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L’Europe, victime de la mondialisation, un coup des "néolibéraux" ? Ces penseurs que Matthias Fekl devrait lire s’il voulait vraiment comprendre la question libérale sur le sujet
©Reuters

Accusé libéralisme levez-vous !

En plein débat sur l'opposition wallonne au traité CETA, le secrétaire d'Etat chargé du commerce extérieur, Matthias Fekl, s'est livré cette semaine à une critique des "dogmes néolibéraux", appelant par ailleurs à un retour de la puissance publique dans les négociations économiques internationales.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Matthias Fekl (membre je crois d’un gouvernement de gôche réformiste, pro-européen et pro-BCE) vient de dénoncer les "dogmes néolibéraux", dans le contexte de la "résistance" wallonne au traité de libre-échange avec le Canada. Je cite, attention c’est du brutal : "il faut arrêter de croire au dogme disant que la mondialisation ne fait que des gagnants ; pendant trente ans, on nous a seriné ça : c’est totalement faux" ; et "Il y a besoin d'un retour de la démocratie et d'un retour de la puissance publique dans les négociations économiques internationales". Je dis non, non et non.

1) Non : la mondialisation n’a pas été vendue ainsi, en tous les cas pas par les économistes

Mathias Fekl devrait s’intéresser un peu aux débats académiques des 30 dernières années, ainsi qu’à l’avis des praticiens des entreprises et des marchés financiers. Contrairement aux agences de communication et à divers politiques (dont de nombreuses anciennes idoles de la gauche gouvernementale : Delors, Bérégovoy, DSK, Lamy, etc.), les universitaires ont maintes fois dit et démontré que la mondialisation est analogon du progrès technique : ils sont tous les deux faits pour détruire des emplois… ET en créer de nouveaux. Depuis des décennies, en Occident, aucun gouvernement n'a jamais entravé durablement le progrès technique : personne ne devrait vouloir stopper le libre-échange. Dans les deux cas, il y a des gagnants ET des perdants, et c’est pourquoi il revient à un certain nombre d’institutions (Etats, banquiers centraux, associations…) de s’occuper le moins bêtement possible du transfert d’une partie des gains vers l’indemnisation ou la requalification des perdants. Des milliers de pages ont été écrites sur ce sujet, par des gens qui ne sont pas d’horribles néo-libéraux ou des marginaux (Amartya Sen, Paul Krugman, Paul Samuelson, Dani Rodrick, Maurice Obstfeld, j’en passe des centaines…), et même sur les marchés on trouve de nombreuses personnes très prudentes vis-à-vis de la libéralisation de certains segments (au-delà des effets collatéraux toujours un peu incertains sur les marges d’une concurrence accrue : dangers d’une ouverture mal maîtrisée du compte de capital dans certains pays, acceptabilité politico-sociale à terme d’un choc commercial mal préparé, etc.).

Toujours très en retard sur la littérature pointue comme sur les pratiques courantes des gens qui travaillent dans des entreprises, les bureaucrates comme Matthias Fekl (IEP, ENA, tribunal administratif, député du Lot-et-Garonne, on croirait le CV de Hollande) dénoncent une propagande et un "dogme" qui n’ont en fait existé que dans leurs cercles, dans le petit milieu consanguin qu’ils fréquentent. Ils seraient bien surpris d’apprendre que la moitié du temps d’un chercheur sur les questions de commerce international, à Harvard comme à Paris ou à Chicago, est consacrée aux effets redistributifs des échanges, aux conséquences variées sur l’emploi, à la modélisation par la théorie des jeux des coalitions de perdants nets, aux effets émergents du type "winner takes all", aux particularités de l’insertion de la Chine, etc. On ne va pas faire ici un reproche de complaisance ou de naïveté à une profession qui depuis le théorème HOS, depuis le paradoxe de Leontieff ou depuis les travaux de Balassa, a passé son temps à affirmer la dimension contre-intuitive, complexe et changeante, et parfois "inégalitaire", de la globalisation. La blague "Quel est le point commun entre le paradis et le libre-échange ? Tout le monde veut y aller, mais pas trop vite" est typiquement une blague d’économiste. De bonnes choses ont été écrites aussi en France sur ces sujets par des pédagogues, je pense à Alexandre Delaigue par exemple, ou au site Melchior de l’Institut de l’entreprise pour les enseignants de SES, ou à Daniel Cohen à l’époque où il écrivait de bons livres ("Imaginer ce qu'aurait été le destin informatique de la France si elle n'avait pas eu accès aux produits de Microsoft et si elle ne s'était appuyé que sur Bull").  

