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Des manifestants regroupés devant le Conseil d'État lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 13 avril 2023.
Des manifestants regroupés devant le Conseil d'État lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 13 avril 2023.
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Triomphe de l'abstention

La crise démocratique ne se limite pas à la situation actuelle liée à la réforme des retraites. Certaines réalités révèlent l’ampleur de cette crise.

Eddy  Fougier

Eddy Fougier

Eddy Fougier est politologue, consultant et conférencier. Il est le fondateur de L'Observatoire du Positif.  Il est chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence, à Audencia Business School (Nantes) et à l’Institut supérieur de formation au journalisme (ISFJ, Paris).

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Atlantico : Vous analysiez récemment trois crises de notre monde de demain pour Atlantico. L’une d’elle, la crise démocratique, est particulièrement prégnante à l’occasion du conflit social sur les retraites. Quelles sont vos inquiétudes ?

Eddy Fougier : Je suis préoccupé par l'existence d'un groupe d'individus que j'appelle les "grands déconnectés". Ce sont des individus qui s'abstiennent lors des élections, votent blanc ou nul, ou soutiennent des partis politiques plutôt radicaux.  Dans les enquêtes d’opinion, ils se disent particulièrement défiants vis-à-vis du "Système" et des élites en général, ils rejettent la mondialisation, l'Europe ou les vaccins, ils tendent à se montrer sensibles aux fake news ou aux théories du complot, et ils peuvent ne pas condamner ou même approuver les violences en marge des manifestations. En analysant ces différents éléments, on remarque que ces "grands déconnectés" appartiennent généralement aux mêmes catégories socio-démographiques.

 Il y a davantage de jeunes, d'ouvriers et d'employés parmi eux. Ils ont souvent un niveau d'éducation faible. On trouve également parmi eux un nombre important de sympathisants de partis politiques extrêmes (LFI et RN). Il y a quelques années, le sondeur Brice Teinturier a publié un livre où il les appelait les « plus rien à foutre » de la politique. Pour moi, c'est l'un des enjeux essentiels de la crise démocratique actuelle : il est nécessaire de les réintégrer dans le jeu démocratique, de les encourager à voter pour des partis politiques républicains et de les reconnecter au savoir scientifique et à la vérité face aux fake news, etc.

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Comment se manifeste cette grande déconnexion dans les chiffres ?

10 chiffres tendent à montrer l’ampleur de cette crise.

(1) Le véritable "premier parti de France" :

Si l’on additionne les abstentionnistes, les votes blancs et les votes nuls au premier tour de l'élection présidentielle de 2022, cela représente pas moins de 28 % des inscrits , soit un score supérieur à celui obtenu par Emmanuel Macron, et 34 % au second tour, soit un score supérieur à celui de Marine Le Pen.

Les abstentionnistes, les votes blancs et nuls ont représenté 28% des inscrits au premier tour de la présidentielle de 2022.

(2) Un effondrement des partis qui ont dominé la vie politique française et qui ont occupé les principaux postes de pouvoir entre 1981 et 2017 :

En l’espace de dix ans, la somme des voix obtenues au premier tour de la présidentielle par les candidats de la droite traditionnelle (UMP-LR) et du PS est passée de 20 millions en 2012 (F. Hollande-N. Sarkozy) à 2,3 millions en 2022 (V. Pécresse-A. Hidalgo).

Les votes au premier tour de la présidentielle en faveur des candidats UMP-LR et PS sont passés de 20 millions en 2012 à 2,3 millions en 2022. 

(3) La montée des suffrages en faveur des candidats populistes :

Depuis 2002, un ou une Le Pen a été plus souvent au second tour de la présidentielle (3 fois en 2002, en 2017 et en 2022) qu’un ou une candidat(e) socialiste (2 fois seulement en 2007 et en 2012), et autant de fois qu’un candidat de la droite traditionnelle (en 2002, en 2007 et en 2012).

