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La France au bord de la crise de nerfs ethnico-religieuse : ce qui -et ceux qui- nous ont amené là
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A qui la faute ?

Profanation du cimetière juif de Sarre-Union (Bas-Rhin), attentats de janvier à Paris ... suivi de ceux de Copenhague : nos sociétés doivent, belle et bien, supporter une tension communautaire "à couper au couteau". Et face à un possible naufrage, les responsabilités sont multiples.

Gil  Mihaely

Gil Mihaely

Gil Mihaely est historien et journaliste. Il est actuellement éditeur et directeur de Causeur.

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Roland Hureaux

Roland Hureaux

Roland Hureaux a été universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.

Il est l'auteur de La grande démolition : La France cassée par les réformes ainsi que de L'actualité du Gaullisme, Les hauteurs béantes de l'Europe, Les nouveaux féodaux, Gnose et gnostiques des origines à nos jours.

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Michèle Tribalat

Michèle Tribalat

Michèle Tribalat est démographe, spécialisée dans le domaine de l'immigration. Elle a notamment écrit Assimilation : la fin du modèle français aux éditions du Toucan (2013). Son dernier ouvrage Immigration, idéologie et souci de la vérité vient d'être publié (éditions de l'Artilleur). Son site : www.micheletribalat.fr

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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  • Le contexte socio-économique 

Guylain Chevrier : La première cause des inégalités est le manque d’emplois, une situation chronique par rapport à laquelle on recherche des coupables. Certains désignent les discriminations, mettant en accusation toute la société, pour rabattre des inégalités sociales sur le versant d’excusions selon la religion. Certains représentants de l’islam ou des associations dites représentatives des jeunes de banlieue, n’hésitent pas à développer ce thème, mais aussi l’Observatoire national de la laïcité, ce qui est plus que troublant ! Rappelons que selon les chiffres de la HALDE et du Défenseur des droits, la discrimination selon la religion est de 2,2%, donc non significative au regard des exclusions, le premier critère de discrimination étant le handicap.

On détourne ainsi une colère sociale dans le sens du rejet de la société, de la République et de ses valeurs, dont l’égalité, pour justifier l’enfermement communautaire voire une violence contre les autres, ainsi légitimée, jusque par certains religieux qui y voient un effet d’aubaine à leur discours radical. A l’inverse, on trouve dans une population du cru, d’origine européenne, un sentiment d’abandon face à un discours officiel qui parle de la banlieue en interpellant la société à propos d’un apartheid social et ethnique qu’elle connaîtrait, qui entend donner de la visibilité à des  "minorités visibles" issues de l’immigration que l’on aurait oubliées.

Ceux qui ne font pas partie de ces dernières, Français appartenant à la population majoritaire vivant dans ces banlieues, exclus socialement et politiquement par ce discours où ils n’existent pas, peuvent être très réceptifs à un autre discours faisant des autres, de ceux venus d’ailleurs, par renversement, les responsables du mal. Là aussi autrement, on détourne de la colère sociale vers la division, et un nationalisme dangereux qui oppose et exclut. La moyenne de la pauvreté dans les espaces ruraux, qui concernent 20% de la population française (quasiment jamais mentionnée par les politiques ou les médias), est très au-dessus de la moyenne nationale. Comment ne pas voir que dans les espaces ruraux où on vote de façon importante FN, là où il y a peu d’immigrés et où la crise fait rage, c’est encore cette situation d’abandon qui conduit à ce vote ?

Dans ce contexte de recherche de boucs émissaires, on désigne aussi le juif à l’aune du fantasme qui en ferait un synonyme de riche, comme responsable de tous les maux sur le mode du mythe du complot. Ceci est d’autant plus sensible, que les juifs ont historiquement toujours considérés la République comme les protégeant en en revendiquant l’appartenance, contrairement à des jeunes des cités égarés choisissant l’islam comme refuge, vécu comme opposé à celle-ci. Plus encore, les juifs peuvent être montrés du doigt, du fait du soutien de l’Amérique à Israël, comme du côté de l’impérialisme américain, symbole des pays occidentaux riches dominateurs des autres, les mettant doublement dans le viseur.

