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L'Europe est-elle ultra-libérale ?
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Nature économique

C’est à longueur de journée qu’à la veille des élections européennes on nous ressasse, sur les ondes et les réseaux sociaux, cette formule à l’emporte-pièce : L’Europe est ultra-libérale. Qu’en est-il vraiment ?

Dominique Perrut

Dominique Perrut

Docteur en sciences économiques (Paris-1), chercheur indépendant à Paris, Dominique Perrut est l’auteur de communications, articles et ouvrages portant sur les intermédiaires financiers, la régulation et l’économie européenne (L’Europe financière et monétaire, Nathan ; Le système monétaire et financier français, Seuil, coll. Points).

Professeur associé des universités, il a enseigné l’économie européenne en France et en Europe (1992-2013). Il participe aux travaux de plusieurs Think Tanks et ONGs européens. Il est membre du Comité de pilotage de Confrontations Europe.

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On notera d’abord que cette assertion disqualifie toute contestation, tactique très prisée des populistes, car elle stigmatise tout contradicteur, identifié à une cause désignée d’avance comme mauvaise. Elle ferme donc la porte au débat. Laissons donc cette porte fermée pour ouvrir celle des vraies questions : Quelle est la nature économique de l’Europe ? Comment doit-elle faire face à la mondialisation, d’une part, et à ses difficultés économiques, d’autre part ?

Quelle est la nature économique de l’Europe ? Parmi les valeurs fondamentales de l’Union, celles qui forment le socle de la construction, on trouve le principe selon lequel l’Union est une « économie sociale de marché ». Gravé dans le marbre par le Traité de Lisbonne1, ceci signifie que l’Europe reconnaît les modèles sociaux et économiques nationaux du continent, lesquels incarnent des valeurs profondément sociales, héritées des belles utopies des deux siècles précédents. Ces modèles sont aujourd’hui fondés sur trois piliers. D’abord le mutualisme, où le capital est détenu par le sociétaire selon le principe démocratique : une personne, une voix. Puissant en France, notamment dans le secteur financier2 et dans celui de la santé, le mutualisme ne l’est pas moins en Allemagne et dans de nombreux autres pays. Ensuite, des systèmes sociaux très protecteurs et redistributeurs, ce qui n’est pas contesté. Ces dispositifs doivent bien sûr évoluer en fonction des transformations sociales et démographiques, mais restent encadrés par la Charte des

droits fondamentaux de l’Union Européenne qui a acquis, avec le traité de Lisbonne, une force juridique contraignante. Enfin, un marché unique, qualifié ainsi parce qu’il n’est pas le lieu d’une concurrence débridée, mais celui d’une compétition fondée sur un « socle concurrentiel commun »3, pour éviter la course au moins disant réglementaire. Dans ce système, la libéralisation de l’économie européenne s’accompagne, notamment depuis trente ans, de règles communes élaborées dans le cadre d’un processus d’harmonisation réglementaire, défini démocratiquement par les élus du Parlement et les Ministres nationaux. Le but de cette harmonisation est de protéger le consommateur et l’épargnant, de préserver l’environnement et d’assurer la stabilité du système économique et financier. Voici la vraie nature économique de l’Europe, tableau bien éloigné de nombre de proclamations en vogue.

Défis et obstacles. Tout ne va pas bien dans l’Europe, loin de là. L’Union est insérée dans la mondialisation et celle-ci a développé le poids des multinationales, souvent supérieur à celui de nombreux pays de taille moyenne4. Ces grandes firmes jouent de la concurrence fiscale entre les différents États européens, c’est-à-dire des failles de l’harmonisation, très insuffisante en matière fiscale, car les Etats membres s’arc-boutent sur leurs intérêts à courte vue, avec l’arme du vote à l’unanimité qui prévaut sur ces questions. Dans ce domaine comme dans plusieurs autres, il est vital de faire sauter le verrou de l’unanimité, intenable avec 27 membres. La réponse à la mondialisation se trouve donc non pas dans moins d’Europe, mais dans plus de coordination européenne, afin d’apporter, outre la fiscalité, des réponses dans plusieurs domaines politiques essentiels : les migrations, la sécurité et la défense, les relations extérieures, l’environnement et la pauvreté, deux questions liées. Faute d’une volonté politique suffisante, la faible capacité de décision entre responsables politiques dans les instances 

intergouvernementales est le vrai talon d’Achille de la construction européenne.