Par ailleurs, si l’on fait la moyenne des voix obtenues au premier tour de l'élection présidentielle entre 2002 et 2022, le ou la candidat(e) FN-RN a recueilli en moyenne plus de voix que les candidat(e)s socialistes : 6,175 millions, contre 5,458 millions. Seuls les candidats de la droite traditionnelle (UMP-LR) ont fait mieux avec 7,152 millions.

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Les Le Pen ont été plus souvent au second tour de la présidentielle depuis 2002 (3 fois) que les socialistes (seulement 2 fois).

(4) Le sentiment que la démocratie fonctionne mal et de déconnexion entre responsables politiques et réalité :

Dans la dernière enquête Cevipof de février 2023, 64 % des Français sondés affirment avoir le sentiment que la démocratie ne fonctionne pas très bien. C’est bien davantage qu’en Allemagne (39 %), mais aussi au Royaume-Uni (52 %) ou même en Italie (58 %).

En outre, pour 82 % des personnes interrogées en France dans cette même enquête, les responsables politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme eux. C’est également davantage qu’en Allemagne (53 %), au Royaume-Uni (71 %) et en Italie (77 %). Parallèlement, 77 % estiment que les responsables politiques sont déconnectés de la réalité et ne servent que leurs propres intérêts. C’est aussi supérieur à ce que l'on peut observer en Allemagne (62 %), au Royaume-Uni (75 %) et en Italie (74 %).

64% des Français estiment que la démocratie ne fonctionne pas très bien. 

(5) Un sentiment de déni vis-à-vis de la loi de la majorité :

La réponse à cette question posée dans une enquête de l’OCDE (OECD Trust Survey Report) dit également beaucoup de choses sur la crise de la démocratie, a fortiori dans le contexte actuel de contestation très majoritaire dans l’opinion de la réforme des retraites en France. En effet, dans beaucoup de pays de l’OCDE, une part notable de la population considère que, lorsqu’une majorité s’oppose clairement à une politique publique, il est probable que celle-ci ne va pas être modifiée. 40 % des ressortissants des pays de l’OCDE sondés estiment ainsi qu’il est probable que la politique ne va pas être modifiée. Le taux pour la France était de 41 % (contre 32 % qui pensent le contraire).

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41% des Français pensent que, lorsqu'une majorité s'oppose clairement à une politique publique, il est probable que celle-ci ne sera pas modifiée.

(6) Un rejet particulièrement vif des partis politiques :

Seuls 16 % des Français sondés disent faire confiance aux partis politiques (Cevipof). C’est d'ailleurs l’institution en qui ils ont le moins confiance. Cette confiance est moindre qu’en Allemagne (35 %), au Royaume-Uni (26 %) et en Italie (21 %). Par ailleurs, seuls 7 % d’entre eux considèrent que militer dans un parti politique permet aux citoyens d’exercer une influence sur les décisions prises en France. Là aussi, c’est beaucoup moins qu’en Allemagne (22 %), au Royaume-Uni (16 %) et en Italie (13 %).

16% des Français seulement font confiance aux partis politiques.

(7) La tentation pour des alternatives à la démocratie :

Dans cette même enquête Cevipof, 29 % des Français interrogés soutiennent l’idée d’avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement, ni des élections – au passage, c’est moins qu’en Allemagne, au Royaume-Uni et en Italie – et 19 % que l’armée dirige le pays.

29% des Français soutiennent l'idée d'un homme fort.

(8) Le sentiment que les libertés régressent, voire que la France est un régime autoritaire :

D’après une enquête Viavoice pour Libération publiée en avril, 55 % des Français interrogés estiment que les libertés ont régressé depuis qu’Emmanuel Macron est président de la République (62 % pour les CSP-) et même pour 38 % qu’elles ont beaucoup régressé. Parallèlement, 62 % d’entre eux considèrent qu’Emmanuel Macron est plus autoritaire qu’en 2017.