Les économistes soutiennent (comme la plupart des acteurs du secteur privé à leur façon) que le plus souvent les gains liés à un surcroît d’échanges sont assez substantiels pour ne pas laisser grand-monde sur le bas-côté, à condition toutefois que les institutions soient assez solides, crédibles, contra-cycliques (c’est loin d’être le cas en zone euro…) et engagées en faveur d’une approche à peu près "rawlsienne" de ces questions. C’est plutôt l’optimisme qui doit prévaloir une fois que les bonnes règles ont été bien posées… et pourtant la charge de la preuve se situe encore chez ceux qui ont eu raison depuis trois siècles contre les jérémiades mercantilistes, péronistes, PNUDistes, j’en passe et des pires.

Il se trouve que la pratique converge grosso modo vers le genre de conclusion dressée par les économistes : peu de gens sérieux pensent comme Trump que l’Alena a été néfaste à l’économie américaine dans son ensemble ou même à un nombre élevé, dirimant, de personnes fragiles. Peu de gens sérieux envisagent avec sérénité l’idée d’une reconstitution des barrières douanières au sein de l’Europe ou, dans les années qui viennent, avec l’Angleterre, et surtout pour les plus pauvres (qui n’ont pas accès à des stratégies complexes de réseaux sociaux ou de diversification de leurs actifs). Ceux qui suivent des pays comme le Chili (versus l’Argentine…) ou, dans un autre style, Taiwan, savent de quoi il retourne pour les petits pays ; et, pour les gros, l’ouverture contrastée de la Chine et de l’Inde nous fournit aussi de belles expériences naturelles. Rien de dogmatique là-dedans : la théorie des avantages comparatifs ne manque certes pas de grandeur, mais les études empiriques prolifèrent pour valider l’insertion raisonnée dans les échanges, y compris selon des critères sociaux, environnementaux, etc. A moins de rejeter des tonnes d’expertises venues d’horizons divers et d’applaudir à la "victoire" de Jeremy Corbyn, l’option choisie par Matthias Fekl : ce dernier aimerait résumer son parcours par un "de Francfort à Marmande", alors que son parcours politique commence chez DSK pour finir quelque part du coté de Montebourg (ou pire).

2) Non : la mondialisation n’est pas le phénomène dominant dans la "montée des inégalités"

Il s’agit en fait d’une plus grande dispersion des revenus, pas forcément d’inégalités au sens où on l’entend en France (pays où une inégalité est immédiatement une injustice et où, soit-dit en passant, la dispersion des revenus est relativement faible et très stable depuis des décennies…). De plus, les gains fabuleux des "1%" en haut de la "distribution" des revenus sont plus liés au progrès technique (biaisé en faveur des très qualifiés) qu’à la mondialisation : sinon, par exemple, les petits pays très ouverts comme la Suède seraient forcément plus "inégalitaires" en tendance que de gros pays relativement fermés comme les Etats-Unis, ce qui ne semble pas être toujours le cas. Les inégalités de nos jours concernent plus les statuts que les revenus (surtout dans un pays comme la France…), doivent beaucoup aux restrictions foncières qui exacerbent les inégalités patrimoniales, et doivent aussi à la déstructuration des familles (un thème que vous ne trouverez pas souvent chez Piketty, allez savoir pourquoi). On parle d’inégalités nouvelles, "fractales", et aussi souvent générationnelles, dont on voit mal le lien direct avec la mondialisation. Alors que cette dernière a aussi produit de vraies avancées tangibles pour les ménages à bas revenus (cf les travaux de David Dollar et Art Kraay pour la Banque mondiale, par exemple).

