La dénonciation du populisme, cette vieille tentation des élites "démocratiques"<!-- --> | Atlantico.fr
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Antoine Chollet publie « L'anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie » aux éditions Textuel.
Antoine Chollet publie « L'anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie » aux éditions Textuel.
©FRÉDÉRIC FLORIN / AFP

Bonnes feuilles

Antoine Chollet publie « L'anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie » aux éditions Textuel. Les pourfendeurs du populisme s'en prennent en réalité à la démocratie elle-même. La dénonciation du populisme s'accompagne aujourd'hui d'un puissant retour de la méfiance envers le peuple. Extrait 1/2.

Antoine Chollet

Antoine Chollet

Antoine Chollet travaille comme maître d'enseignement et de recherche en pensée politique et en histoire des idées politiques à l'Université de Lausanne. À travers ses recherches, il s'est imposé comme l'un des meilleurs spécialistes de la démocratie directe, du populisme et de la pensée politique contemporaine. Il est l'auteur des ouvrages Défendre la démocratie directe (Savoir suisse, 2011) et Les Temps de la démocratie (Dalloz, 2011).

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La dénonciation d’une trop forte participation des citoyens et des citoyennes aux affaires politiques fait partie des figures les plus anciennes de l’idéologie antidémocratique. On la retrouve sans surprise dans les critiques du populisme des années 1950. Sa formulation canonique se trouve sans doute dans L’Homme et la Politique de Seymour Lipset.

Réactivant lui aussi un parallèle avec la période nazie, Lipset assure qu’« il n’est pas exact qu’un taux de participation élevé joue toujours en faveur de la démocratie. La conjoncture politique de 1930 en Allemagne a démontré qu’un accroissement du pourcentage de participation peut être l’indice d’un affaiblissement de la cohésion sociale qui entraînera la démocratie à sa perte ». Dans une démocratie stable, il faut donc se garder d’augmenter la participation car des études auraient montré que « les abstentionnistes, plus que les pratiquants du vote, inclinent à l’autoritarisme, qu’ils vitupèrent la démocratie et les partis politiques, font preuve d’intolérance raciale, d’intolérance dans les discussions et sont partisans d’un régime fort ». Ailleurs, Lipset assure que le suffrage universel masculin, compte tenu d’un « électorat relativement peu éduqué » et de l’absence d’une « tradition aristocratique » capable de « modérer la rhétorique dans la vie politique », provoque l’intolérance. En partant de telles bases théoriques, il est évidemment difficile de savoir où devrait s’arrêter la participation et à partir de quel niveau d’autoritarisme il faudrait instaurer une sorte de nouveau cens électoral, mais il est dans tous les cas certain qu’elle ne doit pas être augmentée, ou en tout cas pas trop rapidement.

Edward Shils est encore plus explicite dans sa condamnation:

Une société libre ne peut exister que lorsque l’esprit public est compensé par une pareille propension des hommes à s’occuper de leurs propres affaires. […] Aucune société ne peut soutenir l’intérêt ininterrompu de tous ses citoyens tout le temps pour les problèmes de la société dans son ensemble, ou même de la plupart de ses citoyens la plupart du temps. […] il est important que la sphère publique ne soit pas encombrée [overcrowded].

Un régime politique qui se présente comme démocratique doit donc, selon lui, compter sur l’apathie d’une large majorité de la population et réserver l’accès à l’espace public à une petite minorité si l’on veut éviter un affaiblissement des libertés. Margaret Canovan a bien résumé la position de ces auteurs libéraux des années 1950 : « avertis par les découvertes de la théorie des sociétés de masse, ils avaient peur des ravages que les masses pourraient causer si elles participaient en effet à la politique ». Elle aurait cependant pu préciser que cette peur du peuple n’est pas confinée aux travaux de sociologie et qu’elle est bien plus ancienne.

Lipset et Shils ne font que répéter ici la transformation de la signification de la démocratie proposée, avec un succès éclatant il faut l’admettre, par Joseph Schumpeter quelques années auparavant dans Capitalisme, socialisme et démocratie et qu’il résume ainsi:

Les électeurs situés à l’extérieur du Parlement doivent respecter la division du travail entre eux-mêmes et les politiciens qu’ils élisent. Ils ne doivent pas leur retirer trop facilement leur confiance dans l’intervalle des élections et ils doivent comprendre que, une fois qu’ils ont élu un individu l’action politique devient son affaire et non pas la leur.

Schumpeter a l’honnêteté de préciser que ce principe contredit la théorie qu’il nomme « classique » de la démocratie, laquelle repose sur une participation aussi intense que possible des citoyens aux affaires publiques, toute apathie de leur part signalant un affaiblissement de la démocratie et non sa sauvegarde.

Toutes ces réflexions sont également très conjoncturelles et ont bien sûr partie liée à l’expérience traumatisante de l’accession des partis fascistes au pouvoir en Italie et en Allemagne (rappelons que Schumpeter fuit ce pays dès 1932). Pourtant, le recul d’horreur que ces régimes provoquent chez n’importe quel démocrate ne doit pas conduire à mésinterpréter le phénomène. L’accession au pou - voir des fascistes n’a strictement rien à voir avec la démocratie ou la participation des citoyens et des citoyennes aux affaires politiques. Ici aussi, le pont-aux-ânes de « la majorité » qui aurait élu Hitler obscurcit la réalité historique et lui donne toujours une tournure distinctement antidémocratique. Rappelons que si les nazis sont arrivés au pouvoir, ce n’est pas parce que la mobilisation civique aurait été trop élevée, mais parce que les manœuvres de la droite conservatrice ont installé Hitler à la chancellerie, et que l’obstination du Parti communiste a rendu impossible toute alliance avec les sociodémocrates. Ce ne sont donc pas les principes de la « doctrine classique de la démocratie » selon Schumpeter qui ont installé Hitler à la chancellerie, mais ceux de sa propre théorie « alternative », à savoir la compétition entre partis.

La critique de la participation civique et la légitimation d’une division du travail politique, pour utiliser l’expression suggestive de Schumpeter, reprennent une vieille rhétorique antidémocratique. On la retrouve en effet aussi bien chez Benjamin Constant que chez Edmund Burke, l’abbé Sieyès, James Madison, ou bien sûr chez les oligarques athéniens (et leur bouche la plus talentueuse, à savoir Platon). L’argument est toujours le même: le peuple ne doit pas vouloir prendre part aux affaires communes, parce qu’il est incompétent pour le faire, et il ne le peut pas parce que des circonstances matérielles l’en empêchent. Les philosophes ou les politiques qui l’y inciteraient jouent donc à un jeu dangereux.

Extrait du livre d’Antoine Chollet, « L'anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie », publié aux éditions Textuel

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