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En outre, dans une enquête Harris Interactive, 26% des personnes sondées estiment que la France est un régime autoritaire.

55% des Français pensent que les libertés ont régressé depuis que Macron est président.

(9) Une adhésion non négligeable aux théories complotistes :

Selon une récente enquête Ifop, 35 % des Français interrogés déclarent "croire" aux théories du complot et même 9 % y croire tout à fait. C’est notamment le cas des moins de 34 ans (41 %), des sans diplôme (47 %), des ouvriers (49 %) et des sympathisants RN (50 %) et LFI (44 %).

35% des Français croient aux théories du complot.

(10) Le sentiment croissant selon lequel la violence paie :

De 15 à 20 % des Français interrogés dans différentes enquêtes menées suite à des violences perpétrées en marge de mobilisations sociales (contre la loi Travail de 2016, des Gilets jaunes en 2018-2019, contre la réforme des retraites ou à Saine-Soline en 2023) ne veulent pas condamner les actes violents. Se diffuse ainsi l’idée selon laquelle seule la violence peut permettre d’attirer l’attention des médias, d’être entendu par les gouvernants et, en définitive, de faire bouger les choses. Ce sont les jeunes, les CSP- et les sympathisants LFI et, dans une moindre mesure, RN qui sont les plus nombreux à ne pas condamner les violences. 

15 à 20% des Français ne condamnent pas les violences lors de mobilisations sociales.

Que faire de ce constat alarmant ?

Le problème réside dans la question de savoir si la rupture entre ces catégories et le reste de la société, en particulier les élites, est définitive ou non. Comment pouvons-nous parvenir à reconnecter ces "grands déconnectés" ? C'est un enjeu crucial pour la démocratie, car ce sont eux qui manifestent le plus de défiance, que ce soit par l'abstention, le vote blanc ou nul, ou en soutenant des candidats comme Le Pen ou Mélenchon. On observe également cette défiance sur les réseaux sociaux, où circulent des idées alternatives, des théories conspirationnistes et des fake news.

Les risques pour la démocratie sont en grande partie liés à la déconnexion de cette population. Lorsqu'on examine les détails, certaines enquêtes m'ont particulièrement inquiété. On demandait aux Français s'il serait grave que la France ne soit plus une démocratie dans les cinq prochaines années, et une petite partie de la population considérait que ce ne serait pas si grave que ça. Ces personnes sont généralement plus enclines à soutenir l'extrême droite que l'extrême gauche.

Cependant, l'un des sujets importants en matière de crise démocratique et de risques, c'est de savoir comment intégrer cette population qui, d'une manière ou d'une autre, ne se sent pas incluse dans la société, que ce soit par le monde du travail ou par la capacité à participer à la création de richesse ou au dynamisme culturel, etc. C'est cette population qui nourrit la défiance envers le système, les élites, l'exécutif, le gouvernement et Macron. C'est là que peuvent résider les risques pour la démocratie, que ce soit sur le plan électoral ou en termes de violence.

Quelle est la responsabilité des élites ? Faire reposer le risque démocratique sur les « grands déconnectés » ne risque-t-il pas d’exonérer les élites ?

Je ne rejette pas la faute sur ces catégories déconnectées. Je considère que ces jeunes, ces individus peu ou pas diplômés, ces catégories populaires ne se sentent plus valorisés ni intégrés dans la société. Ils sont dans l'incapacité de trouver un emploi durable et bien rémunéré, de vivre en centre-ville, par exemple. Pour moi, ce sont des victimes, mais qui expriment leur désarroi, leur colère et leur ressentiment à travers leur défiance.

La responsabilité des élites est de prendre en compte ces problématiques, de ne pas les ignorer ou de les stigmatiser en les renvoyant à leur ignorance, complotisme, xénophobie ou tentation populiste et autoritaire. Au contraire, cela ne ferait qu'accentuer la rupture existante entre ces "grands déconnectés" et les élites. Je pense qu'il est important de recréer des liens d'une manière ou d'une autre. La question que je me pose est encore une fois de savoir si cette rupture est définitive ou s'il est encore possible de rétablir ce type de lien.

