L’Europe des cigales et des fourmis qui avaient changé de rôle : l’heure de vérité pour la solidarité de l’Union<!-- --> | Atlantico.fr
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La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors d'une conférence de presse au Parlement européen à Bruxelles, le 22 juin 2022.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors d'une conférence de presse au Parlement européen à Bruxelles, le 22 juin 2022.
©JOHN THYS / AFP

Quand la bise de l’hiver 2022/23 sera là

Afin de surmonter la chute des livraisons de gaz russe, la Commission européenne demande aux Etats membres de l'UE de réduire, entre août 2022 et mars 2023, leur consommation nationale de gaz d'au moins 15% par rapport à la moyenne des 5 dernières années. L’Espagne, le Portugal et la Grèce s'opposent à ce plan de sobriété européen et ont critiqué une annonce faite sans consultation.

Bruno Alomar

Bruno Alomar

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

 
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Jérôme Quéré

Jérôme Quéré

Jérôme Quéré est Délégué général du think tank Confrontations Europe. 

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Atlantico : La Commission européenne a réclamé à tous les pays membres une économie de 15 % de la consommation de gaz. L'Espagne, le Portugal et la Grèce ont fait savoir qu’ils s'opposent au plan de sobriété européen et ont critiqué une annonce faite sans consultation et sans tenir compte des réalités diverses en matière d'infrastructures énergétiques. Comment analyser ce qui est en train de se passer ?

Jérôme Quéré : Sur un plan purement pragmatique, la Commission a raison de demander cet effort à tous les États membres. Une crise se profile et cet hiver nous aurons froid à cause de la crise en Ukraine et du chantage de Vladimir Poutine. Mais ensuite, vient la question de la méthode : des annonces directes sans consultation préalable. Il faut se mettre à la place de pays qui ont souffert de la crise de 2008 et à qui la Commission, notamment, a demandé de faire des efforts drastiques. C’est la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande. C’est quelque chose à prendre en compte. L’UE ce n’est pas seulement la France et l’Allemagne, il faut mettre tous les pays autour de la table pour discuter et s’arranger. L’EU a fait preuve de beaucoup de flexibilité ces derniers mois, et je pense qu’elle saura encore le faire. Je pense que c’est avant tout un problème de forme et au final tout le monde sera solidaire. De la même manière, les objectifs climatiques ont été adoptés, à l’échelle européenne, ce sont les plus ambitieux du monde mais chaque Etat va faire ce qu’il peut. Comme je l’ai dit, l’UE a déjà été très flexible, elle a notamment accordé une dérogation à l’Espagne et au Portugal concernant la fixation du prix du gaz et de l’électricité. Les prix ont flambé à cause de la guerre en Ukraine, or l’Espagne et le Portugal en subissent moins l’impact. Ils le sentiront tôt ou tard, notamment au niveau alimentaire, mais cela reste différencié. Espagne, Portugal et Grèce sont moins dépendants du gaz russe. Sauf qu’il y a une très forte interdépendance en Europe. Et si tous ces pays se tournent vers le réseau gazier algérien, pas sûr qu’il soit en mesure de pallier la situation.

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A quel point les cigales d’hier sont devenues les fourmis d’aujourd’hui, et inversement ?

Jérôme Quéré : En 2008, la crise qui a frappé très durement ces pays venait de l’extérieur, des États-Unis, même s’il y avait des relais dans les pays. A ce moment-là, on a demandé à ces pays de faire énormément d’efforts et ils l’ont fait. Cela a été très dur, en Grèce, certains pays n’avaient plus d’argent pour enterrer leurs morts. C’est quelque chose qui marque. Donc on ne peut pas se permettre d’être uniquement des pragmatiques de court terme. Il va falloir que les Allemands et les pays nordiques se souviennent de l’effort que vont devoir faire d’une manière ou d’une autre les pays du sud, car il y a quelques années, ces mêmes pays du nord étaient bien moins enclins à faire des efforts pour faire les autres. Il faut toutefois nuancer les choses et préciser que l’Allemagne a fait beaucoup d’effort sur sa vision de la solidarité européenne. Angela Merkel a concédé beaucoup de choses sur la fin : endettement commun, flexibilité budgétaire, etc.

Concernant le gaz, certains pays ont effectué le travail de sortir de la dépendance vis-à-vis de la Russie, comme les pays baltes, car en 2014 ils étaient aux mains de Vladimir Poutine. Les Allemands, eux, n’ont pas retenu la leçon de la même manière car ils étaient engagés dans Nord Stream 1 et 2. Ils vont en payer les conséquences, et toute l’Europe avec, d’une certaine manière.

Dans quelle mesure est-ce un moment clé pour la solidarité européenne ?