Roland Hureaux :Le contexte socio-économique rend certes beaucoup plus difficile l'intégration des jeunes musulmans issus de l'immigration, comme d'autres. Et c'est fort regrettable. Mais il n'y a pas de lien direct avec les incidents récents. En 1962, il y avait dix fois moins  de musulmans en France, et mieux intégrés, mais certains, à l'instigation du FLN, commettaient des attentats en France, plus nombreux que ceux d'aujourd'hui  -  l'OAS aussi d'ailleurs.

Quel que soit le contexte économique ou démographique, vous n'empêcherez jamais qu'il y ait trois fanatiques, comme au matin du 7 janvier, pour se venger de ce qu'ils considèrent comme des blasphèmes ou comme une atteinte à la dignité de leur communauté.

Quant à la  profanation de tombes juives en Alsace, il y en a eu d'autres - et aussi des profanations de tombes chrétiennes  ou d'édifices de cultes, encore plus nombreuses et dont on ne parle pas . Il est prématuré de se lancer dans de grandes considérations  géopolitiques à ce sujet tant qu'on ne sait pas exactement les motivations des auteurs, des gosses semble-t-il. 

Ceci dit, le fait que de tels incidents, graves assurément mais pas sans précédents, suscitent une telle émotion témoigne d'un véritable trouble de l'opinion. La montée du Front national aussi : en orchestrant à grand fracas la menace terroriste, le gouvernement fait d'ailleurs tout pour qu'il monte.

Sait-on qu'il n'y a jamais eu aussi peu d'attentats terroristes en Europe que depuis quatre ou cinq ans, c'est-à-dire depuis que les grandes organisations, IRA, ETA, FLNC ont déposé les armes ?Les raisons de ce trouble de l'opinion sont complexes et pas seulement  économiques.

Le social-libéralisme qui inspire toutes les réformes actuelles, et que résument bien la loi Macron ou la réforme territoriale, se traduit par la mise à la casse des héritages les plus vénérables : commune, région, corps constitués, mariage, repos dominical, école, et joue un rôle essentiel dans le trouble des esprits. Cette sorte de "trotsko-libéralisme" pour qui le libéralisme se résume à la destruction de toutes les institutions, a des effets considérables dont nous ne mesurons pas la portée. L'homme a un besoin vital de points de repères, d'un cadre institutionnel stable. Si l'on n'en tient pas compte, comment s'étonner de ce trouble ?

S'agissant des musulmans, il est probable qu'ils ont été encore plus déstabilisés que les Français de souche par le mariage homosexuel. Ils pouvaient trouver un langage commun, des valeurs communes avec la France chrétienne ou simplement traditionnelle. Ils n'en ont aucun avec la France libérale-libertaire.

La Manif pour tous avait attiré de plus en plus de musulmans et par là contribué à leur intégration autour de valeurs communes. La grande manifestation du 11 janvier qui n'en a attiré presque aucun et qui, de manière subliminale, était dirigée contre eux, a approfondi au contraire le fossé.

  • Les idéologies du repli identitaire et du multiculturalisme 

Guylain Chevrier : Le multiculturalisme opposé à la République égalitaire est un argument de poids pour justifier le repli communautaire et flatter un islam du refus du mélange. Il y a eu Nicolas Sarkozy faisant la promotion, comme ministre de l’intérieur, de la discrimination positive qui cultive les séparations selon les différences, avant le revirement du « candidat Président », qui a choisi un autre chemin.

Il y a à gauche, ceux qui ont tout particulièrement théorisé le droit à la différence comme entrainant légitimement une différence des droits, chacun selon sa communauté, la reconnaissance de la diversité comme une nouvelle liberté au-dessus des autres, qui portent une lourde responsabilité. Une mouvance politique qui va du NPA aux écologistes en passant par une frange du PS via le think tank Terra Nova. La séparation de la société sur le fondement des différences a été le leitmotiv de cette gauche, au premier rang de laquelle on trouve étonnement Stéphane Hessel et Edgard Morin, qui écrivent dans "Le chemin de l’espérance", ouvrage commun, ceci : "La xénophobie s’est désormais déchaînée officiellement : trop d’immigrés, trop d’étrangers, trop de quartiers à domination maghrébine ou africaine. Les Américains s’offusquent-ils, à New York, de Harlem, du Bronx, de quartiers entiers noirs, portoricains, juifs… ?". Cette invitation à la séparation s’oppose au modèle républicain du mélange qui est critiqué implicitement et même combattu ici, au nom de la reconnaissance d’un droit à être différent qui confine à une division de la société totalement opposée à l’intégration et à nos valeurs collectives de liberté, d’égalité et de fraternité, de laïcité.

