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L'Iran, une cible qui arrange tout le monde, de Ryad à Washington en passant par Tel-Aviv et Raqqa
©Reuters

Unanimité

La mise au ban du Qatar décrétée par l’Arabie saoudite et ses alliés (Bahreïn, Égypte, le gouvernement dissident libyen de Tobrouk, Maldives, Émirats Arabes Unis et Yémen) au prétexte que ce petit émirat soutient le terrorisme international pourrait être risible si la situation internationale n’était pas aussi grave. C’est un peu « l’hôpital qui se fout de la charité ».

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Certes, le Qatar est loin d’être « blanc-bleu » dans le domaine du terrorisme (1) car il soutient effectivement l’organisation très controversée des Frères musulmans et - sans doute encore pire, il financerait via des intermédiaires de nombreux groupuscules djihadistes actifs en Syrie, en Libye et ailleurs - . Il accueille sur son sol des personnes recherchées par la communauté internationale (dont des membres du Hamas et des financiers d’Al-Qaida « canal historique » et des taliban). C’est d’ailleurs cette position de neutralité parfois jugée plus que "bienveillante" qui a permis au Qatar de dénouer des affaires de prises d’otages en servant d’intermédiaire (et parfois de financier) entre les différentes parties.

Mais sur le fond, c’est Riyad qui porte la principale responsabilité dans la propagation mondiale de l’idéologie wahhabite, la version la plus obscurantiste de l’islam qui est la base même du salafisme dont se nourrissent les idéologues de Daech et d’Al-Qaida « canal historique ».

Donald Trump qui semble raisonner plus en homme d’affaires - son objectif, ce sont les profits financiers des États-Unis - qu’en responsable politique a sa part de responsabilité dans la montée des tensions au Proche-Orient. A savoir qu’aucun observateur un tant soit peu honnête ne peut que s’apercevoir que l’objectif réel de Riyad dépasse le seul Qatar : c’est l’Iran que Washington appelle à « isoler » depuis que la nouvelle administration américaine est en place. En effet, Téhéran entretenait des relations relativement apaisées avec le petit Émirat, certes là aussi pour des raisons économiques les deux pays partageant un immense champ gazier. Derrière l’accusation de « sponsor du terrorisme » portée contre le Qatar, il y a celle qui désigne l’Iran comme le « principal soutien du terrorisme ».

Il est parfaitement exact que Téhéran a utilisé à profusion ce moyen de combat durant les années qui ont suivi l’arrivée de l’ayatollah Khomeiny au pouvoir en 1979. Il ne faut pas oublier que les États-Unis et la France ont été durement touchés, particulièrement au Liban (notamment en 1983, lors des attentats aux camions piégés dirigés contre la force multinationale de sécurité à Beyrouth, 241 militaires américains et 58 français tués). Les opposants iraniens étaient, pour leur part, impitoyablement traqués comme Chapour Bakhtiar assassiné à l’arme blanche en 1991 à Suresnes. Téhéran se livrait alors au « terrorisme d’Etat » avec pour cible prioritaire les intérêts juifs et israéliens à l’étranger (par exemple lors des attentats de Buenos Aires en 1992 et 1994). Aujourd’hui encore, les factions les plus violentes de la cause palestinienne sont soutenues en sous-main par les Gardiens de la Révolution islamique sans parler du Hezbollah libanais dont la branche militaire reste très dépendante de Téhéran. Des questions se posent aussi quant à l’accueil qui est fait par Téhéran à des membres d’Al-Qaida « canal historique » qui ont fui l’invasion de l’Afghanistan en 2001. D’ailleurs, ni Ben Laden ni son successeur al-Zawahiri n’ont appelé à s’en prendre directement à l’Iran et, plus généralement, aux chiites. Cela a été l’objet d’une polémique entre al-Zawahiri et al-Zarqawi (tué en 2006), le fondateur de la branche irakienne d’Al-Qaida qui, dans sa majorité, a muté en 2014 en « califat islamique ». Les Américains pensent qu’une sorte d’accord a été conclu entre Al-Qaida « canal historique » et Téhéran : pas d’action contre les chiites (avec toutefois des exceptions en Irak mais attribuées à Zarqawi et à ses successeurs considérés comme non parfaitement « contrôlés ») contre l’autorisation de séjour et de transit en territoire iranien. Bien sûr, les pasdarans surveillent de près ces réfugiés un peu spéciaux.

