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L’ornière : avec ou sans Grèce, quels scénarios pour l'avenir d'une Europe dont les membres ne se font plus confiance ?
©Reuters

Blessures politiques

Alors qu'à la réunion de l'Eurogroupe à Bruxelles samedi 11 juillet, on parlait "de rebâtir la confiance", les rapports entre les états membres de l'Union européenne semblent davantage marqués par la défiance que par le sentiment de sécurité. Dans ces conditions, l'UE parait fragilisée mais n'a pas dit son dernier mot pour autant.

Gérard Bossuat

Gérard Bossuat

Gérard Bossuat est professeur à l'Université de Cergy-Pontoise, titulaire de la chaire Jean Monnet ad personam.

Il est l'auteur de Histoire de l'Union européenne : Fondations, élargissements, avenir (Belin, 2009) et co-auteur du Dictionnaire historique de l'Europe unie (André Versaille, 2009).

 

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Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Pierre Verluise

Pierre Verluise

Docteur en géopolitique, Pierre Verluise est fondateur du premier site géopolitique francophone, Diploweb.com.

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Guillaume Klossa

Guillaume Klossa

Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.

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Atlantico : La Finlande a officialisé sa rupture avec la politique actuelle de la Grèce en demandant samedi un Grexit. Les positions de la France et de l’Allemagne semblent opposées sur le cas grec. Les Etats membres de l’Union européenne manifestent quelques difficultés à se faire confiance. Est-ce une situation nouvelle ?

Pierre Verluise : La séquence émotionnelle des derniers jours n’apporte guère à la compréhension des fondamentaux. D’une part, il faut admettre une évidence historique : aucune forme politique ne traverse plusieurs millénaires de manière stable. Toutes les formes politiques naissent, évoluent et meurent, puis renaissent, évoluent et disparaissent. Il suffit de penser à l’Egypte des Pharaons, à l’empire romain, etc. La liste est longue. D’autre part, la question de la date reste entière. La zone euro et même l’UE ne sont pas éternelles, mais quand disparaitront-elles ? Personne ne peut le savoir. En revanche, chaque crise est utilisée par les diplomates – et les politiques -  comme une « aubaine » pour faire bouger les lignes dans le sens qu’ils attendaient. En règle générale, chaque crise se solde par un nouveau tour de vis, par un glissement non dit vers plus de fédéralisme et de rigueur. Ainsi, la crise de l’euro a déjà conduit au passage du fédéralisme monétaire – via l’euro – au fédéralisme budgétaire, par la possibilité maintenant donnée à la Commission – sous prétexte de « crise » - de contrôler les projets de budgets des Etat nations avant leur parlement démocratiquement élu. J’attends encore la démonstration - non seulement par le Verbe mais dans les faits - que plus de fédéralisme est effectivement la garantie d’une Europe plus puissante. Ce que je sais en revanche, c’est que les pays de l’espace UE-28 pesait 13% de la population mondiale en 1960, en représentent aujourd’hui 7,3%, et pourraient n’en peser que 5% en 2050. A cette même date, l’Afrique pèserait 2 milliards d’habitants. Reste donc la question : on fait quoi ? Il ne sert à rien de tirer sur l’ambulance, de jeter de l’huile sur le feu sous des prétextes plus ou moins fallacieux, y compris médiocrement « faire le buzz ».  L’essentiel est de trouver une réponse à la question clé : que faire pour éviter ou réduire l’effacement démographique, mais aussi économique et stratégique des pays aujourd’hui rassemblés dans l’UE ?  Le reste est du verbiage.
Les Etats membres de l’UE et de la zone euro ont-il du mal à se faire confiance ? Oui, évidemment, et depuis longtemps, parce qu’il s’agit du noyau dur : leur souveraineté. Néanmoins, à travers sept élargissements, la construction européenne est passée de 6 à 28 pays. Vous connaissez beaucoup de pays qui rejoignent volontairement un « club de perdants » ? Non, si le nombre de pays membres de l’UE a ainsi augmenté, c’est parce qu’il s’agit, dans l’ensemble, d’un succès. Pour autant, le défi est immense : il faut inventer une nouvelle forme de souveraineté. Cela ne se fait pas facilement, surtout quand on n’ose pas le dire et l’expliquer.
Notons, cependant, que les Etats européens avaient encore plus de mal à se faire confiance durant… la Première et la Deuxième Guerres mondiales, sauf entre alliés, et encore. Autrement dit, il ne s’agit pas de tomber dans l’optimisme béat. La situation est dramatique, je l’ai dit, sous l’angle démographique, économique et stratégique. Il n’en demeure pas moins que la construction européenne a offert à plusieurs centaines de millions d’Européens plus de 50 ans de paix. C’est bien pourquoi il faut réfléchir à deux fois avant de jeter le bébé avec l’eau du bain. J’ai publié suffisamment d’ouvrages critiques sur l’UE pour être à l’aise avec ça et dire à ceux qui passent leur temps à tirer à boulets rouges sur Bruxelles : « Et vous, vous proposez quoi qui tienne la route ? ». 