Le principe d’égalité est souvent pointé lui-même, de façon déconcertante, comme faisant barrage à cette reconnaissance. Rappelons tout de même que ces divisions en communautés séparées donnent lieu à la consécration de groupes rivaux qui s’affrontent régulièrement, comme c’est le cas dans de nombreux pays, jusqu’aux affrontements intercommunautaires réguliers de la banlieue londonienne. On relèvera aussi, que cette division consacre celle des forces sociales, rendues incapables de s’unir autour d’une cause sociale commune. C’est ce qui fait l’assurance d’une Amérique blanche et riche dominatrice d’une société de communautés où les noirs, les portoricains ou les musulmans sont les perdants ! Cette idéologie séparatrice c’est aussi la fin de la mixité si essentielle à notre cohésion sociale.

Drôle de modèle porté par ce drôle conglomérat de gauche aux buts et desseins incertains et improbables. Des contradictions qui nourrissent les ressentiments et les volontés de mise à part, et tous les dangers qui en découlent, jusqu’aux  extrémismes radicaux. L’extrême droite, qui tient pour une de ses propositions les plus importantes "la préférence national", autrement dit le fait que, les Français bénéficient d‘avantages en raison de leur nationalité qui ne seraient plus donnés aux étrangers, se nourrit à cette idéologie séparatrice du multiculturalisme prônant la différence des droits chacun selon sa communauté de référence. Se rejoignent ici, peu ou prou les uns et les autres, dans le rejet du principe d’égalité, qui fonde notre République.

  • Choix des politiques d'immigration 

Michèle Tribalat :Nous avons une politique d’immigration, si on peut encore l’appeler comme cela, qui ne permet pas d’appuyer sur le frein. Elle a été communautarisée, avec des standards en matière de droits de l’Homme tels qu’il est devenu pratiquement impossible de la réduire ou d’opérer une sélection. Arrivent en France des étrangers qui correspondent aux critères inscrits dans notre droit.

L’immigration étrangère n’a plus de réactivité par rapport à la conjoncture économique, ce qui fait qu’elle se poursuit, en dépit de la situation très difficile de l’économie française. Cette impuissance politique s’est combinée à une absence d’exigence en matière d’intégration, alors même que les difficultés s’annonçaient plus importantes avec des courants migratoires amenant des étrangers plus éloignés de la culture et des modes de vie français, des musulmans notamment. Le modèle d’assimilation a été abandonné au profit d’un modèle multiculturaliste d’inspiration européenne qui convient mieux aux élites politiques et intellectuelles du pays qu’aux catégories populaires autochtones qui voisinent avec les nouveaux venus.

Pour fonctionner, l’assimilation nécessitait que soient reconnu légitimes l’ascendant culturel des autochtones et l’exigence d’adaptation des modes de vie des immigrants. Ces deux conditions ont disparu. Comme l’écrivent Eriksen et Stjernfelt, deux Danois, le sens de l’intégration "est devenu le contraire de ce qu’il était. Aujourd’hui, il désigne le maintien en l’état de la religion et de la culture de la communauté d’immigrés, et donc la protection contre l’influence de la société qui l’entoure de la communauté d’immigrants elle-même".  On a donc assisté à une véritable inversion de l’asymétrie contenue dans l’assimilation. On encourage le séparatisme et l’entre-soi des groupes minoritaires, sans pouvoir accorder la même chose aux autochtones, sous peine de favoriser les discriminations. C’est la recette idéale pour le développement des revendications et des affrontements identitaires. 

  • La perte des structures traditionnelles 

Vincent Tournier :Il est clair que les effets négatifs de certaines évolutions n’ont pas toujours été pris en compte. Prenons l’exemple du divorce. L’évolution des mœurs dans les années 1960 a conduit le législateur à adapter la loi dans un sens plus libéral afin de permettre aux conjoints de se séparer plus facilement : tel était le but de la loi de 1975, adoptée sous un gouvernement de droite. Cette libéralisation du divorce est vue aujourd’hui comme un progrès formidable, une grande conquête pour les libertés individuelles, notamment celles des femmes. Ce concert de louanges a pour inconvénient de créer un tabou total, de rendre impossible toute discussion sereine sur ce sujet. Pourtant, les effets négatifs du divorce ne sont pas négligeables, notamment pour les enfants, mais aussi pour les femmes, puisqu’on a assisté à une véritable paupérisation des femmes qui élèvent seules leurs enfants.

