L’Etat de droit en France détricotable en 18 mois ? Radioscopie d’une paranoïa de gauche<!-- --> | Atlantico.fr
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Marine Le Pen et Jordan Bardella.
Marine Le Pen et Jordan Bardella.
©JULIEN DE ROSA / AFP

Protection contre l'arbitraire

Nombre de personnalités de gauche dénoncent une volonté du RN de détruire la démocratie, à commencer par les écologistes citant un rapport commandé par eux au Parlement européen. Faut-il les croire ?

Bertrand Mathieu

Bertrand Mathieu

Bertrand Mathieu est professeur émérite de l’Université Paris1- Panthéon-Sorbonne ; Président émérite de l’Association française de droit constitutionnel ; Ancien Conseiller d’Etat (S.Ex.) ; Ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature et membre de la Commission de Venise du Conseil de l'Europe
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Bertrand Saint-Germain

Bertrand Saint-Germain

Bertrand Saint-Germain est Docteur en droit, essayiste, auteur de Juridiquement correct, comment ils détournent le Droit, publié aux éditions La Nouvelle Librairie (2023).

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Atlantico : Dans le cadre d’un débat pour le compte de Mediapart, Mélanie Vogel, sénatrice écologiste, a évoqué une étude commandée par le groupe écologiste au Parlement européen qui s’est intéressée aux conséquences de l’arrivée au pouvoir d’un dirigeant autoritaire en France. Il faudrait 18 mois seulement pour détruire l’Etat de droit en France dans le cadre d’un choc autoritaire. L’Etat de droit en France est-il vraiment détricotable en 18 mois ?

Bertrand Mathieu : C'est un argument politique. L’Etat de droit ne peut pas être détricoté en 18 mois. L’Etat de droit concerne le respect du droit, le respect par les règles juridiques inférieures des règles juridiques supérieures ainsi que la protection contre l'arbitraire. Par exemple, l’Etat de droit interdit  que des policiers frappent à la porte  de votre domicile en pleine nuit alors que vous n’avez commis aucune infraction et en dehors de toute procédure légale. Cela constitue une forme de sécurité juridique. Cependant les juridictions européennes mettent dans l'État de droit toute une série d’exigences qui relèvent du libéralisme comme la séparation des pouvoirs. Parmi ces exigences, d’autres qui présentent un caractère plus idéologique comme le soutien aux minorités, ou les droits des étrangers, fussent-ils en situation irrégulière. Ce n’est que de ce dernier point de vue qu’un gouvernement à majorité Rassemblement national pourrait marquer une inflexion politique sensible.

Au-delà d’une conception stricte, que je viens de rappeler, la substance de l'Etat de droit n'est définie en réalité que par le juge. À partir du moment où on remet en cause certaines positions des juges, on court le risque d’être accusé de remettre en cause l'Etat de droit. Toute critique de telle ou telle jurisprudence devient une critique de l'État de droit, jugée par certains, comme telle, inadmissible. Il est évident que si le Rassemblement national avait une majorité qui pouvait lui permettre de gouverner, sa politique se heurterait très rapidement à une résistance des juridictions, notamment de la juridiction constitutionnelle, comme l’a laissé entendre le président Fabius. Le juge constitutionnel français a une position très restrictive sur les politiques de régulation de l'immigration irrégulière. L'actuel législateur, et donc l’actuel gouvernement, ont été censuré à plusieurs reprises de ce fait. Il y aurait donc très certainement un encadrement au nom de l'Etat de droit de la mise en œuvre du programme du Rassemblement national. De ce point de vue, c’est moins l’Etat de droit qui est menacé que la capacité d’un courant politique d’appliquer sa politique. Il est tout à fait normal que le juge impose au politique le respect des règles constitutionnelles, il l’est moins que par une interprétation très extensive des textes, il s’inscrive dans une logique de combat contre tel ou tel courant politique.

Il faut prendre en considération le fait que le Rassemblement national, indépendamment de toute autre considération, ne serait pas en mesure de surmonter une décision du Conseil constitutionnel en ne l’appliquant pas,

En revanche, le RN pourrait être en effet moins allant pour mettre en œuvre les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme qui ne sont pas directement applicables. Il s’agirait de la seule réelle marge de manœuvre pour  le Rassemblement national.. Par ailleurs, les contraintes issues du droit de l’Union européenne, et notamment de la Cour de justice de l’Union seront difficiles à écarter, l’Union disposant de moyens de pression financier, comme on a pu le voir s’agissant de la Hongrie.

