La désindustrialisation nous condamne-t-elle à la perte de nos savoir-faire et du contrôle sur nos technologies ? <!-- --> | Atlantico.fr
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La désindustrialisation est responsable d'une forte destruction d'emplois (entre 400 000 et 700 000 en dix ans) et de savoir-faire technique.
La désindustrialisation est responsable d'une forte destruction d'emplois (entre 400 000 et 700 000 en dix ans) et de savoir-faire technique.
©Reuters

Ce qu'on perd en perdant l'industrie

Si elle détruit avant tout des emplois, la désertification industrielle de la Vieille Europe cause aussi une destruction parfois définitive de savoir-faire techniques souvent inégalés dans le reste du monde. Quatrième épisode de notre série sur la désindustrialisation.

Pierre Papon

Pierre Papon

Pierre Papon est ingénieur, Professeur émérite à l’ESPCI et membre du conseil scientifique de la Fondation Res Publica. Son blog www.pierrepapon.fr traite de questions d'énergie.

Il a récemment publié "Brefs recit du futur : prospectives 2050 sciences et sociétés" aux éditions Albin Michel.

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Atlantico : Perçue comme un drame économique pour les pays développées, la désindustrialisation n'en finit plus de faire parler d'elle, notamment à cause des vagues de délocalisations. Responsable d'une forte destruction d'emplois (entre 400 000 et 700 000 en dix ans selon les différentes estimations), ce phénomène n'est-il pas autrement plus inquiétant de par la destruction d'un savoir-faire industriel que l'on a mis des décennies à mettre en place ?

Pierre Papon : On peut commencer par dire que cette désindustrialisation touche de façon inégale les pays développés, et l'Europe en est un exemple tout particulier. Ainsi, 26 % de l'économie allemande (PIB) est représentée par l'industrie alors que ce chiffre atteint 15 % en France et 11 % en Grande-Bretagne (en parts de l'emploi total pour les deux derniers chiffres, NDLR), tous les pays n'étant donc pas touchés de la même manière par le phénomène, même si les plus épargnés s'en préoccupent aussi. Pour ce qui est de la France, on peut dire que le déclin du secteur industriel s'explique en partie par un désintéressement des élites politiques, l'Hexagone n'ayant d'ailleurs jamais eu un amour spécifiquement prononcé pour le secteur secondaire à travers son histoire.
Quant aux conséquences "technologiques", il est évident que la désindustrialisation est une menace pour la qualification scientifique du pays concerné. Dans ce sens, la plupart des entreprises européennes de la sidérurgie qui ont décidé de délocaliser ces dernières années ont dans le même temps détruit un savoir faire "technique" dans la production de l'acier, et le fait de garder des laboratoires n'y change rien. En perdant une main d’œuvre qualifiée, ils ont aussi perdu les notions de fabrication concrète d'un produit donné. Le mirage de "l'entreprise sans usines" vantée pendant un temps par Alcatel semble ainsi ignorer les dégâts sur nos connaissances techniques, que ce soit dans l'électronique, l'automobile (PSA), ou encore la sidérurgie (Mittal).

En parallèle, la réduction des débouchés industriels pour nos entreprises les incitent souvent à vendre des technologies clés en supplément du produit fini. Faut-il s'inquiéter d'une éventuelle "braderie scientifique" qui pourrait finir par nuire à l'un des derniers avantages de l'économie française ?

Difficile de répondre de façon tranchée... Un fabricant du nucléaire, du ferroviaire ou de l'aérien qui souhaite pénétrer, par exemple, le marché chinois doit déjà faire face à une économie "émergente", selon l'expression consacrée, qui possède déjà un certain capital technologique, bien que moindre. Il devient logique d'une certaine manière que ces pays demandent un transfert technologique pour monter les machines qui lui sont fournies. EADS avait été confronté à ce problème lors de la vente de 150 Airbus à la Chine, la transaction n'ayant pu se faire qu'à la seule condition d'un transfert de connaissances, et cela a d'ailleurs abouti à la sortie du premier Airbus "Made in China" d'une usine de Tianjin en 2009. Loin d'être une exception, cette exigence s'invite encore dans le débat qui est en train d'avoir lieu sur le nucléaire (Jean-Marc Ayrault ayant assuré lors de sa dernière visite en Chine que la France était "prête" à construire deux EPR en Chine, NDLR).
Plus largement, les Chinois demandent de manière répétée aux entreprises françaises de monter des laboratoires communs afin de faciliter les transferts, et ces dernières ne disent pas toujours non, face à l'ampleur des contrats. En prenant en compte cette réalité commerciale, la bonne stratégie semble donc de toujours conserver le dernier cri des compétences technologiques sans pour autant imaginer que l'on pourra remporter des appels d'offres en ne promettant que des produits bruts. Cette exigence est vraie pour la Chine, mais aussi pour l'Inde ou le Brésil comme nous venons de le voir hier.

