L'emprise de la révolution culturelle de Gramsci sur la gauche française<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
L'emprise de la révolution culturelle de Gramsci sur la gauche française
©

Bonnes feuilles

Roger Scruton publie "L’erreur et l’orgueil : penseurs de la gauche moderne" aux éditions de L’Artilleur. Le philosophe anglais passe en revue les thèmes et ouvrages des principaux penseurs qui ont influencé la gauche occidentale des cinquante dernières années. Extrait 1/2.

Roger Scruton

Roger Scruton

Agé de 72 ans, Roger Scruton est un philosophe anglais. Depuis 1993, il est professeur invité à plusieurs universités (Boston, Saint-Andrew, Oxford). Il a parallèlement créé une revue politique conservatrice, "Salsbury Review", qu'il dirige depuis 18 ans. Il a également écrit une trentaine d'ouvrages dont beaucoup sont consacrés à l'esthétique : Art and Imagination (1974), The aesthetics of music (1997), Beauty (2009); ou à la pensée politique conservatrice :  "A political philosophy : arguments for conservatism" et "The Palgrave MacMillar Dictionary of Political Thought" (2007).

Par ailleurs, il a écrit deux romans et composé deux opéras. Pendant la guerre froide, il a participé à la création d'université clandestines en Europe centrale. 

En 2014, il écrit " De l'urgence d'être conservateur". Traduit en français par Laetitia Bonard, spécialiste du conservatisme, ce livre a été publié en France  en 2016.

Voir la bio »

La révolution culturelle initiée par Gramsci tourna court dans le relativisme vide que je viens de décrire. Gramsci espérait remplacer la culture bourgeoise par une nouvelle hégémonie culturelle objective, mais ses projets furent contrecarrés par le rejet de l’idée même d’objectivité, et par le travail purement négatif du professorat américain installé dans son confort. Il sembla un temps que c’était la fin du programme révolutionnaire dans son ensemble. En France, les maoïstes de 1968 s’éclipsaient ou ralliaient les causes anticommunistes, comme Stéphane Courtois ; Perry Anderson cessa d’être rédacteur en chef de la New Left Review, préférant se consacrer à l’analyse politique dans la presse « bourgeoise » ; Williams, Thompson, Deleuze, Rorty et Saïd étaient tous décédés, et Habermas s’escrimait à enterrer le message de gauche sous des pages et des pages d’hésitations bureaucratiques. Parallèlement à cela, les régimes communistes de l’Empire russe s’étaient effondrés, et la Chine s’apprêtait à devenir un pôle de capitalisme transnational, combinant dans sa folle orgie consumériste certains des pires éléments de tous les régimes gouvernementaux de l’histoire récente. 

Mais c’est à ce moment précis, à l’aube du XXIe siècle, que le monstre se remit à remuer dans les profondeurs. Et quand il jaillit de notre océan de complaisance, il s’exprima à la manière de Marx et de Sartre, dans le langage de la métaphysique. Il se débarrassa des atours de la culture de consommation pour apparaître sous son vrai jour, faisant irruption dans le monde des phénomènes comme Erda dans L’Or du Rhin, pour incarner la voix de l’Être lui-même. Il n’y a qu’en France qu’un tel événement pouvait se produire, mais une fois le processus enclenché, il fit de nombreux adeptes dans tout le monde intellectuel. 

Les Fondements de l’arithmétique de Frege, ainsi que la théorie des descriptions de Russell, tirèrent les idées d’existence et de multiplicité du monde sous-terrain de la métaphysique pour les amener dans la lumière de la logique formelle. La philosophie analytique avait hérité d’une profonde réticence à aborder la question de « l’être en tant qu’être ». Les questions sur lesquelles médita le présocratique Parménide dans son poème, qui furent débattues dans l’un des dialogues les plus difficiles de Platon – à savoir, l’Un existe-t-il, et le Multiple fait-il partie de l’Un ? – n’ont pas été clairement reprises dans la philosophie anglo-américaine. Le casse-tête de l’unité de la réalité ultime, hérité de la philosophie islamique et atteignant son paroxysme avec Spinoza, a été écarté car il illustrait « l’ensorcellement de notre entendement par les ressources de notre langage », comme l’avança Wittgenstein. L’être ne devient pas un champ de recherche uniquement parce qu’il est, ou parce que nous parlons d’« être-là », d’« être-vers-la-mort », ou d’être en « avance sur lui-même », comme le fait Heidegger. Nous comprenons l’être par notre réflexion sur une logique de référence, et sur le lien entre référence et identité. C’est là l’hypothèse de base d’une impressionnante tradition de littérature philosophique, qui comprend Les Individus de Strawson, Sameness and Substance de Wiggins, Le Mot et la Chose de Quine, Logic Matters de Peter Geach, La logique des noms propres de Kripke et tant d’autres ouvrages tout aussi complexes. 

