires issus de concours à des transfuges du secteur privé (« avec des critères déontologiques » bien sûr) ou des représentants du monde associatif. Quatrième élément, faire croire à une participation directe par l’instauration de conseils composés des citoyens tirés au sort qui ne pèseront pas plus sur les décisions réelles que les autres éléments de cette fameuse « démocratie participative » dont ils relèvent. Ni dans la forme, excellente, ni dans le fond Emmanuel Macron n’aura perdu la main.

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