Enfin, depuis 2008, un certain nombre de problèmes sociaux remontent en Occident, suite à la grande crise, comme le chômage de longue durée : alors que justement cette crise a fait évoluer le commerce international de façon bien moins dynamique. Ce n’est pas un hasard si les boites de transport maritime font faillite (et pas seulement en Grèce), si les indicateurs du prix du fret sont au nadir : dans une crise de déflation, une crise de la demande agrégée, on importe moins, et au passage la valeur des matières premières diminue (depuis 4 ans, les prix de l’énergie ont perdu 60%, les métaux industriels ont perdu 30%, les céréales ont perdu 40%). Ci-dessous, j’utilise les données de référence qui sont celles du Central Planning Bureau néerlandais, et ce sont ici des données en volume (pour les marchandises, à l’échelle globale), ce qui minimise le fléchissement des dernières années : on voit tout de même que le rythme de la période pré-crise n’est plus, on ne peut pas parler de "dé-mondialisation" ou de "re-localisation", mais tout de même cela relativise bien des discours à la Fekl :

Conclusion : focalisons-nous sur les inégalités qui dépendent de nous (politique monétaire mal pensée, fiscalité mal fichue, système éducatif régressif, etc.), et organisons de meilleurs transferts, mais ne cassons surtout pas une poule aux œufs d’or qui depuis 2008 ne fonctionne déjà plus à plein rendement !!

3) Non : le retour de la puissance publique dans les négociations est un non-sens 

Primo, un retour suppose un départ antérieur. Il n’y en a pas. La puissance publique ne sort pas des échanges, elle n’y est plus, totalement dépassée par la force de la nouvelle logique industrielle qui fait qu’il y a plus de valeur ajoutée américaine que française dans un Airbus, et que le moindre produit même basique implique la coopération à peine consciente d’une myriade d’acteurs à l’échelle globale. Il ne s’agit plus de négocier comme des marchands de tapis à l’Elysée ou au Kremlin, entre administrations ou firmes para-publiques. Ce que ne peux pas comprendre Matthias Fekl, c’est que ce que l’on désigne encore de nos jours sous le vocable de "commerce international" n’est plus un commerce (c’est une répartition de tâches le long d’une chaîne de valeur globale très étirée, très décentralisée) et n’est plus international (c’est inter-entreprises et, de plus en plus, intra-groupe). Il est donc de moins en moins légitime et de moins en moins efficient que des bureaucrates appuyés par 20% de la population (et je suis gentil avec le gouvernement actuel) s’immiscent dans des affaires privées, "en temps réel", complexes et impliquant des centaines d’entités dans des dizaines de pays : que nos fonctionnaires s’impliquent dans la vente d’avions de chasse vers des pays dictatoriaux avec le soutien des finances saoudiennes, soit ; mais quand il s’agit du processus hyper-compétitif de fabrication d’écrans plats entre Taiwan et la Californie pour servir aux DVD de Madame Michu…

Le nouvel ordre industriel est largement spontané, évolutif, réticulaire : il ne se négocie pas entre démocrates ou entre satrapes dans les couloirs de l’OMC ou de Bruxelles, il s’organise au jour le jour dans une constellation de microdécisions privées, un peu partout, en fonction d’une logique somme toute assez démocratique qui est celle du client roi. Les années 1950 sont révolues. Les politiques sont nostalgiques d’un monde où ils pensaient organiser ou canaliser les échanges, ce monde ne reviendra pas ou alors cela coûtera très très cher. On va bientôt peut-être mieux s’apercevoir de l’utilité limitée de l’UE grâce au Brexit, et un auteur comme Rose a bien montré le fort peu d’utilité réelle de l’OMC, au-delà de l’aspect "forum" qui peut toujours être utile à la marge. Cela ne signifie pas que les politiques n’ont rien à faire : au contraire, comme on l’a vu plus haut, ils doivent notamment organiser des transferts justes et pas trop désincitatifs entre les gagnants et les perdants, et rien que dans ce domaine l’espace de discussion démocratique est potentiellement très large. Mais ils n’ont rien à faire dans la vie quotidienne des chaînes de valeur, déjà assez polluées comme ça par les décisions des banques centrales ou à la marge par celles de l’Opep par exemple.  