Jérôme Quéré : Je ne pense pas qu’il va y avoir de fracture. Lorsque l’on négocie, il est aussi normal de hausser la voix par moment. Ce qui est sûr, c’est qu’il va falloir gagner en indépendance énergétique, c’était déjà le cas avant le début de la guerre en Russie, et cela devient d’autant plus pressant. C’est l’un des secteurs où nous sommes l’un des plus dépendants. Vladimir Poutine nous confronte à nos responsabilités sur le sujet bien plus tôt que prévu, mais il était important d’avoir ce cheminement. L’Allemagne s’est fourvoyée sur ce plan, notamment avec Nord Stream 2. On savait que la Russie utilisait ses armes économiques comme des outils, mais on n’a pas voulu voir. L’ancien chancelier  Schröder le savait, il était pressenti pour le Conseil d’administration de Gazprom.

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On peut élargir cette perspective, en Italie, la crise politique est en cours. Si elle marque le retour de Matteo Salvini, qui a prêté « allégeance » à Poutine, cela va être très compliqué pour les Ukrainiens et pour la solidarité au niveau européen. Viktor Orban a un comportement ambigu vis-à-vis de la Russie d’un côté et de l’Union européenne de l’autre. La Hongrie doit faire le choix de savoir ce qu’elle veut et avec qui elle veut s’allier.

Les anciennes cigales devenues fourmis (Grèce Espagne Portugal) doivent-elles claquer la porte au nez des anciennes fourmis devenues cigales (Allemagne) en souvenir de la manière dont elles ont été traitées par l’Allemagne sur les questions budgétaires ou de dettes ?

Jérôme Quéré : La Commission sait se montrer flexible donc je pense qu’il est possible de trouver une solution. Mais il faut voir d’où partent ces pays. Depuis quelques années, l’Espagne et le Portugal ont énormément investi dans les énergies renouvelables, plus que la France et que l’Allemagne. Si, comme en 2008, on reprend la métaphore de la cigare et de la fourmi, c’est effectivement l’inverse. Les anciennes cigales, ont compris la leçon, elles arrêtent le charbon, investissent dans le renouvelable, c’est bon pour l’écologie et pour l’économie.

L’une des raisons qui fait que le Portugal et l’Espagne se brusquent est que les deux pays ont des dirigeants socialistes qui comprennent bien que faire des efforts va se répercuter les sur les citoyens. C’est pour ça qu’il faut discuter, trouver des compromis pour arriver à un consensus le plus large possible. C’est pour ça qu’il ne faut pas partir du principe que ces pays sont égoïstes et qu’il faut leur tordre les bras.

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Les Espagnols et les Portugais ont-ils raison de s’opposer avec véhémence à la proposition de la Commission de rationner le gaz ?

Bruno Alomar : Bien sûr qu’ils ont raison. Pour le comprendre, il faut revenir un peu en arrière.

La Commission a été, en matière énergétique, et elle le reste, largement suiveuse des erreurs allemandes.

Il y a eu des exceptions. En 2000, la Commissaire espagnole à l’énergie, Loyola de Palacio, avec laquelle j’ai eu la chance de travailler, avait alerté les européens sur les risques liés à l’accroissement de la dépendance énergétique vis-à-vis du reste du monde et notamment de la Russie. A l’époque, le gouvernement allemand s’était battu bec et ongles contre elle, arguant que la fourniture de gaz russe était une bonne solution. On en voit le beau résultat.

En 2004, avec l’arrivée de la Commission Barroso, les choses ont changé. L’Allemagne a progressivement acquis plus d’influence dans l’UE, au fur et à mesure que la France – par ses erreurs, ses lâchetés et finalement son désintérêt pour l’Europe – lui laissait la voie libre. C’est l’Allemagne, au travers de Mme Von der Leyen, qui a imposé un agenda vert (green deal) qui n'était nullement le programme du PPE pourtant vainqueur des élections parlementaires de 2019. Cet agenda vert, si l’on peut en épouser beaucoup de la philosophie, présente aussi de grandes insuffisances, la question du rejet du nucléaire en étant l’une des plus évidentes. C’est d’ailleurs l’Allemagne, dans son refus obstiné du nucléaire après sa décision de sortie en 2012, contre toute raison, qui continue de mettre des bâtons dans les roues d’une France dont les dirigeants, Emmanuel Macron en premier, ont trop tard compris le rôle essentiel que devait jouer le nucléaire civil tant en matière d’indépendance, que de coût, de respect de l’environnement. Que de temps perdu et d’occasions gâchées. 

Plus largement, le grand fait énergétique de l’Europe c’est qu’en l’absence de politique fédérale de l’énergie (il s’agit d’une compétence « partagée »), un État, l’Allemagne, n’en finit pas d’exporter son propre échec énergétique à ses voisins.