Il est évident que les réformes des retraites, l'inflation et d'autres éléments alimentent cette déconnexion. On sait très bien que le risque ultime est de nourrir le vote en faveur de Marine Le Pen. Il faut être clair à ce sujet, car il est indéniable que certaines parties de l'électorat de Marine Le Pen sont constituées de jeunes, de catégories populaires, de personnes peu ou pas diplômées, de personnes insatisfaites de leur existence et qui ne se sentent pas intégrées ni valorisées dans la société française telle qu'elle existe aujourd'hui. Donc le rôle des élites, au sens large, est d'entendre ce cri, cette plainte, d'essayer d'y répondre et surtout de ne pas vouloir passer en force en imposant, par exemple, une augmentation de l'âge de départ à la retraite.

Comment répondre quand la crise démocratique est si tentaculaire ?

Pour moi, il existe différentes conceptions de la démocratie. Je pense qu'il y a deux types de réponses possibles à cela. D'une part, il y a ce que j'appelle la conception libérale de la démocratie, qui renvoie au libéralisme politique. D'autre part, il y a la conception citoyenne, qui vise à donner davantage de souffle à la démocratie en favorisant, par exemple, la démocratie participative. Cela permet aux citoyens de s'exprimer sur des sujets tels que le budget ou les choix d'investissement, que ce soit au niveau local ou ailleurs. On peut également envisager des référendums d'initiative citoyenne ou des conventions citoyennes, comme cela a été le cas pour les questions de fin de vie ou de climat. C'est un aspect important, mais je ne pense pas que cela soit suffisant, car tout le monde n'est pas concerné ni motivé par ces mécanismes.

C'est pourquoi j'insiste également sur la conception libérale de la démocratie, qui consiste à favoriser l'éducation avec un regard critique vis-à-vis des informations que l'on peut recevoir. Cela inclut une éducation à l'image, à la compréhension des fake news et des théories conspirationnistes en particulier. Cela concerne également l'indépendance des médias et d'autres aspects qui me semblent essentiels dans une démocratie. Dans cette vision libérale, il est crucial de revaloriser collectivement les piliers de la démocratie, tels que les médias, les partis politiques et le Parlement. Elles figurent d'ailleurs parmi les institutions les plus critiquées. Il est préoccupant de constater le rejet massif des partis politiques, alors qu'ils sont la base de la démocratie. La même chose vaut pour les médias.

Avant de généraliser les référendums d'initiative citoyenne ou les conventions citoyennes, il est également nécessaire de repartir de la base. Cela signifie avoir des partis politiques crédibles, qui ne se contentent pas de sélectionner les bons candidats pour les élections, mais qui parviennent également à saisir les préoccupations des gens et à les transformer en propositions à soumettre aux citoyens. Les médias doivent également jouer un rôle essentiel. Je suis assez préoccupé par le fait qu'aujourd'hui, il y a une forme d'"Hanounaisation" du débat politique. L'un des exemples de la campagne présidentielle de 2022 était, en effet, les échanges houleux entre Zemmour et Mélenchon chez Hanouna. Ce n'est pas nécessairement la démocratie telle que nous l'imaginions il y a quelques années.

Je pense donc qu'il est nécessaire de réhabiliter ces institutions et de veiller à ce qu'elles jouent pleinement leur rôle. Les médias doivent informer, l'éducation doit fournir des clés de compréhension de la réalité, et les partis politiques doivent véritablement se reconnecter à la société et comprendre les préoccupations de cette dernière. Enfin, il faut favoriser des "respirations" démocratiques via des référendums, des initiatives populaires, des conventions citoyennes, et même éventuellement des modalités alternatives de vote afin que les tensions inhérentes à la société ne se traduisent pas par une polarisation de plus en plus vive, et, en définitive, par des violences.

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