Bruno Cautrès : La confiance mutuelle est un élément clef de la construction européenne ; les niveaux de confiance des européens et de leurs pays ou dirigeants les uns vis-à-vis des autres ont toujours constitué une pierre angulaire de cette construction. Mais les négociations entre pays et chefs d’Etats ont souvent connu des moments de tensions ; tout le monde se souvient du fameux « I want my money back » de Margaret Thatcher, ou encore du difficile sommet de Nice en décembre 2000 pour ne prendre que deux exemples. On a d’ailleurs souvent dit que c’est à travers la résolution de ses crises que l’Europe avançait et qu’elle découvrait son chemin en le faisant. Dans le même temps, ces crises n’avaient pas le caractère dramatique de celle que nous avons avec le cas de la Grèce. Jamais auparavant en effet les incompréhensions et le manque de confiance n’auront semblé aussi forts : à la fois entre la Grèce et ses créanciers et aussi entre les pays favorables à une ligne dure vis-à-vis d’un troisième plan d’aide à la Grèce et les autres. L’Euro-groupe a été très tendu et restera dans les mémoires comme l’un des moments les plus dures de l’histoire de l’intégration européenne. On perçoit d’ailleurs des vrais effets de lassitude généralisée et beaucoup de monde pense sans doute que « enough is enough ». Au fond, cette crise grecque agit comme un puissant révélateur de tensions sous-jacentes entre Etats, et notamment la France et l’Allemagne, dans le contexte de la crise et des déficits publics. Tout un ensemble de pays ont exprimé ces derniers jours qu’ils n’avaient tout simplement plus confiance dans Alexis Tsipras et dans la capacité de la Grèce à mettre en œuvre les réformes promises. Et en économie, comme en matière de négociations internationales, la confiance mutuelle est une donnée fondamentale d’autant plus lorsque la communauté de pays en question est unie par des Traités et un ensemble d’institutions aussi élaborées et intégrées que celles de l’UE.