On évoque souvent l'idée selon laquelle la désindustrialisation est davantage une recomposition de l'économie que sa destruction. Faut-il pour autant en déduire que les savoir-faire qui sont en train de se perdre actuellement sont forcément obsolètes ?

Pas forcément, et le cas de l'agro-alimentaire breton en est un bon exemple. On peut certes affirmer que le niveau technologique dans la préparation de poulets n'est pas du niveau de la physique nucléaire, mais il s'agit tout de même d'un savoir-faire spécifique nécessitant une certaine formation. On ne peut pas dire néanmoins que les difficultés du secteur seraient liées à une disparition progressive de la consommation de poulet dans le monde, ce déclin étant lié en vérité pour beaucoup à une course au plus bas salaire à l'échelle mondiale, mais aussi européenne. La réponse à cette donne économique peut cependant se trouver du côté du choix du haut-de-gamme, en proposant des produits de meilleure qualité grâce à un effort, technologique justement, sur les méthodes de productions. Cela explique notamment que l'agro-alimentaire vendéen soit actuellement dans une situation plus enviable que celle de ses voisins. Autre exemple, l'industrie textile du Nord qui avait pratiquement disparu et qui fait aujourd'hui un léger retour grâce à une spécialisation dans le textile de qualité pour des secteurs spécifiques, dont l'automobile. On ne peut donc clairement pas dire que la destruction actuelle des savoirs-faire soit liée à l'obsolescence de certains secteurs économiques, d'autant que lesdits secteurs peuvent parfois se recomposer en diversifiant leurs gammes et leurs débouchés.

D'après les chiffres de l'institut WIPO, seuls 142 000 brevets ont été déposés en 2011 en Europe contre 503 000 aux Etats-Unis et 526 000 pour la seule Chine. Doit-on s'inquiéter d'un déclin irréversible du Vieux Continent sur le plan technologique ?

Il ne faudrait pas être fataliste à mon avis, et l'on peut du reste relativiser le cas chinois dont les chiffres apparaissent étonnants. S'il est vrai que la Chine a su effectuer un rattrapage scientifique et technique aussi constant qu'impressionnant sur les trente dernières années, on peut noter qu'une partie non négligeable de l'ensemble des brevets qui y sont déposés reste d'origine occidentale. Un récent rapport de la Commission Européenne, peut-être trop optimiste mais tout de même intéressant, démontrait ainsi que la part des composants européens était plus importante que celle de ceux "Made in China" dans les produits qui sont exportés dans l'Empire du Milieu. Ce fait tend à démontrer que les Chinois incorporent tout de même de nombreuses technologies européennes à leurs propres productions, y compris dans les technologies de pointe, domaine qui repose pour beaucoup sur des joint-ventures avec des entreprises occidentales. Ce sont ces dernières notamment qui tiennent, en partie, le haut du pavé des exportations chinoises dans le secteur. Sans pour autant réfuter totalement les chiffres que vous évoquiez il faut rester prudent dans leurs interprétations, la production scientifique chinoise étant gonflée par de nombreuses incorporations européennes ou nord-américaines. Cette montée en puissance de la Chine reste néanmoins une vraie question, question que se pose d'ailleurs les Américains tout autant que nous. il y a ainsi clairement une inquiétude sur ce qui se passera dans dix ans, étant donné la progression scientifique continue de la Chine, y compris dans des domaines de pointe comme l'aéronautique.
L'Europe conserve donc une carte à jouer mais il semble aujourd'hui difficile d'affirmer qu'elle pourra s'en sortir sans un minimum de politique industrielle. Cela passe par une hausse des investissements en R&D (recherche et développement) ainsi que par l'instauration pour les marchés publics d'une relative préférence pour les produits continentaux, sachant qu'une chasse gardée réservée aux seules entreprises européennes serait difficilement justifiable. Plutôt que de rester un simple gendarme de la concurrence, Bruxelles aurait donc tout intérêt à penser sa stratégie d'ensemble, notamment dans le secteur du ferroviaire ou les infrastructures continentales (lignes européennes) restent à construire. La conservation d'une formation technique de qualité reste aussi un enjeu déterminant, en particulier pour la France, qui contrairement à l'Allemagne a mal pensé ses dispositifs de formation continue afin que les salariés puissent acquérir de nouvelles compétences tout au fil de leur vie. 

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