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L'ethnicisation des "Blancs", un phénomène qui pose la question de la cohésion sociale en France
©Reuters

Bonnes feuilles

Christophe Guilluy nous propose une leçon inédite de géographie sociale. S'appuyant sur sa discipline, il révèle une situation des couches populaires très différente des représentations caricaturales habituelles. Leur évolution dessine une France minée par un séparatisme social et culturel. Derrière le trompe-l'œil d'une société apaisée, s'affirme en fait une crise profonde du "vivre ensemble". Extrait de "Fractures française" (1/2).

Christophe Guilluy

Christophe Guilluy

Christophe Guilluy est géographe. Il est l'auteur, avec Christophe Noyé, de "L'Atlas des nouvelles fractures sociales en France" (Autrement, 2004) et d'un essai remarqué, "Fractures françaises" (Champs-Flammarion, 2013). Il a publié en 2014 "La France périphérique" aux éditions Flammarion et en 2018 "No Society. La fin de la classe moyenne occidentale" chez Flammarion.

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Le « dérapage » de Valls illustre aussi la relativité des concepts de minorités et de majorités. Le maire d’Évry parle des « Blancs ». Il donne ainsi une existence ethnique à une « minorité invisible », celle qui tend à disparaître des quartiers les plus sensibles. Sur ces territoires, les minorités et majorités deviennent relatives. L’émergence d’un groupe « Blancs » est une nouveauté. Dans un pays traditionnellement hermétique à la racialisation des rapports sociaux, ces propos montrent que l’émergence d’une société multiculturelle et multiethnique tend à imposer mécaniquement aux individus des identités ethniques ; y compris à des groupes ou à des citoyens qui ne s’y réfèrent pas.

Cette ethnicisation de « l’autre » est d’autant plus sensible qu’elle se réalise à un moment où le sentiment d’appartenance à la Nation recule. Le fait d’être ou non « français » pèse ainsi de moins en moins face au sentiment d’appartenance culturelle ou ethnique.Ce processus d’ethnicisation de « l’autre » permet non seulement de le maintenir à distance, mais aussi de se définir. Si l’ethnicisation des minorités « maghrébines » et « noires » par la majorité « blanche » est connue, en revanche l’ethnicisation des « Blancs » dans les quartiers à forte population immigrée est rarement prise en compte. Dans les  quartiers et villes multiculturel, les « Blancs », hier « Français » ou « Gaulois », sont pourtant de plus en plus désignés comme « Blancs », parfois comme « colons ».

Cette tendance est le signe d’une profonde régression et indique peut-être les prémices d’un changement de modèle, le citoyen laissant la place à un individu qui se définirait d’abord par ses origines ethniques. Si le poids de l’Histoire (les guerres de Religion, la colonisation, la période de Vichy) et le cadre républicain empêchent encore cette dérive, l’évolution est préoccupante. De plus en plus de jeunes font la découverte d’une identité ethnique à laquelle ils ne s’étaient jamais référés. En effet, le sentiment « minoritaire » exacerbe la question ethnique. C’est vrai pour les minorités visibles ; c’est désormais le
cas pour les « Blancs » qui vivent dans les mêmes quartiers, parfois en minorité. Ce constat n’est pas le signe d’un basculement racialiste de type américain, mais il montre que l’instabilité démographique contribue à façonner une identité ethnoculturelle.

En évoquant la présence, ou l’absence, des « Blancs », Manuel Valls a posé en réalité la question de la cohésion sociale et de son corollaire : pourquoi les « Blancs » quittent-ils les quartiers ethnicisés, et surtout pourquoi ne s’y installent-ils plus ? S’agit-il de racisme, d’un refus du « vivre ensemble », de la peur d’être ostracisés ou simplement d’un refus de se sentir minoritaire ? Il est d’autant plus urgent de répondre à ces questions que les dynamiques migratoires montrent que le processus d’ethnicisation des territoires va se poursuivre et qu’il s’accompagnera de plus en plus d’une substitution de population.À partir d’un fichier de l’Insee nommé Saphir, les démographes Bernard Aubry et Michèle Tribalat ont pu analyser l’évolution entre 1968 et 2005 de la part des jeunes de moins de dix-huit ans d’origine étrangère. Ce fichier qui prend en compte le pays de naissance des parents permet d’étudier l’évolution de la part des jeunes d’origine étrangère, c’est-à-dire « vivant avec au moins un parent immigré », dans la société française. A contrario, les enfants « d’origine française » vivent avec des parents nés en France. Pour la première fois, une étude consacrée aux flux migratoires permettait de cerner la question de la concentration ethnique et le processus de substitution de population. Ainsi, les chercheurs expliquent l’augmentation de 45 % des jeunes d’origine étrangère entre 1968 et 1999 par la conjonction de la baisse du nombre d’enfants de parents nés en France de parents français (−14 %) et de la hausse du nombre de ceux de parents immigrés (+33 %). On observe par ailleurs sur la même période que la part des jeunes originaires d’Europe du Sud a fortement diminué tandis que celle des jeunes d’origine maghrébine était multipliée par 2,6.