Gérard Bossuat : Comment, en historien, répondre à ces remarques ? La question porte sur la confiance mutuelle au sein de l’Union et elle tient pour durables des prises de positions conjoncturelles. Or tout est mouvant dans la situation de la Grèce et de l’UE en ce mois de juillet 2015. Les médias donnent une information qu’elles tiennent pour assurer, qui est démentie quelques heures après. Nous avons vécu à ce rythme insensé depuis 15 jours. Donc ma première réaction est d’appeler à la prudence et ne pas donner l’impression qu’une direction est définitive. Laissons les chefs d’Etat et de gouvernements de la zone Euro élaborer une position pratique et politique. Nous y verrons plus clair dans une semaine sans doute. Il est vrai toutefois que le déroulé des événements traduit une violence dans les relations entre les pays membres de l’Euro et même de l’UE qui sans être nouvelle manifeste une défiance réelle sur un sujet particulier : la solution de l’endettement catastrophique de la Grèce, mais aussi sur un cas plus général, celui de la méthode de gestion des difficultés survenant entre les pays partenaires de la zone euro et même sur le sens de l’unité européenne. Je ne pense pas que la situation soit nouvelle : il aura fallu des heures et des nuits de négociations pour prendre des décisions concernant la PAC dans les années 60. La crise de la chaise vide de 1965 a mis aux prises la France, seule, avec ses cinq partenaires de la Communauté européenne ; La confiance n’existait plus quand de Gaulle eut décidé de quitter provisoirement,-  une sorte de Frexit de 7 mois- les institutions communautaires européennes, ou quand il a opposé deux  fois, son veto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, en 1963 et en 1967 ; les tensions entre le Premier ministre britannique, Margaret Thatcher et ses partenaires de la Communauté européenne ont détruit une certaine confiance dans l’avenir de l’unité européenne. Le moment dramatique de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie a détruit la confiance entre la France et l’Allemagne à propos de la reconnaissance de la Croatie par exemple.
Mais en même temps des progrès de l’unité ont été réalisés qui ont reconstruit la confiance : les élargissements successifs de la Communauté européenne, les avancées de Maastricht, y compris la monnaie commune, la libre circulation dans l’espace Schengen, les élargissements aux pays de l’ex-Europe de l’est communiste, les décisions de soutien des économies et des Etats fragiles nouvellement admis dans l’Union, les fonds structurels et fonds adaptés aux situations de transition entre une économie administrée et une économie de marché, la lutte contre la corruption, et ce grand succès que fut la réunification allemande. Bref je veux dire que l’Europe n’a jamais été un espace de compromis sans tensions ni sans arrière-pensées ; Machiavel a eu des émules et la force préside encore aux relations intereuropéennes ; Mais toujours, le système communautaire incarné par les grandes institutions de l’Union a pu rétablir la situation et conduire à des compromis vitaux. Sera-t-il encore possible de surmonter la crise comme Giscard D’Estaing et Schmitt, Mitterrand et Kohl ont su faire ? L’historien n’est pas un voyant et il ne peut être sûr que la ligne directrice de l’histoire tracée depuis plus de 70 ans va se poursuivre. Il peut néanmoins observer, sans entrer dans des détails compliqués, que fondamentalement la demande d’unité est bien présente, mais qu’elle doit prendre d’autres formes que celle du passé même glorieux.

Sur le fonctionnement courant de l'Union européenne dans les prochaines semaines, mois - excepté le cas grec - qu'est-ce que ce manque de confiance peut affecter entre les Etats dans le quotidien face aux différents enjeux rencontrés ?

Bruno Cautrès : Il est trop tôt pour envisager les conséquences de la crise grecque sur les autres négociations européennes en cours (politique migratoire par exemple). Mais ce que l’on peut dire est que la relative méfiance qui a du s’installer entre certains pays pourrait produire des effets de plus longs termes. Pour la France et pour l’Allemagne, il va falloir sans aucun doute exprimer leur entente sur un autre dossier afin de montrer que la page grecque est tournée.

Face à ce manque de confiance palpable, quels sont les scénarios envisageables pour les années à venir ? Et entre-t-on dans une phase de lente agonie ou des initiatives à l’échelle européenne peuvent-elles permettre d’améliorer la situation ?

Pierre Verluise : Dans le dernier chapitre de notre nouvel ouvrage, « Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural », cosigné avec Gérard-François Dumont, aux Presses universitaires de France, nous proposons 9 scénarios de prospective.
Comme toujours, les hommes et les femmes tiennent une partie de leur devenir entre leurs mains, mais une partie se décide hors zone, c’est à dire dans le reste du monde. Il convient donc de savoir comment nous organiser au mieux, aux échelles locale, régionale, nationale et sous continentale, voire mondiale pour défendre nos chances, nos atouts et surmonter nos faiblesses. Une seule certitude, les pays hors zone ne nous feront pas de cadeau. Et on voit mal pourquoi, après plus de quatre siècles de domination européenne sur le vaste monde, les Chinois ou les Indiens et les Brésiliens nous feraient des fleurs alors que nous avons été si brutaux. C’et l’histoire, nul besoin de tomber en repentance permanente, mais il faut gagner en lucidité.
Une question particulièrement intéressante concerne la nature des relations avec les Etats-Unis. Ils disposent d’atouts et se donnent les moyens pour dominer le monde encore quelques décennies, mais leurs intérêts et les nôtres sont-ils toujours divergents ou convergents ?  Ni l’un, ni l’autre, mais comment faut-il arbitrer entre la défense de nos seuls intérêts et la défense de nos intérêts convergents, en résistant aux pressions liées à des intérêts divergents ? Pouvons-nous nous passer des Etats-Unis ? Il suffit de considérer l’Europe de la défense et la crise ukrainienne pour avoir la réponse. Voilà de formidables défis pour des géopolitiques de l’Europe qui restent à affiner, construire, partager, discuter et mettre en œuvre. La crise grecque comme la crise ukrainienne démontrent amplement que l’UE manque encore d’une véritable culture géopolitique, sans même parler d’un projet. Il y aurait tant à faire pour contribuer à l’émergence d’une véritable culture géopolitique de l’UE !

