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L'Italie existe-t-elle encore sans Berlusconi ?
©Reuters

Le Parrain

Condamné par la justice pour fraude fiscale, l'ancien président du Conseil a été déchu mercredi de son poste de sénateur.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : En votant la déchéance parlementaire du Cavaliere, les élites italiennes ont souhaité tourner une page de l'histoire de leur pays, en mal de représentation politique forte depuis l'opération "Mains propres" des années 1990. Peut-on dire que la République italienne existe encore en tant qu’État fort depuis le départ de Berlusconi ?

Christophe Bouillaud : Lorsque Silvio Berlusconi quitte le pouvoir à l'automne 2011, il cède la place à un Mario Monti qui reçoit pour mandat du Président de la République Giorgio Napolitano d'éviter à l'Italie de mettre en danger l'existence même de la zone euro. Les grandes forces politiques qui se sont alternées au pouvoir depuis 1993 décident de le soutenir au nom de l'Europe. Le résultat des élections de février 2013 finit par obliger ces mêmes forces politiques à gouverner ensemble dans le gouvernement d'Enrico Letta formé en avril 2013 au nom de ce même impératif européen. A l'été 2013, Sivio Berlusconi est définitivement condamné par la justice italienne pour une fraude fiscale, et le Sénat doit voter sur son exclusion ou non de ses rangs en raison de cette condamnation devenue définitive. Dès lors se pose la question de l'avenir de la grande coalition formée au printemps 2013. Non sans avoir hésité, Silvio Berlusconi décide finalement de rompre les rangs de cette majorité début octobre en demandant à ses cinq ministres de quitter leur poste. Cela provoque un vote de confiance au Sénat, où S. Berlusconi  doit se rendre à l'évidence : une part de ses propres élus, dont les ministres qu'il a envoyés gouverner le pays sous la direction d'Enrico Letta, ne veut pas le suivre dans sa mise en cause du gouvernement. Quelques semaines plus tard, le parti de Silvio Berlusconi explose en deux tronçons, un groupe, le "Nouveau Centre-droit", qui veut continuer l'expérience du gouvernement Letta, et un autre groupe, qui reste loyal à S. Berlusconi et qui reprend le nom de "Forza Italia" (Allez l'Italie). Cette séquence (novembre 2011-novembre 2013) montre qu'en fait il existe une volonté de la part de la majorité de la classe politique de sauver à tout prix la place de l'Italie en Europe. Le Président de la République G. Napolitano est le garant de cette orientation qui, pour lui, n'est pas négociable. En ce sens, il existe un Etat fort en Italie, au sens d'une volonté partagée par la majorité des élites politiques, administratives, économiques, culturelles, de "rester en Europe", et, surtout, en pratique de rester dans la zone euro. N'oublions pas non plus l'italien Mario Draghi, à la tête de la Banque centrale européenne, qui a déclaré durant l'été 2012 qu'il ferait "whatever it takes" pour sauver l'Euro.  
En d'autres temps, l'ensemble des élus de la droite seraient restés loyaux sans hésiter une seconde  à S. Berlusconi dans son éternel combat sacré contre la "magistrature" noyautée (selon lui) par des "juges communistes". En l'espèce, les personnes qui ont suivi Angelino Alfano (l'ex-dauphin de S. Berlusconi) dans la création du "Nouveau Centre-droit" veulent le maintien du statu quo actuel : pour eux, l'Italie a plus besoin d'un gouvernement que de leur leader historique. Pour le dire autrement, il y a donc un État fort en Italie, mais cet État est entièrement dédié pour l'instant au maintien de la République italienne dans la "première Division" européenne. Cela correspond aux engagements européistes et internationalistes de la République italienne quand elle est fondée en 1944-48 sur les décombres du fascisme. La République italienne se décrit elle-même depuis lors comme un morceau d'un ordre mondial et européen à venir, et non comme un État "autarcique" comme le voulut le fascisme. Cette vieille promesse n'empêche pas bien sûr l'administration, la société, la politique, de résister en pratique aux injonctions européennes de normalisation des mœurs italiennes par rapport aux standards européens ( c'est-à-dire nordiques), mais personne en Italie n'est vraiment prêt à reconnaître que les Italiens ne seront jamais aussi civiques que les Finlandais, aussi flexibles que les Danois ou les Britanniques, aussi bien formés que les Autrichiens, etc. Pour autant, pour les élites italiennes, il n'y a guère d'autre rêve possible à vendre à leurs concitoyens, "qu'être européen". On notera d'ailleurs qu'Enrico Letta a essayé de relancer l'idée bien italienne d'une vraie fédération européenne, des Etats-Unis d'Europe. En somme, il me semble que le slogan de la majorité de la classe politique italienne est, pour paraphraser un slogan du Risorgimento (1848-1861), "o si fa l'Europa, o si muore", soit nous faisons l'Europe, soit nous mourrons. 