En réalité à supposer que le Rassemblement national souhaite remettre en cause l’Etat de droit, ou tout du moins en soutenir une conception différente sur certains points, il devrait user de l'outil constitutionnel. 

Pour cela, il faut en principe que le Rassemblement national dispose d'une majorité à l'Assemblée nationale et au Sénat Dans ce cas il pourrait, par exemple  encadrer  les compétences du juge constitutionnel. 

Cela n’est pas du tout le cas dans la situation politique actuelle. Au regard du contexte, les juges pourraient plutôt limiter la politique du Rassemblement national que l’inverse.

Bertrand Saint-Germain : Une telle affirmation n’est pas sérieuse. La réponse est affaire d'interprétation et une large part de celle-ci dépend de ce que l’on souhaite incorporer sous la notion d’état de droit. Pour l'expulsion d’une personne sous OQTF par exemple, la question qui va se poser concernant l’Etat de droit est de savoir si le pays vers lequel la personne va être expulsée est bien un pays dit sûr au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Si la personne ne risque pas d'être soumise à de mauvais traitements, l'expulsion est possible. Lorsque ce n'est pas le cas, s'il y a un risque, l'expulsion est impossible. Autant il est des Etats pour lesquels l'interprétation ne fait aucun doute, dans un sens ou dans l'autre, autant il en est d'autres à propos desquels il est possible qu’il y ait eu dans ce pays des évolutions législatives conduisant à réviser le jugement. Tel pays qui hier n'était pas considéré comme un pays sûr peut le devenir aujourd'hui. Il y a une marge d'interprétation. A partir du moment où vous avez un juge qui tend à juger subjectivement, dans un sens comme dans l'autre, cette marge d'interprétation peut être mise en œuvre soit en faveur du gouvernement, pour appuyer sa politique, soit au contraire pour entraver sa politique. 

Un autre exemple marquant, très récemment, concerne une décision du Conseil d'État prise à propos d'une décision de la Cour nationale du droit d'asile, pour laquelle l'OFPRA s’était pourvue en cassation. Dans cette affaire, la Cour nationale du droit d'asile avait considéré que la France ne pouvait pas renvoyer dans son pays un Afghan car il y courait un risque pour sa santé. Il avait été accusé de viol sur un homme. Le Conseil d'État dans cette affaire n'a pas suivi l'interprétation de la Cour nationale du droit d'asile. 

Ces cas illustrent la question de l'interprétation des faits pouvant justifier telle ou telle mesure et interrogent ainsi les contours de l’Etat de droit. Il y a tout un pan de questions sur lesquelles il y a une interprétation parfaitement discutable. C'est là que le combat va se jouer. Il y a toute une marge de manœuvre et d'interprétation sur la question de l’Etat de droit. 

Il y a d'abord les consignes éventuellement données par le gouvernement pour pousser un dossier ou pour ne pas le pousser ou bien encore pour le défendre ou pour ne pas le défendre. Il y a ensuite la marge d'interprétation et la marge de manœuvre du juge lui-même sur des questions qui ne sont pas tranchées.

Quels sont les barrières qui existent au coeur de nos institutions face à un parti qui voudrait détricoter l’Etat de droit ? Quels sont nos garde-fous ?

Bertrand Mathieu : Les institutions qui pourraient permettre de se prémunir contre d’éventuelles dérives sont le Conseil Constitutionnel, les institutions de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme. 

L’Union européenne, via des mesures de rétorsions financières, a marqué sa volonté de s'opposer, comme en Hongrie, à ce qu'elle considérait comme une atteinte à l'État de droit. Il y a donc, en l'état actuel, un fort pouvoir de résistance de l'État de droit tel que défini par les juges et les instances supranationales. Le Rassemblement national n'a aucun moyen sérieux de s'y opposer. Le RN aurait une marge de manœuvre très réduite. Le RN a, par exemple, une vision plus restrictive de l'immigration et des droits des immigrés en situation irrégulière mais il ne pourra agir qu'à la marge. L'épouvantail qui consiste à dire que le Rassemblement national détricoterait l'Etat de droit n'a, à mon avis, aucune substance en l'état de la situation politique et même dans le cas où il obtiendrait une majorité absolue à l’Assemblée nationale, d’autant plus que le président de la République disposerait de certains moyens pour s’opposer à certaines décisions du gouvernement.