Si la situation de l’Île-de-France est exceptionnelle du fait de la très forte concentration de la population étrangère et de la taille de l’agglomération parisienne, elle n’en illustre pas moins un processus qui touche l’ensemble des grandes villes. La région parisienne enregistre le plus grand nombre d’arrivées de populations étrangères, notamment en provenance du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, de Turquie et d’Asie. Dans le même temps, cette région compte aussi le plus grand nombre de départs d’individus d’origine française ou européenne, souvent ouvriers et employés. Ce « chassé-croisé » entre d’une part des couches populaires d’immigration récente et extra-européennes et d’autre part les catégories populaires et moyennes d’origine française et d’immigration ancienne décrit une dynamique de substitution de population et d’ethnicisation à l’échelle de la région-métropole.

Le département de la Seine-Saint-Denis est emblématique de ce basculement démographique. Entre 1968 et 2005, la part des jeunes d’origine étrangère est passée de 11,5 % à 18,1 % en France, de 16 % à 37 % en Île-de-France et 18,8 % à 50,1 % (en 1999) en Seine-Saint-Denis. Dans le même temps, toujours en Seine-Saint-Denis, la part des enfants dont les deux parents sont nés en France n’a cessé de décroître : la déperdition totale a été de 41 % contre 13,5 % au niveau national. La Seine-Saint-Denis a ainsi perdu 110 000 enfants de deux parents nés en France et a gagné 103 000 enfants dont l’un des deux parents est né en France. La provenance des enfants d’origine étrangère s’est aussi modifiée sensiblement. La proportion de jeunes d’origine maghrébine a été multipliée par trois (de 7,7 % à 20,5 %) en trente ans, tandis que celle des jeunes d’origine subsaharienne, quasiment nulle en 1968, est passée à 12 % en 1999. Pour la démographe Michèle Tribalat, la conjonction « d’une formidable croissance de la jeunesse d’origine étrangère et d’un recul de celle d’origine française » traduit, dans ce département, un processus de substitution.

L’analyse de l’évolution du peuplement de quelques communes d’Île-de-France permet de mesurer l’ampleur de cette révolution démographique où les minorités d’hier sont devenues majoritaires. Quelques exemples donnent à saisir l’importance du phénomène. Entre 1968 et 2005, la part des jeunes d’origine étrangère est passée de 22 à 76 % à Clichy-sous-Bois, de 23 à 75 % à Aubervilliers, de 22 à 74 % à La Courneuve, de 23 à 71 % à Grigny, de 12 à 71 % à Pierrefitte-sur-Seine, de 30 à 71 % à Garges-lès-Gonesse, de 28 à 70 % à Saint-Denis, de 19 à 67 % à Saint-Ouen, de 20 à 66 % à Sarcelles, de 17 à 66 % à Bobigny, de 21 à 66 % à Stains, de 21 à 65 % à Villiers-le-Bel, de 12 à 65 % à Épinaysur-Seine, de 10 à 65 % à Mantes-la-Jolie, de 14 à 64 % à Pantin, de 16 à 63 % à Bondy, de 18 à 62 % aux Mureaux, de 19 à 62 % à Sevran et de 9 à 61 % à Trappes. Compte tenu de l’intensité des flux migratoires, les communes de la région parisienne sont les plus concernées, mais les métropoles régionales enregistrent aussi des transformations rapides. La banlieue lyonnaise est évidemment concernée, notamment Vaulx-en-Velin, où la part des jeunes d’origine étrangère est passée de 41 à 61%.

Cette liste non exhaustive fait essentiellement état de banlieues classées sensibles. Ces communes sont effectivement celles où la part des jeunes d’origine étrangère est la plus forte. Mais il apparaît que cette évolution démographique dépasse désormais le cadre des seules banlieues sensibles et concerne des communes et quartiers plus « bourgeois » de villes-centres. Contredisant l’association entre ethnicisation et paupérisation, on remarque ainsi que certains territoires bénéficient dans le même temps d’un processus d’embourgeoisement et d’ethnicisation.

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"Fractures française", de Christophe Guilluy (Champs Essais)

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