Quelles sont aujourd'hui les figures politiques qui pourraient incarner un pouvoir central qui est de plus en plus impopulaire ?

Il est vrai que le pouvoir gouvernemental d'Enrico Letta apparaît comme impopulaire, pratiquement depuis le moment de son investiture au printemps dernier, mais il ne faut pas oublier que le président de la République Giorgio Napolitano a pris une importance de plus en plus grande dans le système politique depuis 2008 et qu'il reste plutôt populaire. Il y a d'ailleurs fort à parier que n'importe quel président de la République est destiné en Italie à jouir d'une popularité importante, en effet, ce dernier est préposé de plus en plus à  incarner  l'intérêt général italien. Par ailleurs, surtout depuis l'époque de la Présidence Pertini des années 1970, le Président joue le rôle de censeur des mœurs du reste de la classe politique dont il est pourtant issu. De fait, cela ne peut que plaire aux Italiens d'avoir un imprécateur des partis à la tête de l’État. De manière plus concrète, le président de la République apparaît comme un arbitre neutre au dessus des partis. C'est largement une illusion dans la mesure où le "roi Giorgio", comme l'appellent certains pour souligner l'étendue de son pouvoir, est sans doute lui-même un homme politique avec des objectifs clairs et affirmés : sauver l'avenir européen de l'Italie en tout premier lieu. Mais il se trouve que l'attaquer de front est difficile. Beppe Grillo oscille à son égard depuis des mois entre la flatterie légitimiste et l'insulte la plus crue. Même S. Berlusconi, qui n'a pas été gracié par G. Napolitano malgré ses demandes réitérées en ce sens depuis août 2013, ne l'a finalement pas attaqué si durement que cela. En dehors du cas du Président de la République, il est par contre probable qu'aucun dirigeant ne réussira à être désormais durablement populaire en exerçant le pouvoir  en Italie tant qu'une solution globale aux maux de l'Italie ne sera pas trouvée.
A tout prendre, ces maux sont effrayants : selon des économistes, sur la longue durée (1861-2011), la dernière décennie (2001-2011) s'avère être la pire en termes de croissance par tête, et surtout situe l'Italie comme le plus mauvais élève de l'OCDE de ce point de vue. Prises globalement, les entreprises italiennes semblent avoir perdu l'art et la manière de faire augmenter la productivité. Faire repartir durablement la croissance en Italie semble être devenu un pari presque impossible, et sans croissance, tous les dirigeants seront impopulaires. 

Le nouveau Premier ministre Enrico Letta avait été sujet de nombreuses moqueries lors de son investiture, d'aucuns affirmant que le "Hollande italien" serai viré d'ici trois mois. Ne peut-on pas dire malgré tout que ce socio-démocrate a réussi peu à peu a confirmer son assise politique. Quel est son vrai pouvoir aujourd'hui ?

Pour l'instant, Enrico Letta, qui est plutôt un chrétien démocrate de gauche qu'un socio-démocrate, a très bien joué, il a réussi à donner l'impression que c'est lui ou le chaos. Il est soutenu par le Président de la République qui a explicitement refusé de dissoudre les Chambres en cas de chute du gouvernement Letta, et qui exige du Parlement un gouvernement capable d'être le garant des engagements européens de l'Italie. La scission au sein de la droite qui s'en est suivi est une grande victoire à la fois pour Letta et pour le Président. Désormais, le gouvernement Letta s'appuie sur la reconnaissance par une part des élites de la droite (en plus de toutes celles du centre et de la gauche modérée) qu'il faut tout faire pour maintenir la stabilité politique du pays. Cette victoire tient sans doute aussi aux signaux de la part des partenaires européens qui ne veulent pas voir de crise politique en Italie, l'heure est en effet trop grave pour se permettre ce genre d'amusements: la croissance économique en Italie est au point mort; selon l'Istat, l'institut italien des statistiques, cela serait la plus longue et profonde récession depuis les années 1990, et les comptes publics se trouvent toujours à deux doigts de déraper, les banques réduisent toujours leurs encours de crédit aux entreprises qui n'investissent pas assez. Cette situation explique la faible popularité du gouvernement Letta, qui contraste d'ailleurs avec sa large assise parlementaire. De fait, les vrais soutiens de Letta se trouvent moins à Rome qu'à Paris et à Berlin. Par ailleurs, de nombreux élus de février 2013 ont sans doute bien envie de voir leur mandat parlementaire aller le plus loin possible; cela favorise Enrico Letta qui apparaît comme une garantie de ce point de vue. Il veut en effet durer au moins jusqu'au printemps 2015.

Plus largement, le cycle Berlusconi aura défini l'Italie pendant près de 20 ans. Comment définir le nouveau cycle qui semble s'ouvrir actuellement ?

C'est là une question très difficile. Si j'avais un pari à faire, je me demanderais si la vraie question n'est autre que la structuration ou non d'un axe pro-Européen/ anti-Européen. Cela dépendra beaucoup du sort de S. Berlusconi, de sa forme physique et mentale. On pourrait imaginer que son nouveau parti, Forza Italia, revienne vraiment  à certaines idées thatchériennes sur l'Europe qui avaient cours chez certains de ses leaders avant 1998 (moment de ralliement de ce parti au Parti populaire européen). Avec la force médiatique de S. Berlusconi, on peut imaginer alors que la faute des malheurs actuels de l'Italie soit rejetée largement sur l'Europe, l'euro et l'Allemagne, et cela d'autant plus que les principaux partis au pouvoir paraissent pour l'heure résolument européistes.
Les élections européennes de mai 2014 peuvent être le moment d'un tel alignement, avec si j'ose dire le "retour du Caïman", épisode 279. Cependant, il n'est même pas certain que S. Berlusconi soit encore en mesure de jouer un rôle politique à ce moment-là. Ses affaires judiciaires peuvent avoir empiré d'ici là, d'autant plus qu'il ne dispose plus, pour la première fois depuis 1994, de l'immunité parlementaire.De plus, sa santé peut le lâcher. Il a d'ailleurs eu un petit malaise à la fin de son discours de lancement de son nouveau parti. De manière plus directe, il sera très intéressant d'observer le choix de la nouvelle loi électorale nationale par le gouvernement Letta et sa majorité : retour à la proportionnelle d'avant 1993 ? retour au système mixte d'avant 2005 ? modification de la loi électorale actuelle? innovation pour l'Italie avec l'adoption du majoritaire à deux tours à la française? ou un autre système électoral inédit pour l'Italie? Nul ne sait vraiment ce qui va sortir finalement du chapeau. Mais elle permettra de savoir comment les élites actuelles veulent redéfinir le jeu politique: qui en sera exclu, quelles seront les alliances probables, etc.  Enrico Letta et sa majorité ont en tout cas la possibilité de clore le jeu en leur faveur.

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