Concernant la construction européenne, je crois qu’il lui faut se réinventer. Jusqu’à l’ouverture du rideau de fer, l’argument « L’Europe, c’est la paix » a porté le processus. Depuis bien des années, cet argument – recevable - tape dans le vide parce que les jeunes générations considèrent qu’il s’agit d’une donnée naturelle. C’est faux, mais cela n’a aucune importance. Je propose que l’Union européenne se saisisse de ce slogan : « L’Europe, c’est l’emploi ». Si l’UE arrive à démontrer non pas par le seul discours mais dans les faits qu’elle est en mesure d’apporter un véritable mieux sur le sujet le plus important pour des centaines de millions d’Européens, alors son projet sera à nouveau légitimé auprès de larges pans des opinions. En revanche, si on laisse l’exploitation du thème du chômage aux extrêmes de tous bords, le résultat risque d’être chaotique.

Bruno Cautrès : Il est certain qu’il faudra se remettre de cette crise. Les dégâts vis-à-vis des opinions publiques sont sans doute déjà considérables : le spectacle donné par des dirigeants qui se déchirent, par leurs (trop) nombreuses déclarations où chacun veut montrer qu’il a davantage raison que les autres, les images en boucle de réunions interminables, les informations contradictoires (« on est tout proche d’un accord », « on a jamais été aussi loin d’un accord ») ont mis dans de nombreux pays les citoyens en position de spectateurs un peu effarés et craignant les conséquences de cette crise. Il faudrait donc rapidement que l’UE montre un autre visage et surtout qu’elle s’occupe très sérieusement du gouvernement économique et politique de la zone euro. Plusieurs fronts ont été ouverts en même temps dans cette crise et il faudra du temps pour panser les plaies : les grecs vis-à-vis de l’Europe et réciproquement, la France vis-à-vis de l’Allemagne sans doute aussi même si le couple franco-allemand a toujours surmonté ses tensions. Mais malgré tout ce que nous venons de vivre, les scenarios du proche avenir de l’UE ne vont pas dans le sens d’une « lente agonie » : au contraire, jamais nous n’avons assisté à une telle démonstration des effets puissants de l’intégration européenne. Dans les dernières propositions remises aux créanciers avant ce week-end, Alexis Tsipras a bien été conduit à reprendre à son compte des demandes très importantes de ceux-ci. Il reviendra après cette crise à Jean-Claude Juncker de tenir ses promesses sur le « plan Juncker » et de rester fidèle à l’esprit de départ de sa présidence de la commission européenne, qualifiée par lui-même de « commission de la dernière chance ».