Les règles budgétaires et de gouvernance économique sont aussi à revoir. Ni la Commission, ni même les responsables allemands ne diront le contraire. Mais cette révision passe par un nouveau traité, processus long et politiquement délicat. Cependant, là encore, le principal obstacle à une bonne gouvernance n’est pas celui des règles, mais celui de l’incapacité des responsables politiques nationaux à tirer parti ensemble des règles et outils existants, réformés en profondeur depuis la crise de 2008, pour répondre aux deux défis essentiels de l’économie de l’Union5. Il s’agit, d’une part, de réduire la fracture économique, lourdes de risques majeurs, entre le Nord et le Sud de l’Europe, notamment en rééquilibrant les comptes extérieurs des pays6. Il faut, d’autre part, relancer l’économie, notamment au moyen du Plan d’investissement7. Celui-ci est en passe de tenir son objectif, mais ce n’est qu’une demi-réussite. Certes, on atteindra 500 milliards d’euros de financements pour la période 2015-2020. Cependant, les Etats membres n’ont pas voulu participer directement au Plan en investissant conjointement, aux côtés du budget de l’Union et de la Banque européenne d’investissement, dans le Fonds européen pour les investissements stratégiques8, ce qui aurait pu doubler, voire tripler l’envergure du Plan et apporter, du même coup, une réponse plus énergique au défi climatique. Une fois de plus, les États ont privilégié une conception étroite de leurs intérêts. Ils ont pratiqué la politique dite du « juste retour », préférant s’engager dans des projets strictement nationaux9.

Par ailleurs, construction remarquable, unique dans l’histoire, l’Union, est devenue, personne ne le niera, d’une redoutable complexité, ce qui l’éloigne des citoyens et nourrit, de ce fait, nombre d’incompréhensions et de griefs, qui font le lit du populisme. L’Union doit donc se réformer, se simplifier, devenir lisible pour le citoyen.

Les détracteurs de l’Europe préfèrent, par calcul politique, adopter un discours de rejet de l’Union. On constate toutefois que depuis le pénible feuilleton du Brexit on n’entend plus guère de voix pour proposer une sortie de l’Union, ou même de l’euro. Il y a là une contradiction, dont les démagogues tentent de se sortir en mettant en avant une « autre Europe », qui serait celle des « peuples ». Vague et creuse, la formule veut donner à entendre que l’Europe n’est pas démocratique. C’est faux, l’Union est fondée sur des principes et des institutions démocratiques (procédures législatives, élections européennes, instances juridictionnelles…) Cependant, il est vrai qu’elle souffre de graves insuffisances, notamment en raison de sa complexité et de l’inertie des responsables des États membres.

En Europe, le capitalisme a été aménagé en économie sociale de marché. Celle-ci doit être plus que jamais régulée à l’heure de la mondialisation, où les grandes firmes cherchent à faire prévaloir leurs intérêts en mettant à profit les lacunes du marché unique. En réponse, l’Europe doit achever l’harmonisation réglementaire afin de mettre en place un référentiel de normes, entre autres environnementales, sociales et financières, pour protéger le citoyen et l’écosystème ainsi que pour assurer la stabilité économique. L’Europe a ainsi vocation à jouer un rôle de leader dans le monde pour entraîner à sa suite d’autres pôles de la planète, à commencer par ceux qui refusent le risque d’être, dans un futur proche, soumis à un système mondial dominé par la Chine et les Etats Unis.

1 Article 3-3 du Traité sur l’Union européenne.

2 Les réseaux bancaires mutualistes représentent en France plus de la moitié des crédits et des dépôts bancaires.

3 C’est la notion de Level playing field, désignant une concurrence fondée sur un corpus de règles communes.

4 Par exemple, le chiffre d’affaires de Volkswagen AG, de Toyota et d’Apple dépassent, en 2018, le PIB de la Grèce ou du Portugal.

5 D. Perrut, « Comment consolider la zone euro », Question d’Europe n°478, Fondation Robert Schuman, 6 juin 2018. https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-478-fr.pdf

6 Il s’agit surtout, bien sûr, du lancinant problème des excédents commerciaux, notamment allemands.

7 Ou Plan Juncker. Celui-ci a démarré en 2015.

8 EFSI ou European Fund for stratégic investments.

9 D. Perrut, « Se saisir du défi climatique pour bâtir le futur de l’Europe ». Question d’Europe n° 500, Fondation Robert Schuman, 28 janvier 2019. https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-500-fr.pdf

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