Ces hypothèses ne se sont pas implantées en France. Prenant la suite des réflexions de Bergson sur le temps et la conscience, et du décryptage que fit Kojève de Hegel, la philosophie française aborda la question de l’être, de l’étant et de l’état d’être. La parution d’Être et Temps de Heidegger fut un choc pour Sartre, et l’existence de ce livre, dont le langage étrange et captivant suggérait que l’auteur faisait état d’une première rencontre avec l’Être, changea le cours de la philosophie française. Par la suite, les philosophes français furent frappés par ce qu’on pourrait appeler une « envie d’être », l’impression d’être passés à côté des vraies possibilités de la pensée philosophique et une détermination à capturer l’Être et à le mettre à leur propre service, en particulier pour œuvrer à la révolution. Ainsi apparut L’Être et le Néant de Sartre. Et ainsi apparut Différence et Répétition de Deleuze, dont l’objectif, comme je l’ai expliqué au chapitre 6, était de remplacer l’être par la différence et le temps par la répétition, ceci afin de renverser tout le fondement métaphysique de nos formes de pensée « occidentales ».

On peut observer la même causalité dans le titre du livre qu’Alain Badiou décrit (dans la préface de l’édition anglaise) comme une œuvre « majeure » de la philosophie : L’Être et l’Événement. Mais on trouve d’autres influences dans cet ouvrage impressionnant et mystérieux, parmi lesquelles deux croyances qui étaient dans l’air en 1968, et desquelles Badiou, malgré toute sa sophistication, ne s’est jamais détourné. La première est que Jacques Lacan n’était pas le charlatan fou que je décris au chapitre 6, mais un contributeur majeur à la compréhension de notre époque. Ce qui me reste de foi en la nature humaine m’amène à penser que cette idée s’estompera au fil du temps. Pour le moment, cependant, nous devons accepter qu’elle soit partagée par de nombreuses personnalités d’influence dans la culture française, sans parler des professeurs de littérature aux États-Unis. 

Cette vision est partagée par ceux, notamment Badiou, qui assistèrent aux séminaires de Lacan et furent témoins de sa capacité étonnante à balayer des pans entiers de réalité grâce à des formules incantatoires. « Il n’y a pas de sujet » ; « Le grand Autre n’existe pas » ; « Il n’y a pas de rapport sexuel » ; « Vous n’ex-sistez pas » ; « La vérité cache la castration » : ce genre de mantras résonnent à travers les décennies depuis ces séminaires fatidiques, à la manière de malédictions ancestrales dont l’aura malveillante ne peut être ébranlée. L’une de ces formules fascine particulièrement Badiou, dans la mesure où elle semble en lien avec son approche de la question de l’être par le biais de la vieille énigme de l’Un : « Il y a de l’Un », ou parfois, « Il y a d’Un ». 

L’autre croyance qui a guidé la philosophie de Badiou au cours de sa vie est celle qui veut qu’il existe des événements décisifs qui viennent perturber l’ordre des choses et ouvrent la voie au futur. Tout vrai intellectuel doit s’attacher à ce genre d’événements et lui rester fidèle malgré toutes les déceptions. Badiou était l’élève d’Althusser, et il était dévoué à la grande révolution prolétarienne qui devait libérer l’humanité de ses chaînes. Mais c’était aussi un maoïste qui avait manqué les événements de 1968 et s’efforçait de se rattraper, depuis, en dirigeant de petites cellules d’activistes révolutionnaires dont le but était de renverser le système. Dans un essai publié pour la première fois en 1977, il écrivit qu’il n’existait qu’un grand philosophe de notre époque : Mao Zedong. Et il resta persuadé que la Révolution culturelle de Mao était l’exemple que devaient suivre les intellectuels contemporains. Au fil du temps, il finit par convenir à contrecœur que ses mots avaient dépassé sa pensée, mais demeura tout de même « fidèle » au sens profond de ses propos. C’est la « fidélité » à l’évènement que Badiou a entrepris de justifier, non comme un choix moral, mais comme une nécessité métaphysique, une vérité implantée dans la nature même de l’être. 

Mais comment cela peut-il bien être possible ? Comment l’être lui-même peut-il être enrôlé dans l’œuvre révolutionnaire ? La réponse réside dans un autre outil lacanien, les mathèmes, qui sont, comme l’explique Lacan, « les index d’une signification absolue. » En formulant les grandes questions dans un langage mathématique, Badiou espère débarrasser son programme révolutionnaire de tous éléments imprévus et vœux pieux, et le présenter comme fondé sur l’« ontologie », la pure science de l’être. Badiou étant, contrairement à Lacan, suffisamment érudit en mathématiques pour utiliser leurs symboles sans paraître ridicule, ses conclusions ont reçu l’approbation d’un lectorat ébahi, pour qui ils font autorité. Voici donc enfin le texte qui réalise le rêve de Marx, celui de présenter la politique révolutionnaire comme une science exacte. Et voici aussi la preuve qui valide l’idée – si fondamentale pour les marxistes dans leur interprétation léniniste, et sans cesse réitérée par Mao et Althusser – selon laquelle l’Histoire se construit sur des contradictions, ces contradictions étant inhérentes à la réalité – ou du moins le seraient si l’on occultait le fait que le réel, comme le déclara Lacan, n’est jamais réellement la réalité.

Extrait de "L’erreur et l’orgueil : penseurs de la gauche moderne", de Roger Scruton, publié aux éditions de L’Artilleur.

Lien direct vers la boutique Amazon : ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !