L’Etat profond est-il en train de se venger d’Emmanuel Macron (et jusqu’où sera-t-il prêt à aller…) ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photo prise le 8 mars 2017 montre le logo du Conseil d'Etat lors d'une conférence de presse à Paris.
Une photo prise le 8 mars 2017 montre le logo du Conseil d'Etat lors d'une conférence de presse à Paris.
©BERTRAND GUAY / AFP

Retour de la momie

La cinglante -et choquante- décision du Conseil d’Etat.

William Thay

William Thay

William Thay est président du Millénaire, think tank gaulliste spécialisé en politiques publiques. 

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Charles Reviens

Charles Reviens

Charles Reviens est ancien haut fonctionnaire, spécialiste de la comparaison internationale des politiques publiques.

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Atlantico : Le Conseil d'État a suspendu la réforme de l'assurance-chômage arguant d’un contexte économique peu favorable. De nombreux observateurs ont rappelé que le rôle du conseil d’Etat n’est pas d’apprécier si le contexte est favorable ou non mais de juger la forme d'un texte. Ce camouflet envers le gouvernement peut-il avoir pour origine une volonté de revanche vis-à-vis de la réforme du recrutement des membres du conseil d'Etat ?

Charles Reviens : L’ordonnance du 22 juin est une décision du juge des référés du Conseil d’Etat qui avait été saisi par plusieurs organisations syndicale opposées à la réforme de l’assurance chômage mise en œuvre par le Gouvernement par voie réglementaire après l’échec de la négociation avec les partenaires sociaux. Dans son communique de presse, le Conseil d’Etat combine la nature des objectifs affichés du Gouvernement pour sa réforme (favoriser les emplois durables) et son appréciation de l’incertitude persistante de la situation économique liée à la crise sanitaire (recours « subi » aux contrats courts des salariés de certains secteurs affectés) pour en déduire que ces salariés pourraient être défavorablement affectés par la réforme pour en conclure à « l’erreur manifeste d’appréciation entachant ainsi l’application immédiate de la réforme pour les salariés » et donc annuler en référé certaine dispositions, dans l’attente d’un jugement ultérieur sur le fond.

Cette décision a un caractère politique évident puisqu’elle donne satisfaction aux organisations syndicales opposées à la réforme et qui s’en réjouissent, tandis qu’elle a constitué l’objet de la seconde explication de gravure précédant le conseil des ministres du 23 juin au palais de l’Elysée, explication entre Elisabeth Borne (qui portait la réforme) et Barbara Pompili dont le mouvement s’était réjoui de l’annulation en question.

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Cette situation n’est pas sans rappeler les récurrentes confrontations de nature politique entre le Conseil d’Etat et des autorités élues. La fin de l’été 2016 avait ainsi été marquée par « la guerre du burkini » avec l’annulation par le Conseil d’Etat d’arrêts municipaux interdisant le port de ce vêtement sur la plage. Le Conseil d’Etat avait il y a près de soixante ans provoqué l’ire du général de Gaulle via son fameux arrêt Canal de 1962 annulant dans le contexte de la guerre d’Algérie et de l’action de l’OAS une ordonnance du général de Gaulle qui l’avait amené à envisager jusqu’à la suppression de l’institution, ce qui n’a de fait pas été mis en œuvre.

En tout état de cause dans le système français le Conseil d’Etat jouit d’une situation originale en étant à la fois le conseil juridique du gouvernement sur les textes les plus importants et la juridiction suprême de l’ordre administratif. Sur le plan sociologique, différents Premiers ministres sont issus du Conseil d’Etat (Edouard Philippe étant à date le dernier) tandis que des postes ministériels clés sont tenus par ses membres, en particulier le poste critique de secrétaire général du Gouvernement. Cela est très ancien puisque Saint-Simon constatait déjà que la France de Louis XIV était tenue par trente maîtres des requêtes.

La critique du Conseil d’Etat et l’enjeu de sa légitimité fait donc l’objet d’une critique récurrente. L’un des principaux critiques du moment est Eric Zemmour qui met CEDH, CJEC, Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat dans le même sac de la transformation de l’Etat de droit en un gouvernement des juges qui dans les faits fait fi et s’oppose à la légitimité populaire issue du suffrage et des décisions des pouvoirs exécutifs et législatifs régulièrement constitués.

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Les fondements de cette décision sont donc profonds et donc le lien de cette décision avec la transformation du recrutement du Conseil d’Etat (fin de l’affectation automatique dans les grands corps pour les quinze premiers du classement de sortie de l’ENA qui disparait de toute façon) me semble ténu. On note toutefois que lors de sa conférence de presse du 17 juin, le vice-président du Conseil d’Etat Bruno Lasserre a indiqué que son institution pouvait vivre avec la réforme mais sans perdre son autonomie de jugement en indiquant être surpris par la méthode gouvernementale et en laissant percer un certain scepticisme.

William Thay : Le Conseil d’État possède trois missions : conseiller le Gouvernement, conseiller le Parlement et être la juridiction suprême de l’ordre administratif. Il a été saisi sur sa troisième mission, et devait s’exprimer sur la légalité de la réforme de l’assurance-chômage. Comme vous l’avez souligné, le Conseil d’État s’est davantage exprimé sur le fond que sur la forme en indiquant qu’il existe des incertitudes en matière d’emploi. Il outrepasse ainsi son rôle qui est de s’exprimer sur la légalité d’un texte pour s’octroyer un pouvoir qui appartient au législateur qui est de faire la loi. Il s’agit d’un mouvement de fond de la part de l’autorité judiciaire qui s’érige de plus en plus comme un pouvoir. En effet, il s’agit en quelque sorte d’une révolution de la part du juge administratif, comme lorsque le Conseil Constitutionnel, par sa décision Liberté d’association du 16 juillet 1971, en faisant émerger un bloc de constitutionnalité.

De plus en plus, l’autorité judiciaire se comporte comme un pouvoir judiciaire et législatif et fait la loi. Ce comportement est renforcé par la mise en place du quinquennat et la concordance des élections présidentielle et législatives. L’autorité judiciaire se voyant ainsi comme un contre-pouvoir à la collusion des pouvoirs exécutifs et législatifs. Cela pose ainsi d’énormes problèmes en matière de légitimité, puisque la capacité de faire la loi est dévolue au peuple ou à ses représentants. Si les députés bénéficient d’une légitimité avec le suffrage universel à deux tours (moindre avec l’augmentation de l’abstention), personne en France n’a jamais élu un juge.

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Ainsi, ce camouflet repose d’abord sur une volonté extensive des prérogatives de l’autorité judiciaire qui est un phénomène croissant depuis 1971 et la décision du Conseil Constitutionnel. Ensuite, il existe en effet une volonté pour les membres de cette institution de s’opposer au Gouvernement pour bloquer sa capacité d’initiative d’autant que nous nous rapprochons de plus en plus de la fin du quinquennat. Cela est corrélé avec la volonté d’Emmanuel Macron de mettre au pas les grands corps. L’action publique française est verrouillée par des intérêts contradictoires qui se forment en corporation. Nous assistons ici au corps des conseillers d’États qui ont la volonté de nuire à l’ambition du Gouvernement.

D’une façon plus générale, Emmanuel Macron a froissé durant son quinquennat de nombreux corps structurant de l’appareil d’Etat avec ses réformes et sa stratégie de la table rase. Une « révolte » de cet État « profond » est-elle possible ? Jusqu’où peut-elle aller ?

Charles Reviens : Concernant la réforme de l’Etat, on peut se demande si l’exécutif actuel n’applique pas la « stratégie du choc » chère à Naomi Klein. Tout semble partir de la double origine du caractère finalement modeste voire décevant des réformes engagées durant le quinquennat (interruption totale de la réforme des retraites) et des circonstances liées à la révolte des gilets jaunes dont les revendications initiales ne portaient absolument pas sur l’organisation de l’Etat ou la fonction publique mais relevaient principalement d’une jacquerie fiscale, d’un souhait de girondisme et d’une démocratie plus directe.

Emmanuel Macron a proposé via son grand débat de 2019 la suppression de l’ENA, réforme qui s’est déployée en 2021 : transformation de l’ENA en INSP, affaiblissement ou suppression des corps supérieurs (corps d’inspection générale et de contrôles, corps préfectoral), « fonctionnalisation » de l’ensemble des postes de la fonction publique qui renforce encore la politisation des nominations et le système des dépouilles, puisque les corps constituaient de fait un encadrement du pouvoir de nomination politique.

Selon la bonne tradition française, aucune étude n’est vraiment faite de l’impact de ces réforme alors qu’il est possible qu’elles aient des conséquences majeures quant au fonctionnement de l’Etat qui, selon les mots du général de Gaulle combine «des institutions, un esprit, une pratique», qui en font l’ossature.

Dans une indifférence relativement générale liée à la perte de légitimité de l’Etat du fait de son inefficacité et de son impuissance croissantes, on constate sous le présent quinquennat la poursuite, souvent en version accélérée, d’un processus de déconstruction de nombreuses institutions (baccalauréat, préfets…) souvent mis en place par Bonaparte et Napoléon il y a plus de deux siècles et qui faisaient l’identité et la singularité positives de la France.

William Thay : Depuis les années 80, l’augmentation du poids de l’État a conduit à un accroissement quasi continu du nombre de fonctionnaires au sein de l’appareil de l’État. Ainsi, le nombre de fonctionnaires a augmenté de 40% entre 1981 et 2018 alors que la population française a augmenté de son côté de 18% sur la même période. Cela a mécaniquement renforcé le pouvoir et l’influence de la bureaucratie, ce qu’on appelle l’État profond. De plus, ce dernier a bénéficié du renoncement du pouvoir politique a exercé sa mission. En renonçant à imposer sa vision, le politique a laissé la place aux technocrates et à un État profond qui tend davantage à défendre ses intérêts particuliers que l’intérêt collectif. Les hauts fonctionnaires, brillants individuellement mais dont la capacité collective reste à déterminer, sont trop souvent persuadés qu’ils ont raison envers et contre tous, avec notamment une certaine arrogance illustrée par le manque de considérations pour les solutions ne provenant pas de la technocratie. Ils symbolisent ainsi une partie du mal français, avec des citoyens qui déplorent le manque de changement depuis des décennies et des dirigeants qui défendent davantage leurs intérêts individuels que l’intérêt général.

Les trois derniers Chefs de l’État, dont l’actuel, ont porté une critique contre l’État profond mais ont tous échoué à le mettre au pas. En 2005, Dominique de Villepin a tenté de mettre en place une DRH pour gérer la carrière des hauts-fonctionnaires. Nicolas Sarkozy a échoué à supprimer le classement de sortie de l’ENA, tout comme François Hollande. On attend désormais quelle sera la monture de la suppression de l’ENA par Emmanuel Macron, s’agira-t-il d’une véritable suppression ou seulement d’un remplacement de façade ? En voulant reprendre la main sur l’État profond et en faisant preuve d’un certain volontarisme politique, Emmanuel Macron fait face aux corporatismes puissants de l’État profond. Ce dernier qui n’a pas vraiment intérêt au changement fera tout pour retarder, voire empêcher, des réformes qui lui seraient défavorables.

La difficulté pour Emmanuel Macron est qu’il se situe davantage à la fin de son mandat qu’à son début et que sa réélection apparait incertaine. Sa force et son poids politique pour effectuer des réformes d’ampleur apparaissent ainsi limités face à une haute administration qui peut temporiser en attendant l’alternance. Nous assistons à un match qu’Alain Peyrefitte dénonçait déjà en 1976 dans le Mal français avec la toute-puissance de l’administration qui bloque l’action politique. Pour reprendre le contrôle, le pouvoir politique doit avoir plus de force et agir notamment lorsqu’il est en début de mandat. S’il n’a pas cette possibilité, il doit appeler au concours du peuple pour se relégitimer à travers l’usage du référendum.

La pandémie n’était-elle pas la preuve d’une administration qui ne suit pas l'exécutif voire qui va au bras de fer contre lui ? On l'a vu notamment lors de l'affrontement entre l’Élysée et l’APHP qui voulait profiter de la crise sanitaire pour imposer ses demandes d’augmentation de budget comme décrit dans nos colonnes

Charles Reviens : Les réformes portent sur le fonctionnement générique de l’Etat mais on constate que certaines administrations publiques ne sont pas du tout impactées. C’est le cas de l’institution judiciaire mais également de l’administration sanitaire dont la performance pour le moins perfectible durant la crise sanitaire n’a conduit à aucun changement de poste majeur ni en administration centrale ni au niveau des ARS, tandis que le Grenelle de la Santé s’est transformé en exclusif exercice de recalage des rémunérations sans aucune réflexion sur les structures et la gouvernance de l’hôpital public.

Concernant l’enjeu des ressources financières des administrations, vous notez l’utilisation de certaines administrations ayant accès pour faire valoir leur demande, souvent en lien à leur accès aux médias. De façon plus générale, on peut constater l’abandon de toute ambition en matière de finances publiques : la France avait avant la crise sanitaire un déficit égal à celui de la zone euro dans son ensemble, ensuite il y a eu le « quoi qu’il en coute » et on arrive maintenant lors du processus d’élaboration du budget 2022 à un interministériel concours Lépine des demandes les plus inflationnistes.

William Thay : La pandémie a révélé l’inefficacité d’un État suradministré et l’absurdité de certaines décisions de l’État profond. Ce dernier a bénéficié de l’hésitation du pouvoir politique à agir avec un contexte incertain à tous les niveaux pour prendre davantage d’importance dans la chaine de commandement. Toutefois, nous avons vu à travers les « coups de gueule » du Chef de l’État, que le pouvoir politique pouvait reprendre la main lorsqu’il le souhaitait. Emmanuel Macron a une difficulté : les Français assimilent davantage les errements de l’action publique à un échec du Gouvernement qu’à celui de la haute-administration. Si cela devrait discréditer l’État profond dans sa volonté de remplacer le politique, nous assistons au contraire à une forme de « bras de fer » entre l’exécutif et l’administration. Il s’agit d’un conflit de légitimité : les hauts fonctionnaires pensent avoir raison envers et contre tous, se considèrent ainsi plus légitime que le politique. En effet, ils bénéficient de la garantie de l’emploi et sont donc là en théorie à vie, alors que le mandat politique est quant à lui beaucoup plus court.

Lors de la crise sanitaire, nous avons ainsi assisté aux errements de la technocratie administrative mais également de la technocratie scientifique, avec notamment le Conseil scientifique et les différents comités d’experts s’estimant plus à même de gérer la crise que le gouvernement. Le professeur Delfraissy a ainsi exprimé à plusieurs reprises dans les médias sa défiance envers la stratégie du gouvernement alors même qu’il en était le principal conseiller. Les scientifiques, comme souvent pour les technocrates, ne raisonnent que sous leur propre prisme. Ainsi, s’ils sont les mieux placés pour analyser la situation sanitaire et les évolutions du virus, les médecins sont moins légitimes pour choisir l’orientation et la stratégie du pays notamment en matière économique et sociale. Il s’agit d’une autre illustration d’un phénomène corporatiste qui nuit à l’action publique, et qui défend davantage les intérêts et la vision d’un corps de métier que l’intérêt général.

La défiance à l’égard du politique est croissante et l’abstention vient d’atteindre de nouveaux records. Ainsi, plutôt que trouver des nouveaux gadgets pour améliorer la participation, il s’agit davantage de répondre à la principale raison de l’abstention qui est l’incapacité du pouvoir politique à maitriser le destin et à changer les choses. Il est urgent de reprendre la main sur l’État profond pour qu’il retrouve ses fonctions originelles : l’exécution et le conseil au pouvoir politique. Pour cela, ce dernier doit retrouver davantage de vigueur et accomplir une révolution comme lorsque le Général de Gaulle reprend le pouvoir au 1958. Il s’agit de mettre l’administration et l’État profond au service de la volonté d’intérêt général, en usant de tous les moyens légaux possibles comme le référendum si nécessaire. Si les causes de la crise de la démocratie sont multiples, la prise en otage du politique par son administration est en à coup sûr un facteur aggravant.

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