Il convient toutefois de constater que, globalement, les mollahs iraniens n’utilisent plus aujourd’hui directement le moyen terroriste, certes pas par bonté d’âme mais tout simplement parce qu’ils le considèrent comme contre-productif.

L’isolement du Qatar doit se comprendre dans la volonté des Saoud de dominer le monde sunnite au Proche-Orient dans le « grand jeu » qui les oppose au croissant chiite, Iran-Irak-Liban-Bahreïn-Yémen. Depuis longtemps le petit émirat avait fait preuve de trop d’indépendance vis-à-vis de Riyad où le pouvoir religieux demandait la tête de le famille régnante (al-Thani). Cette opération qui a forcément été préparée depuis de longues semaines a, au minimum, été encouragée par le président Trump lors de son voyage officiel en Arabie saoudite il y a trois semaines. En effet, il s’est résolument rangé derrière Riyad (ce qui n’était pas le cas durant sa campagne électorale) qui, en conséquence, a pensé avoir reçu une « carte blanche » pour lancer ce véritable coup de force dont les conséquences sont difficilement prévisibles. A noter que le président Trump lors d’une rencontre avec l’émir du Qatar, Tamim bin Hamad al-Thani, lui avait déclaré : « nos relations sont extrêmement bonnes ». Selon les officiels américains, Washington n’a été informé que quelques heures avant la mise en œuvre des ruptures diplomatiques, et de plus, pas par l’Arabie saoudite mais par les Émirats Arabes Unis. C’est assez incroyable mais, soit les Américains mentent, soit leurs services de renseignement sont nuls.

Des problèmes vont obligatoirement se poser dans le temps. Les États-Unis entretiennent la vaste base aérienne Al Udeid (construite en 2003, elle abrite notamment des B-52 et environ 11 000 militaires) à partir de laquelle ils lancent des opérations allant de l'Égypte à l’ouest à l’Afghanistan à l’est. De son côté, Ankara qui est très proche des Frères musulmans vient de finaliser l’accord bilatéral avec Doha qui doit voir l’installation d’une base militaire turque au Qatar. Elle sera forte de 3000 militaires… Enfin, la population qatarie (1,7 million dont 80% d’expatriés) risque aussi d’en souffrir car 40% des biens de première nécessité transitent par la seule voie terrestre possible qui passe par l’Arabie saoudite. L’Iran et la Turquie se sont proposés pour suppléer à ces manques en passant par les voies maritime et aérienne.

L’unité du monde musulman sunnite a, une fois de plus, volé en éclats. D’un côté l’Arabie saoudite et ses alliés traditionnels, au milieu l'Égypte qui a adopté les mêmes mesures mais peut-être surtout pour se faire pardonner les brouilles récentes entretenues avec Riyad, le Sultanat d'Oman et le Koweït qui ont maintenu leurs relations normales avec Doha, la Jordanie qui a juste abaissé son niveau de représentation, et enfin à l'autre extrémité,  les pays où les Frères musulmans ont une importante influence : Turquie et gouvernement officiel libyen (celui de Tripoli). Dans cette affaire, Téhéran se sent littéralement « agressé » par Riyad et Washington et subodore en privé une influence discrète d’Israël. Il est vrai que l’Etat hébreu considère que son principal ennemi reste l’Iran dont il continue à craindre les velléités de se doter d’un armement nucléaire malgré les accords signés avec le groupe 5+1 (les membres du Conseil de sécurité plus l’Allemagne) en 2015.

L’Iran, la cible des terroristes de Daech

Deux jours après les ruptures des relations diplomatiques avec le Qatar soit le 7 juin 2017, l’Iran a été la victime de deux actions terroristes revendiquées officiellement par Daech. Elles ont fait 17 morts et 40 blessés. Il convient de se rappeler que les chiites sont considérés par les salafistes-djihadistes comme des « apostats » (des traîtres à l’islam) qu’il convient de soumettre. Condition aggravante, Téhéran mène une véritable guerre contre Daech sur le front syro-irakien et protège le Liban de ses incursions.