Au fond, le problème est que la France est entrée dans une certaine modernité libérale sans en mesurer tous les effets. On le voit avec la police et la justice, qui sont aujourd’hui plus encadrées qu’autrefois au nom des droits individuels. Les policiers et les juges sont soumis à des règles plus strictes, à des procédures plus tatillonnes, ce qui permet de mieux garantir les droits des innocents, mais a aussi pour inconvénient de rendre la réponse pénale plus lourde et moins efficace.

Cette contradiction se retrouve sur l’immigration. Dans les années 1980, on se rassurait à bon compte en disant que l’intégration allait forcément se faire, comme elle s’est faite pour les vagues migratoires précédentes. C’était oublier que les conditions mêmes de l’intégration ont profondément changé. L’école ne fonctionne plus de la même façon, le récit national n’est plus aussi assuré, il n’y a plus le service militaire et les emplois peu qualifiés dans l’agriculture ou dans l’industrie ont disparu. En somme, on a eu une conjonction malheureuse : d’un côté une société qui aspire à plus de libertés et d’autonomie, et de l’autre une population nouvelle, issue de cultures très éloignées du modèle européen, qui aurait nécessité d’être accompagnée et encadrée, voire acculturée. L’emblème de cette contradiction, c’est au fond la première polémique sur le voile islamique en 1989. Quand l’affaire de Creil a éclaté, on aurait dû s’inquiéter davantage de ce retour des identités religieuses, mais à l’époque, le ministre de l’Education, Lionel Jospin, défendait une loi sur l’école qui entendait justement valoriser les droits de l’enfant. La contradiction était évidente. La problématique des droits, à laquelle s’ajoutait la question du respect des différences culturelles, était clairement incompatible avec une politique d’intégration ambitieuse. On paie sans doute aujourd’hui le prix de cette contradiction irrésolue.

  • Partis politiques 

Guylain Chevrier : Tous les partis politiques ont une responsabilité dans cette situation, car tous ont participé d’une situation de crise du politique et des repères communs. Il y a bien sûr l’absence de représentation réelle du peuple et une politique marquée par les consensus mous et les atermoiements tous azimuts.

Mais il y a aussi eu le refus ténu de voir, dans la montée des revendications communautaires à caractère religieux un danger, laissant jouer une victimisation à outrance des populations des quartiers identifiées à une discrimination massive, dont tous les chiffres attestent qu’il s’agit d’un mythe, qui y faisait écran.

On a, à travers tout cela, oublié aussi la France comme nation, en la laissant longtemps avec le drapeau bleu-blanc-rouge, au FN. La volonté d’effacement des nations dans la construction européenne n’est pas non plus pour rien dans cet abandon de la "Nation", souvent identifiée par les médias de façon scandaleuse au "Nationalisme", dans cette recherche à tout prix de l’abandon par le peuple du sentiment d’appartenance à son pays.

En donnant au FN cette place, on a aussi donné du crédit à un discours de stigmatisation de l’étranger désigné comme la cause essentielle du chômage, ceux là venant prétendument prendre le travail aux Français. Ce rôle du FN participe du renforcement des tensions entre les individus selon la nationalité ou la différence, qui recoupe les autres tensions qui travaillent notre société et la déstabilisent.

  • Certains courants intellectuels

Gil Mihaely :C’est à partir des années 1990 qu’on peut parler d’aveuglement pour des raisons idéologiques. La nouvelle gauche a lâché les ouvriers pour les immigrés, les pauvres pour les étrangers. Avant le prolétaire avait raison, par définition, face au capitaliste et au bourgeois, maintenant c’est l’immigré d’un pays décolonisé et de culture musulmane qui a raison par définition face au colonisateur. Renvoyer chacun à ses responsabilités, y compris le français d’origine africaine et maghrébine est devenu impossible, car impensable, car il est victime par essence et pour toujours. Il fallait les récents attentats –et encore !- pour qu’on commence à se poser des questions sur le caractère culturel et anthropologique du problème et à comprendre qu’il ne s’agit pas uniquement d’une question de moyens.