Il faut se réjouir que les Espagnols et les Portugais, qui sont loin d’avoir raison sur tout, mais dont personne de sérieux ne nie la profondeur de l’engagement européen, soient capables de se dresser contre une mesure qui, rappelons-le, n’a même pas été débattue au Conseil et de faire entendre des différences liées à leur géographie. Peut-être cela donnera-t-il un peu de courage à une France qui reste incapable de s’opposer à l’Allemagne, terrifiée par l’état de ses finances publiques et par les conséquences qu’emporterait une vraie reprise en main de la politique monétaire par Berlin. 

N’y a-t-il pas une forme de revanche ?

Bruno Alomar : Si, bien sûr. Le fait est, et c’est le principal échec de l’euro - un échec politique et non pas économique - que l’euro n’a pas rapproché les peuples européens. C’est le contraire. C’est l’euro et sa gestion qui ont fait renaître une extrême droite en Allemagne, au travers d’Alternative Fur Deutsche Land (ADF). C’est l’euro qui a alimenté la renaissance en France d’un anti-germanisme qui avait disparu, et dont l’un des représentants les plus notables a été Arnaud Montebourg. 

En ce qui concerne les Espagnols et les Portugais, auxquels on a fait référence sous le nom de PIIGS (Portugal, Italy Irland, Greece, Spain) durant la crise des dettes souveraines de 2011, il ne faut jamais oublier qu’ils ont vécu comme un profond sentiment d’injustice et d’humiliation ce qui s’est passé. Le Ministre des affaires étrangères espagnol de l’époque avait même déclaré peu ou prou que « la solution à la crise de l’euro était un grand coffre-fort à Frankfort cadenassé par l’égoïsme allemand » (je le cite approximativement). Et ne parlons pas de la Grèce, où l’on se souvient d’avoir vu Mme Merkel affronter des manifestations la caricaturant en nazie. Ce qui se passe en Ukraine, ce qui pourrait se passer à Taiwan doit rappeler à ceux qui pensent, à tort, que la culture cela n’existe pas ou que, selon le mot de Ford, l’ « histoire c’est de la blague », qu’un peuple humilié, souvent, a bel et bien de la mémoire. 

Dans un tel contexte, les pays du Sud de l’Europe ressentent évidemment une certaine jubilation à voir le père fouettard allemand endossé à son tour le rôle de cancre. 

Si c’est le cas, qu’est-ce que cela dit de l’UE et de son état ?

Bruno Alomar : Quelques vérités dérangeantes que personne ne veut entendre. 

D’abord que l’esprit européen tel qu’on l’imagine à Paris dans les palais nationaux et les cafés germanopratins n’existe pas ou n’existe plus : chaque État membre mène à l’UE une politique de plus en plus claire de défense de ses intérêts, au sens le plus réaliste du terme. 

Ensuite, que l’UE est bloquée. Elle ne peut plus avancer, car ses États membres sont trop divisés. Si l’on prend l’euro, il est particulièrement difficile, après tous les psychodrames que nous avons eus, de penser que quiconque à Berlin le referait… 

Enfin qu’il est temps pour la France de reprendre clairement le contrôle de sa politique énergétique. C’est l’un des domaines dans lesquels notre pays était clairement en avance, et où il a progressivement renoncé lui-même à ses atouts, au cri de « plus européen que moi tu meurs ».

Est-il possible de sortir de cette posture où chacun voit ses intérêts propres et n’est pas fondamentalement prêt à se sacrifier pour les autres ?

Jérôme Quéré : Tout dépend du fonctionnement de l’UE. Si l’on devenait un état fédéraliste, on pourrait peut-être. Actuellement, les Etats membres ont un poids prépondérant au sein des décisions de l’UE. Tant que cette considération entre en jeu, les intérêts nationaux vont primer ce qui est logique vis-à-vis des contribuables. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut regarder l’avenir de long terme et s’accorder sur ces sujets. Même sans aller vers un état fédéral on peut trouver des solutions. Les pénuries de céréales, on va tous les vivre. Alors oui, sur le court terme, ça va à l’encontre de l’intérêt des ménages, notamment modestes en Espagne et au Portugal. Mais s’ils ne sont pas solidaires aujourd’hui, cela va leur revenir en plein visage. L’UE a su faire preuve de solidarité en intégrant l’Espagne et le Portugal dans l’UE ou encore au moment de la réunification allemande, elle saura le refaire afin de regarder vers un avenir commun.

Comment trouver la bonne stratégie de rééquilibrage des pouvoirs au sein de l’UE ?

Jérôme Quéré : Sans doute en donnant plus de poids au parlement européen, élu par le peuple, voix souveraine par excellence. Les gouvernements représentent les intérêts nationaux, c’est important, mais il faut que cela soit contrebalancé par l’intérêt des Européens. Cela peut passer par donner le pouvoir d’initiative législative au parlement ou élargir le vote à la majorité qualifiée dans tous les domaines de compétence de l’Union. Cela ne veut pas forcément dire les élargir, ce serait un autre débat.

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