La menace pesait depuis des mois et l’on ne peut que s’étonner qu’elle n’ait pas été mise à exécution plus tôt. Une vidéo en persan avait été diffusée en mars affirmant que Daech allait « conquérir l’Iran et le rendre à la nation musulmane sunnite […] provoquer un bain de sang chez les chiites ». D’autres publications dont Rumiyah et des vidéos avaient été traduites en persan. Les autorités iraniennes avaient annoncé avoir neutralisé des cellules clandestines (2) et empêché 58 attaques sans que l’on sache très bien ce qu’il en retournait car Téhéran communique peu dans le domaine de la sécurité intérieure. Une campagne de propagande visait les 9% de population sunnite iranienne (ce qui correspond tout de même à près de huit millions d’individus). Des accrochages avaient eu lieu dans la province de Kermanshah, des cadavres d’activistes étant retrouvés avec des ceintures d’explosifs dont celui de l' "émir" de Daech "Abou Ayesheh" aurait été tué.

Si Daech n’avait jamais mis en avant des militants de nationalité iranienne, sept kamikazes ont néanmoins pu être décomptés par l’International Center for Counterterrorism (ICCT basé à la Hague) sur le front syro-irakien entre décembre 2015 et novembre 2016. Il ne semble toutefois pas que la population sunnite iranienne ait été particulièrement sensible à la propagande de Daech.

Les symboles attaqués à Téhéran sont très forts : le mausolée de l’imam Khomeiny et le parlement, ce dernier étant un symbole démocratique honni par les salafistes-djihadistes et les wahhabites (2) ! Selon le communiqué diffusé par la nouvelle agence Amaq, deux martyrs se sont fait exploser près du mausolée alors que trois inghimasis (soldats d’élite « infiltrés ») attaquaient les bureaux du parlement. Selon les premiers éléments dévoilés par Téhéran, les cinq terroristes seraient des Iraniens venant du front syro-irakien : des returnees (revenants). Toutefois, deux d'entre eux parlaient un arabe parfait... Les arrestations se multiplient dont celle d'une femmes qui aurait un rôle de "leader".

Des témoignages de sympathie sont venus du monde entier (à l'exception notable de Riyad), Donald Trump faisant part de ses condoléances mais ajoutant : « les États qui appuient le terrorisme risquent de devenir les victimes du mal qu’ils soutiennent ». Il doit savoir de quoi il parle, les États-Unis et l’Arabie saoudite ayant, lors de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan, porté sur les fonds baptismaux ce qui deviendra Al-Qaida : 15 des 17 kamikazes du 11 septembre 2001 qui appartenaient à la nébuleuse étaient des citoyens saoudiens…

Téhéran se retrouve donc au centre de la tourmente au Proche-Orient. Accusé par les États-Unis, Israël et l'Arabie saoudite de toutes les turpitudes, handicapé par les sanctions internationales, menant une guerre épuisante et coûteuse en hommes en Syrie et en Irak et maintenant directement frappé au coeur de son territoire par Daech, il est à craindre qu'à l'intérieur, le vent ne souffle plus vers plus de libéralisation!

Plus généralement, tous les observateurs attendaient de connaître les décisions du nouveau président américain élu. Il s'avère qu'à l'international, Trump semble avoir été rattrapé par les neoconsevateurs très représentés chez les Républicains mais aussi chez les Démocrates dont Hillary Clinton. D'ailleurs, un "ouf" de soulagement avait été poussé quand elle n'avait pas été élue car elle prônait une politique étrangère très musclée et pleine de risques pour la stabilité mondiale. Malheureusement, les différentes affaires rondement menées qui le mettent aujourd'hui sur un siège éjectable paraissent l'avoir obligé de changer d'optique en adoptant un ton encore plus belliciste que celui de sa concurrente. Le lobby de l'armement (totalement neocon en ce qui le concerne) se frotte les mains, les premiers résultats en espèces sonnantes et trébuchantes ayant été obtenus en Arabie saoudite. Cela dit, le président Trump nous réserve peut-être encore de nouvelles surprises tant il est imprévisible. Même les Russes semblent avoir beaucoup de mal à le comprendre.  

  1. 1 : Pendant des années la France a accueilli sur son sol des activistes terroristes de mouvements séparatistes ou d’extrême gauche (ETA, IRA, PKK) qui étaient recherchés dans leurs pays d’origine. C’est à ce prix que les autorités politiques achetaient la tranquillité sur notre sol.
  2. 2 : 18 suspects utilisant la messagerie Telegram avaient été appréhendés il y a un an. il convient de se rappeler que des élections relativement honnêtes (certes les Iraniens votent mais pour des candidats choisis par le pouvoir au préalable) ont lieu régulièrement en Iran, la dernière du 19 mai ayant accordé un deuxième mandat présidentiel de quatre ans à Hassan Rohani.

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