Je pense que dans les années 1960-1970, certaines idées étaient raisonnables. Si on prend par exemple le sujet du regroupement familial, on voit comment le gouvernement de l’époque s'est pris au piège. En 1974 il est clair que l’économie est en panne et que ç’allait durer et, pendant quelques années, le gouvernement a essayé de trouver une solution. Il faut comprendre qu’à l’époque, ils pensaient que la machine à faire des Français marchait comme c’était le cas depuis plus d’un siècle. Il était difficile d’imaginer la suite. Même après les premières émeutes urbaines à Vaulx en Velin, en 1979, la suite est loin d’être claire, et même le FN met des années avant de faire de l’immigration son cheval de bataille.

Le problème est que, plus tard, face à une réalité de moins en moins conforme à la vision des années 1960, les idées dominantes n’ont pas évolué. Si dans le milieu des années1990 on pouvait encore penser que le fond du problème était social et économique, à partir des années 1995-1999 on aurait au moins dû commencer à douter. Comme l'a montré Michèle Tribalat, les faits montraient déjà que les jeunes français issus de l’immigration magrébine opéraient un retour vers la religion et que la question de leur intégration, pour ne pas parler de leur assimilation, devenait un problème d’ordre culturel. Autrement dit, le problème dépasse largement le chômage, l’école, le logement et l’éloignement des centres d’emploi et de culture.

Ghaleb Bencheikh :D'une manière générale, l'idée d'un islam politique se base sur le fait qu'on a tout essayé : le capitalisme, le califat, le communisme, et que donc, au lieu d'avoir une Constitution digne d'un Etat-nation moderne, il faudrait faire en sorte que le Coran, et sa partie législative, doivent être considérés comme métahistoriques, ce qui signifie que nous devons nous en inspirer pour gérer la société. Si l'on doit couper la main du voleur, on la coupera : c'est en cela une escroquerie idéologique. Elle a des adeptes en France, des personnes séduites par cette vision d'un cadre figé qui propose de se conformer à une loi, un désir de Dieu. Si militairement l'islamisme politique a été vaincu en Algérie, en Egypte récemment, et électoralement en Tunisie, socialement il s'est étendu sur les psychées de  consciences fragilisées et infantilisées à cause d'une religiosité aliénante. 

En France, chez nous, l'idéal est que, au sein d'un état laïc et démocratique, il n'y ait pas de raison de créer des partis à base confessionnelle. Avoir des programmes politiques de ce type deviendra problématique. Il vaut mieux laisser les écuries politiques aux partis en ce qui concerne les idées, mais pas à ceux qui ont une base religieuse.

La marche de 1983 avait comme mot d'ordre le tryptique républicain, mais à aucun moment une revendication religieuse ou confessionnelle. Les marcheurs ont été rejetés, un terreau propice pour trouver un refuge dans le discours de type religieux. Probablement que des pays comme le Qatar et l'Arabie saoudite, pour contrer le chiisme iranien et pour asseoir leur légitimité démocratique, veulent étendre leur sphère d'influence. Malheureusement, comme l'Etat ne s'en est pas occupé, cette jeunesse a été une proie facile pour ces idées.

Il est possible qu'il y ait effectivement une volonté délibérée de la part de stratèges ou d'idéologues qui souhaiteraient la conflagration, et que, du coup, petit à petit, d'une manière délibérée, on s'attaque à des symboles comme le blasphème et les juifs. Cela nourrit de la haine, les musulmans sont sommés de se désolidariser, et du coup se jettent dans l'islamisme. D'un point de vue sémantique, le fait de parler d'islam modéré est en soi un piège intellectuel vers l'idée d'un islam problématique dans sa globalité.

Mais cela peut aussi être du à de la manipulation, par exemple à un moment donné on avait distribué des tracts falsifiés en arabe pour accentuer la peur de l'islam. L'ambiance générale depuis janvier, avec l'histoire de Copenhague, avec le roman de Houellebecq, est celle d'une tension à couper au couteau. Dans des situations comme celles-ci, il y a ceux qui appellent à les apaiser, grâce à la froide raison tout en restant vigilant, mais aussi ceux qui alimentent les peurs et contribuent à la panique générale, et ceux qui adhèrent à l'idée d'une conflagration générale. 