Gérard Bossuat : L’expérience du passé que je viens de rapporter dans le paragraphe précédent m’incite à redire que la nécessité impose aux Européens de s’unir davantage et donc de trouver des solutions aux plus graves problèmes qu’ils rencontrent, que ce soit celui de la fiscalité, du terrorisme ou du passage à une économie « sustainable ». Il est nécessaire qu’ils s’unissent davantage. Monnet, un des pères de l’Europe y pensait toujours comme un moteur de l’union. Il estimait aussi, après les crises qu’il avait vécues : l’échec de la reconstruction de l’Europe après 1919, la crise économique de 1929, les violences des fascisme italien et allemand, la seconde guerre mondiale, l’obsolescence de l’appareil de production français en 1945,que l’Europe sortirait plus unie des épreuves, ce qui s’est produit effectivement. Toutefois, je reconnais que personne n’est tenu de croire cette prédiction de Monnet. Mais l’immensité des crises rappelées plus haut, les destructions matérielles et humaines sont sans commune mesure avec la crise de l’Europe depuis 2008, y compris la crise grecque. Alors clairement je dis qu’on ne peut parler d’une « lente agonie » de l’Union européenne. 
La responsabilité des décideurs politiques est donc de dégager les voies vers une union toujours plus étroite entre les peuples et les Etats européens, ce qui signifie clairement une union politique et une gestion commune de certains secteurs avec délégation de souveraineté, avec beaucoup de précautions car les peuples sont attachés à la nation et à ses valeurs, à ses références symboliques, à sa langue et sa culture.

Guillaume Klossa : Les scénarios envisageables vont dépendre de la manière dont les chefs d’état vont résoudre la crise grecque et de l’analyse et des enseignements qu’ils vont en tirer. D’abord parce que si on n’arrive pas à trouver un scénario acceptable avec la Grèce, et avec le risque que la Grèce sorte à court terme de la zone euro, c’est une véritable boite de Pandore qu’on ouvre. Et nous ne sommes pas en mesure aujourd’hui d’en analyser les conséquences, à la fois du point de vue humain, social, économique, financier et géopolitique. Un scénario probable est un effet domino avec des pressions sur d’autres pays européens, « mauvais élèves suivant ». L’Espagne, le Portugal et l’Espagne pourraient être sous pression, et ce, malgré les efforts que sont prêts à réaliser tous ces pays pour rester dans la zone euro. Paradoxalement ce n’est pas du tout ce que veulent les partisans de la sortie de l’euro par la Grèce. Mais les marchés à court terme vont s’interroger sur la sortie prochaine de pays de l’euro et spéculer là-dessus. Un effet boomerang de la sortie de la Grèce peut nous revenir. Il faut donc jouer la raison et la plus grande prudence quand on est pays membres de l’UE.
Si l’on trouve un accord, il faudra s’interroger sur l’efficacité d’une union économique et monétaire et les conditions de succès de cette zone. Cela devrait aboutir à moyen terme une fédéralisation de la zone euro après les prochaines élections françaises et allemandes. 

Quelles sont les conditions nécessaires pour construire une Union européenne qui fonctionne, en laquelle les Etats membres peuvent avoir confiance ?

Pierre Verluise : Une Union européenne qui fonctionne est une Union européenne qui se donne des règles intelligentes et les respecte. Pour avoir attiré l’attention sur la question de la corruption dans les pays de l’Union européenne dès le début des années 2000, je pense pouvoir dire que le respect de l’Etat de droit est un préalable indispensable. Or chacun sait que des pays membres – et même des candidats – s’asseoient dessus régulièrement. Si cette préoccupation avait conditionné véritablement l’arrosage de fonds européens sur la Grèce nous n’en serions pas là. Nous sommes nos pires ennemis. Il serait temps que cela cesse. Les Etats membres doivent, par exemple, arrêter d’instrumenter de manière aussi caricaturale la figure de Bruxelles pour faire passer des décisions qu’ils n’ont pas le courage de défendre publiquement. La première condition est donc le courage politique.
La seconde condition est la capacité à se projeter dans le temps : il faut agir à la fois pour ceux qui traversent actuellement des moments désespérants et pour ceux qui vont advenir dans quelques années. Nous ne pouvons pas faire porter à nos petits enfants des dettes délirantes. Il convient donc de revenir au principe de réalité. 