Deusio, le "retour des politiques" dans ce domaine était déjà à craindre avant l’organisation du monde par chaînes de valeur fragmentées car "le libre-échange est le seul domaine qui oppose la totalité des économistes à la presque totalité des hommes politiques" (Paul Samuelson). C'est principalement une question d'économie politique, liée à l'asymétrie de diffusion des gains et pertes : les gains du libre-échange sont diffus, dispersés sur l'ensemble des consommateurs, et rares sont ceux qui font le lien avec l'ouverture des marchés. On "oublie" ou on ne préfère pas savoir que le lecteur DVD à 50 euros ou la chemise à 5 euros n'ont pas été fabriqués, ne peuvent pas avoir été fabriqués, sur le territoire national. Même avertis, les consommateurs ne sont pas organisés pour faire connaître leur point de vue. Par contre, les pertes sont localisées, visibles et significatives pour les perdants. Ces pertes sont focalisées sur des industries organisées, avec des connexions politiques. Les lobbies savent se faire entendre auprès des médias et du personnel politique, ils ont table ouverte chez des gens comme Matthias Fekl. De sorte qu'au total on entend toujours ceux (peu nombreux) qui perdent, jamais ceux (très nombreux) qui bénéficient de l'ouverture du commerce.

Mes exemples sont un peu anciens et sur données US, ils fournissent tout de même un ordre de grandeur. Une famille monoparentale américaine dont le revenu annuel moyen est de 25 000 dollars dépense plus de 300 dollars en droits d'importation, dont les deux tiers pour les vêtements, ce qui représente trois jours de salaire par an. Les mesures protectionnistes dans le secteur de la construction automobile aux Etats-Unis dans les années 1980 (accords de limitation des importations avec le Japon) ont coûté plusieurs centaines de milliers de dollars par emploi sauvé. Et les taux douaniers moyens dissimulent le fait que ce sont les pays pauvres qui sont les plus durement touchés par les droits de douane. En valeur absolue, les USA perçoivent plus de droits de douane sur les importations en provenance du Bangladesh (environ 400 dollars de PIB par habitant) que sur celles en provenance de France (environ 25 000 dollars de PIB par habitant), en dépit du fait que les USA importent douze fois plus de produits français (en valeur) que de produits du Bangladesh. La raison en est simple : ce sont les produits à forte intensité de main-d'œuvre qui subissent les pics. Par ailleurs, les droits appliqués à une même catégorie de biens sont plus élevés pour la version bon marché que pour la version de luxe. C'est ainsi que les textiles synthétiques sont plus taxés que la laine et le coton, eux-mêmes plus taxés que la soie... Les exemples sont légion. Au total, les droits de douane devraient être analysés comme des taxes régressives sur les plus pauvres. Heureusement que les gens comme Matthias Fekl se disent internationalistes.

On le voit, la logique politique et "démocratique" dans ces affaires est viciée, avec un biais favorable aux lobbys, à l’opacité, à la défense déraisonnable de l’emploi traditionnel "à tout prix", à la surreprésentation des campagnes et des wallons, à l’oubli de tout ce qui ne se voit pas (les gains énormes pour le consommateur lambda). C’est d’autant plus choquant chez Matthias Fekl que ce triste sire est censé s’occuper du commerce extérieur et (concrètement) de l’aide à nos PME exportatrices qui ont besoin de marchés ouverts (et ouverts partout, donc) pour s’épanouir, faire valoir leurs atouts, créer des emplois, etc. Si les politiques veulent revenir quelque part et faire œuvre utile, qu’ils reviennent vers le régalien : défense, justice, politique monétaire. Ces domaines sont en lambeaux ou satellisés vers des incompétents loin de chez nous, alors qu’ils relèvent de la souveraineté au sens le plus noble du mot.

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