  •  Acceptation de la victoire idéologique de la gauche par la droite 

Vincent Tournier : Il n’est pas faux de dire que la gauche a emporté le débat idéologique sur certains plans, notamment sur le libéralisme des mœurs. Mais on peut dire aussi que la droite a gagné sur d’autres plans, par exemple le libéralisme économique. En fait, il serait plus juste de dire que, globalement, on a assisté à une victoire des idées libérales sur les idées étatistes et autoritaires. C’est d’ailleurs pourquoi la gauche et la droite se rejoignent aujourd’hui sur de nombreux thèmes comme l’Europe, le marché, l’immigration, la sécurité.

Mais encore faut-il préciser que cette victoire des idées libérales s’explique d’abord par les profondes transformations qu’a connues la société française depuis les Trente Glorieuses : disparition du monde rural, hausse du niveau d’éducation, accès à la consommation de masse. Face à cette nouvelle donne, les partis politiques ont dû s’adapter. Ils n’ont pas le choix : s’ils veulent des électeurs, ils doivent proposer des politiques qui plaisent à un large public, à commencer par les couches moyennes et supérieures, qui aspirent à une large autonomie dans leur mode de vie.

Ce consensus est-il responsable des tensions actuelles ? Tout dépend de quoi on parle. Il serait injuste de tout mettre sur le dos des partis politiques : ni la gauche, ni la droite ne sont responsables du nouvel expansionnisme russe ou de la réislamisation du monde arabe. Par contre, il est clair que les difficultés économiques de la zone euro découlent des orientations pro-européennes qui ont été approuvées et soutenues par les gouvernements successifs. Il en va de même pour certaines questions comme l’insécurité ou l’immigration, deux sujets qui ont été tenus pour négligeables ou tabous, et dont les effets délétères sur la cohésion sociale ont été systématiquement minorés.

La responsabilité collective des Français

Guylain Chevrier : La responsabilité collective peut être évidemment renvoyée sur les citoyens qui forment notre République, car après tout, nous sommes tous partie prenante de la destinée commune, la nation étant bien une communauté de destin sur laquelle nous devons exiger d’avoir prise. Pour autant, la confusion sur les causes, entretenue par des représentants politiques dont le système est de plus en plus éloigné de la réalité que vivent les citoyens, qui se présentent comme de simples gestionnaires du jeu invisible et insaisissable de la mondialisation, au pouvoir de changement limité, n’aide pas à se responsabiliser collectivement et à agir. On joue sur toutes les contradictions pour justifier les idées dominantes qui servent à gouverner, médias mis à ce service, jusque dans la critique d’un Médiapart qui sert encore de bonne conscience démocratique aux coups tordus des coulisses, sans rien changer sur le fond.

Roland Hureaux :La repentance, ça suffit.D'autant que s'acharner à accuser son propre pays, n'est pas le meilleur moyen de donner à d'autres l'envie  de s'y intégrer. Responsabilité de quoi d'ailleurs ? Nous serions dans une ambiance moins hystérique , les évènements que nous  avons connus récemment  - et sur lesquels ou n'avons pas le dernier mot - auraient été appréciés à leur juste mesure. 18 morts, c'est grave, mais en Norvège, Breivik, animé d'un  fanatisme au moins égal, et antimusulman pour le coup, a fait 80 morts il n'y a pas si longtemps.

Il y a eu, autrefois, les attentats anarchistes : je lisais récemment un témoignage contemporain de l'hystérie qu'ils avaient suscitée à Paris  en 1892. On se serait cru aujourd'hui ! Il y a eu la guerre d'Algérie. Comparée aux grandes tragédies de l'Histoire, l'affaire Charlie Hebdo, je n'hésite pas à le dire, est mineure.

D'autant qu'elle ne s'inscrit, quoi qu'on dise, dans aucun plan d'ensemble de conquête du monde : il ne s'agit que de quelques paumés qui ont poussé aux extrêmes une logique qui, comme toutes les logiques, au-delà d'un certain seuil, devient folle. Le tapage international produit par les assassinats de Paris a très probablement donné l'idée de celui de Copenhague. Il y a eu toujours une dimension tragique dans l'histoire.

Je suis pour ma part beaucoup plus préoccupé par ce qui se passe en Ukraine où là nous risquons un affrontement nucléaire.  

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