Bruno Cautrès : Cette question est tout sauf simple. Tout d’abord, les Etats membres ont confiance dans l’UE mais cette confiance varie dans ses formes et ses niveaux selon les pays. Cela est inextricablement lié à la construction européenne qui est une « couche » supplémentaire que l’on a ajoutée aux Etats-nations. La diversité des histoires nationales, des systèmes de gouvernements nationaux, des significations symboliques attachées à l’Europe, des moments et des contextes d’adhésion à l’UE, expliquent cette confiance à géométrie variable. Si en moins de 60 ans l’Europe a pu réaliser des avancées considérables en matière d’intégration économique et politique et consolider les fondations d’une « communauté » politique, nous n’en sommes qu’au….début ou presque de cette communauté. Le Traité de Maastricht n’a été adopté qu’il y a un peu plus de 20 ans après tout. Pour que l’UE fonctionne comme une « communauté politique » dans laquelle les citoyens et leurs Etats membres ont confiance, il faudra encore du temps et consolider, renforcer, les deux socles de ce que l’on appelle la « légitimité » des institutions européennes : d’une part le soutien des citoyens et d’autre part des politiques publiques, les réalisations touchant positivement et concrètement la vie des citoyens. L’une des conditions essentielles pour qu’un tel scenario idéal fonctionne est que les dirigeants nationaux acceptent le débat démocratique sur l’Europe. Nous venons d’assister à cet égard à tout un ensemble d’évènements paradoxaux, contradictoires : le référendum grec, mais organisé en une semaine et qui a donc toutes les chances de créer des attentes contradictoires ; des dirigeants nationaux qui parlent au nom de leur pays mais très peu d’entre eux ayant pris le soin de savoir quel est le mandat qui leur est confié par leurs peuples. Ce n’est pas comme cela, en continuant le spectacle de ces nuits de négociations, qu’un cercle vertueux au plan du débat démocratique sur l’Europe s’enclenchera.

Gérard Bossuat : Les conditions nécessaires pour construire une UE qui « fonctionne » relèvent du domaine du politique et des dispositions des opinions publiques nationales. Tout d’abord une remarque : dans la question le mot « fonctionne » est associé à celui de « confiance ». Ne donne confiance que ce qui est perçu comme fonctionnant bien. Or le système communautaire fonctionne mais ne donne pas confiance. Pourtant il produit des dispositions transposables dans tous les pays membres ; le budget est dépensé ; il est réparti entre divers fonds dont on peut voir les résultats si on décide de le faire. Il est contrôlé et préparé par le Parlement et le Conseil avec la Commission européenne. Il est toujours étonnant de considérer le système communautaire comme « suspendu » dans une haute atmosphère raréfiée, coupé de la réalité contingente ; or ce n’est pas le cas. Et pourtant, j’en conviens, il n’inspire pas confiance aux citoyens. Mais de grâce ne confondons pas ce qui relève des Etats et ce qui relève de la structure commune. C’est aux Etats à créer la confiance en actionnant le système communautaire qui sans eux ne produirait rien. Ce n’est pas le système communautaire (pas seul en tous cas)  qui est responsable d’une certaine vacuité européenne, ce sont les Etats, nos Etats membres, nos gouvernements qui plus ou moins renâclent à mettre en commun des secteurs entiers de l’activité économique et sociale européenne. Regardons la Grande-Bretagne membre à minima de l’Union européenne qui donne l’exemple de l’instrumentalisation à des fins nationales du système et des fonds communs. L’absence de politique migratoire de l’Union s’explique par les réticences des gouvernements à décider ensemble  de servir l’intérêt général européen. Comment faire évoluer les gouvernements ? Il n’y a pas d’autres moyens que la transformation des opinions publiques qui pourraient accepter un jour de cesser de servir le nationalisme en premier. Or on en est loin car les Etats membres de l’Union n’ont pas orienté le budget et donc l’action commune vers des actions spécifiquement attendues par les opinions publiques, par les citoyens de nos Etats membres : la lutte contre le chômage, l’éducation des jeunes, la lutte contre la pauvreté, l’investissement dans les secteurs novateurs, la transformation de l’économie en une économie respectueuse de l’environnement. La confiance viendra d’une attention de l’Union et donc des Etats de l’Union aux attentes des citoyens européens aussi difficiles soient-elles à satisfaire : sécurité des personnes, protection des valeurs nationales encadrée par les valeurs européennes complémentaires, adaptation des migrants aux cultures et langues européennes, développement économique préférentiel de l’Europe, co-développement avec les pays pauvres pour éviter les migrations économiques sans espoir et mortifères, fiscalité égale en Europe, coût du travail égal pour tous, protection sociale équivalente, économie de marché régulée.