Bertrand Saint-Germain : Le premier élément central serait d'avoir affaire à des juges qui puissent prendre la bonne décision à chaque fois qu'un point serait d'interprétation discutable et dont les circonstances de l’espèce justifient une interprétation. Le juge, quand il fait ce travail de qualification, choisit d'appliquer telle règle. Un magistrat qui souhaiterait bloquer l'action des gouvernants pourrait le faire sans grande difficulté en considérant qu’il y a eu une erreur manifeste d'appréciation des autorités ou qu'elles ont mal jugé des faits. Côté gouvernance, il est difficile de passer outre cela. Il est possible de faire appel, et en théorie il est possible de remonter jusqu'au Conseil d'Etat (voire la Cour de cassation) en espérant que celui-ci soit plus sensible à l'argumentation du ministère. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

Cette remise en cause de l’Etat de droit est-elle au coeur du projet du RN ? Qu’est ce qui dans son programme pourrait être un problème démocratique ? 

Bertrand Saint-Germain : Au regard de la définition classique de l’état de droit, celle qui était enseignée jusqu’aux années 1980, il n’y a rien dans le programme du RN qui soit susceptible de poser un problème d’un point de vue démocratique. Du côté du Conseil d'Etat, il y a des serviteurs de l'Etat qui remplissent encore leur mission de manière honnête, une forme de majorité silencieuse. 

Pour autant, en plus de cette forte minorité silencieuse, il y a quantité de cadres administratifs, de magistrats qui sont effectivement clairement marqués par l'idéologie politique inverse. Leur interprétation de l’état de droit pourrait les conduire à chercher à entraver l’œuvre de toute nouvelle majorité.

Pris dans l’autre sens, l’Etat de droit n’est-il pas pris en otage par la gauche et une partie des magistrats à leur profit idéologique exclusif ? L’Etat de droit est-il asphyxié et convient-il de le revitaliser ?

Bertrand Mathieu : Il y a un véritable problème avec certains magistrats, les plus engagés, comme les membres du Syndicat de la magistrature. Mais cela ne reflète pas la position de tous les magistrats. Il n’est donc pas possible de généraliser. Mais il est évident que les magistrats et les syndicats de magistrats qui prennent position dans une telle élection, violent l'exigence d'impartialité qui est une obligation majeure pour les  juges. D’une certaine manière, ils remettent en cause, de ce fait, un aspect important de 'Etat de droit. 

Quand on dit que le Rassemblement national représenterait une menace pour les libertés, c'est une formule univoque  parce qu’on pourrait dire aussi que, s'agissant par exemple des libertés économiques, le Nouveau Front populaire peut aussi représenter une menace. Tout dépend du prisme avec lequel on examine la situation.

Bertrand Saint-Germain : La justice est souvent liée à des questions d’interprétation. Si vous prenez la préférence ou la priorité nationale, elle n’est pas interdite en France. Des personnes comme Serge Slama vont vous expliquer que c'est la chose la plus honteuse qui soit. Cela induit des interprétations systématiques qui ne distinguent pas entre les droits de l'homme et les droits du citoyen et qui vont toujours plus loin dans la remise en cause de la liberté du peuple de choisir son destin. Le juge va s'appuyer sur ces argumentations là pour aller plus loin et pour valoriser les positions les plus novatrices et dans l’esprit wokiste du temps. 

En 1993, le Conseil constitutionnel avait finalement décidé d'appliquer aux étrangers la même situation (pour les étrangers en situation irrégulière) qu'aux nationaux en matière d'aides sociales. Cela est purement gratuit. Le Conseil constitutionnel considère que les étrangers en situation régulière sont dans la même situation qu'un Français. Déjà cette prémisse peut être largement contestée car la personne qui est étrangère n'est pas dans la même situation juridique qu'un Français. Un bras de fer extrêmement dur doit être mené par les citoyens.

Qui serait le mieux placé pour revitaliser l'Etat de droit ? Est-ce que le pouvoir politique ou est-ce que l'institution judiciaire disposent des leviers pour restaurer et revitaliser cet Etat de droit ?

Bertrand Mathieu : L'institution judiciaire est, de mon point de vue, incapable de se réformer elle-même en profondeur. Et ce n’est d'ailleurs pas sa mission. Il y a un certain nombre de questions qui se posent, notamment dans les rapports entre le juge constitutionnel et le politique, dans la marge de manœuvre laissée au décideur politique, par exemple dans la politique d'immigration. La seule solution serait d'avoir un débat constitutionnel et éventuellement d'apporter un certain nombre de correctifs à la Constitution. Tant qu’une réforme constitutionnelle, qui devrait faire l'objet de débats approfondis ne serait pas engagée pas grand-chose ne changera.

Bertrand Saint-Germain : Une forte minorité de magistrats estiment être comme les nouveaux Jean Moulin. Il appartient à l’administration qui défend les projets du gouvernement à se montrer extrêmement rigoureuse dans la construction des dossiers, dans l’argumentation et pour obtenir du juge la validation de son argumentation, si d’aventure les projets gouvernementaux se voient attaqués en Justice. 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme a estimé récemment qu'il était tout à fait possible, après la déchéance de la nationalité, de procéder à l'expulsion d'un ancien Danois dans l'autre pays dont il possédait la nationalité, la Tunisie. Ce ressortissant était allé combattre pour Daesh. Il est revenu, il a été déchu de sa nationalité et le juge a ordonné l'expulsion. La Cour européenne des droits de l'homme a finalement validé le fait qu'il soit possible d’expulser vers un pays avec lequel son seul lien était un lien uniquement juridique, le lien de nationalité.

Le Tunisien en question était né au Danemark. Il y avait fait sa vie. Il avait une épouse, des enfants. L’argumentation du juge était que la vie familiale pouvait être poursuivie par tout le monde en Tunisie.

En quoi l’extrême gauche et la gauche radicale pourraient-elles menacer l’Etat de droit, notamment en cas d'arrivée au pouvoir du Nouveau Front Populaire et potentiellement avec un Premier ministre LFI ?

Bertrand Mathieu : Un certain nombre de positions de Jean-Luc Mélenchon de la gauche radicale marquent un rejet du libéralisme, une logique politique révolutionnaire, une identification du chef au Peuple, une politique fiscale confiscatoire,  …elles s’inscrivent difficilement dans la logique de l’Etat de droit. De manière très approximative on pourrait considérer que le projet du Rassemblement national se rapproche du courant politique incarné en Italie par Georgia Meloni et celui de la France insoumise serait plus proche de celui conduit par Hugo Chavez au Venezuela. Si l’on se place du point de vue du respect des libertés, la situation n’est pas comparable. Certains peuvent légitimement considérer que le Rassemblement national incarne des idées auxquelles ils sont profondément hostiles. Mais il n’est pas interdit de penser que les atteintes à l’Etat de droit émanant de La France Insoumise auraient une portée et un impact au moins aussi considérables, sinon plus.

Bertrand Saint-Germain : Il y a tout un catalogue de mesures du programme du Nouveau Front Populaire dont on peut penser que les effets directs porteront atteinte aux biens des Français, que ce soit en matière de propriété ou de délinquance.

La situation actuelle sera aggravée par l'adoption de mesures symboliques comme la fin de la loi sur les squats, la libération prévue d'un grand nombre de prisonniers à la veille de l'été, des réquisitions de logements envisagées. Il y aura beaucoup d’atteintes à la propriété avec le programme du NFP. Sandrine Rousseau avait aussi évoqué la possibilité d'orienter les fonds détenus par les Français auprès des banques. Ces nombreuses mesures seront prises, adoptées par la loi et bénéficieront de toutes les caractéristiques de l'Etat de droit. En revanche, leurs effets concrets iraient à l'encontre d'un certain nombre de droits naturels des Français comme la liberté, la sûreté, la résistance à l'oppression et la propriété immobilière. 

Est-ce que l'extrême gauche n'a pas choisi de surpolitiser l'enjeu de l'Etat de droit et d’appliquer une question idéologique derrière ? Est-ce qu'il n'y a pas un jeu dangereux de de l'extrême gauche de faire en sorte de créer une paranoïa derrière cet Etat de droit détricotable en 18 mois ? 

Bertrand Saint-Germain : Il y a une utilisation idéologique de la formule de l’Etat de droit qui est une formule extrêmement malléable. Elle va être utilisée pour faire peur. 

Ce concept est devenu un véritable totem. Derrière ce totem a quand même été validé le retrait du droit de vote des Français en Nouvelle-Calédonie et la préférence « nationale » rebaptisée « locale » à l'embauche en Nouvelle-Calédonie, dont on dit que c'est le pire des crimes ici en métropole. Il y a donc un vrai totem d'hypocrisie derrière ce mot Etat de droit.

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