Guillaume Klossa : Le défi pour l’UE sera de recréer les fondations de la confiance entre les institutions et les citoyens européens, et aussi veiller à renouer les liens entre les dirigeants européens, notamment les pays du nord et du sud. Cela passe déjà par la capacité à recréer des liens personnels. C’est une condition absolument nécessaire. Il faut aussi la volonté d’avancer ensemble et créer dynamique commune entre états. La France, Allemagne, l’Italie et des pays nordique et de l’est doivent s’associer. En effet, le couple franco-allemand n’est pas suffisant. L’ensemble des sensibilités n’est pas assez représenté aujourd’hui. A court terme il faut mettre en œuvre les grandes initiatives qui avaient été initiées par la Commission européenne comme un marché numérique unique, les nouvelles technologies, ou encore la stratégie européenne en matière d’immigration. Il faut accroitre encore l’ambition de ces initiatives pour qu’elles aient impact sur les pays européens. Il faut enfin promouvoir programme permettant un lien direct entre UE et citoyens, surtout à destination des plus jeunes. L’accélération et la démocratisation des programmes Erasmus et son élargissement aux lycéens et apprentis doit être une priorité. Le véritable enjeu est de savoir le type d’UE que nous voulons en 2030 : une grande puissance démocratique, économique et géopolitique permettant de faire valoir les intérêts européens dans un monde multipolaire mais aussi ses valeurs et sa culture et sa capacité à résoudre des conflits globaux, ou alors un simple territoire, sus en grand marché subissant la mondialisation et la confrontation des grande puissances non européennes. 

Quid de la confiance qu'ont les peuples à l'égard de l'Union européenne ? Alors que l'on assiste à un repli identitaire, comment cette confiance peut évoluer ?

Bruno Cautrès : Depuis le début de la « Grande récession » en 2008 on assiste à une baisse et parfois à un effondrement de la confiance dans l’UE dans certains pays et pas seulement la Grèce. Mais les gouvernements nationaux ne sont pas non plus épargnés par les opinions, loin de là. Le repli national et parfois identitaire s’exprime dans de nombreuses vies politiques lors des élections nationales et européennes. La confiance dans l’UE ne pourra remonter que lorsque les européens verront une responsabilité directe de l’UE dans l’amélioration de leurs vies quotidiennes, dans l’amélioration de la qualité de la vie démocratique et sociale de leurs pays. Ou en tout cas, lorsqu’ils retrouveront aussi confiance dans la capacité de leurs gouvernements nationaux à restaurer leurs économies et dans le même temps à développer leur intégration européenne. 

Gérard Bossuat : Le repli identitaire ne peut avoir un avenir quand on vit à 29 dans un ensemble de plus de 500 millions d’hommes et de femmes. La confiance en l’Europe plus que dans les valeurs du temps passé où les grandes nations européennes pouvaient régenter le monde, est intimement lié aux réponses que l’Union européenne pourra donner aux attentes raisonnables et fondamentales des citoyens, esquissées plus haut et à une extension des secteurs pris en charge par la fédération européenne dans un dialogue institutionnel nouveau avec les parlements nationaux. Il appartient aux responsables politiques de s’interroger sur une relance européenne et sur les secteurs concernés comme en son temps il y eut la relance de la Haye en décembre 1969 en vue de l’achèvement du marché commun, de l’approfondissement de l’Union sous forme d’une extension de la méthode communautaire à la monnaie et de l’élargissement de la Communauté économique européenne, ou comme en 1992 le traité de Maastricht acheva le marché unique et créa une monnaie unique. Trois pistes devraient être retenues pour une relance européenne : le changement de type d’économie en relation avec la COP 21, une défense de l’intégrité des frontières et des intérêts de l’Union contre toutes menaces, un partenariat efficace pour le co-développement euro-méditerranéen et africain.

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