L'assourdissant silence des élites européennes alors que le continent s'enfonce toujours plus dans la crise <!-- --> | Atlantico.fr
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Les élites européennes taisent le vrais problèmes de l'Europe.
Les élites européennes taisent le vrais problèmes de l'Europe.
©Reuters

Déni politique

Que ce soit politiquement ou économiquement, d'aucuns s'accordent à diagnostiquer les maux dont souffre l'Europe. Et si les élites parvenaient à orienter leurs réflexions vers des questions politiques plutôt que techniques, les populistes nationaux auraient probablement moins de portée dans leurs pays respectifs.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Alors que les analyses pessimistes quant à l'Union européenne se montrent de plus en plus systématiques, notamment avec des critiques de la part de certains Etats membres à voir une Europe-Allemande -comme le décrit l'ancien ministre des affaires étrangères allemand, Joschka Fischer dans son ouvrage "l'Europe a-t-elle échoué ?"-, dans quelle mesure peut-on dire qu'il s’agit-il davantage d'un problème de conception de l'Europe par ses élites, dont la structure est fonctionnellement capable de publier des "rapports" et de proposer des mesures techniques comme l'euro, mais qui demeure déficiente à se définir politiquement ?

Christophe Bouillaud : Du point de vue économique, l’erreur dont nous souffrons actuellement est d’avoir renforcé un marché unique très intégré (les "quatre libertés"), créé une monnaie unique en plus, sans se donner les moyens d’avoir une instance forte, élue directement par les citoyens européens, pour gouverner l’ensemble ainsi créé. Toutes les analyses, qu’elles soient fédéralistes d’inspiration ou plutôt souverainistes, en conviennent : les institutions européennes vu du point de vue économique sont terriblement bancales. Les dirigeants européens voudraient depuis 1990 avoir les avantages économiques du fédéralisme sans en payer le prix politique en termes de cession de souveraineté et sans en avoir créé au préalable les conditions démocratiques. L’absence d’un gouvernement central chargé de la politique économique, comme aux Etats-Unis ou en Inde, politiquement solide car appuyé sur un choix clair de l’électorat, a du coup tout compliqué depuis 2008-2010, et il a fallu créer dans l’urgence des mécanismes institutionnels compliqués à souhait (MES, Union bancaire, Semestre européen, Two-Pack, Six-Pack, TSCG, etc.), et d’ailleurs peut-être inopérants pour créer un ersatz de gouvernement économique.

Actuellement, en Europe, on discute du choix entre austérité et relance entre gouvernements nationaux, du rythme des réformes structurelles, et on va sans doute finir par un compromis, mais il ne correspondra en fait à aucune ligne stratégique autre que l’existence de ce compromis lui-même.  Les signataires du Traité de Maastricht comptaient sans doute que les interdépendances créées finissent par créer une obligation pour leurs successeurs d’en venir à une fédération, de fait, nous en sommes proches du point de vue des problèmes causés par la situation d’entre deux actuelle, sauf que les opinions publiques y sont encore moins prêtes sans doute qu’il y a vingt ans en raison même de la gestion bancale de la crise économique. L’insuccès économique nourrit l’illégitimité politique qui empêche de prendre les mesures institutionnelles qui permettraient de couper à la racine les causes de cet insuccès.

Pourquoi cette conception techno-économique de l'Europe, qui s'est premièrement déployée avec la Communauté européenne du charbon et de l'acier en 1952 -coordination technique s'il en est-, ne fonctionne-t-elle plus aujourd'hui ?

Elle fonctionne encore dans certains domaines (les normes techniques par exemple), mais elle bloque parce que les questions posées (les "réformes structurelles") supposent d’entrer désormais au cœur des compromis sociaux des différents Etats membres, et que bouger ces compromis sociaux suppose des rapports de force favorables au niveau national en faveur de ceux qui veulent suivre les règles européennes. De plus, ces règles, qui finissent par s’appliquer à tous les Européens, semblent venir de nulle part, ne pas avoir été approuvée par l’ensemble de la population européenne : sur le papier, c’est pourtant techniquement le cas vu les processus décisionnels communautaires, mais les gens ne s’en rendent pas compte et ne le vivent pas comme tel. Ces décisions sont vues comme "Bruxelles nous impose". Pour prendre un exemple, s’il y avait eu un référendum paneuropéen sur l’âge légal de la retraite, l’acceptation de la nouvelle règle serait plus facile, car légitimée par une majorité populaire.

Dans quelle mesure cette incapacité à formuler une vision commune, politique de l'Union Européenne, peut-elle expliquer que la voix de Marine Le Pen, ou de Beppe Grillo en Italie aient une telle portée ?

En fait, la vision commune européenne existe ! Comme on l’a vu depuis 2010, les Etats membres et les institutions européennes ont vraiment tout fait pour sauver l’Euro, il y a parmi les dirigeants des grands partis une ferme volonté de continuer à s’inscrire dans l’ordre européen actuel quelque soient par ailleurs les résultats économiques atteints par ailleurs. Les exemples abondent désormais qu’il n’y a pas un niveau de souffrance des populations européennes (par exemple de niveau de chômage maximal) devant lequel un dirigeant européen est capable de reculer si c’est à ce prix que l’Euro doit survivre. La valeur qui oriente les élites européennes, c’est la survie de l’Euro, dont, croient-ils, dépend tout le reste. Cette vision est donc fermement ancrée dans l’idée d’intégration du continent européen, mais, comme elle néglige les souffrances infligées aux populations – qui n’ont qu’à s’adapter au plus vite sur le modèle des "Ossis" priés de bien vouloir se modeler sur les mœurs de la RFA après 1990 -, elle accentue la question des égoïsmes nationaux. Les élites avaient déjà presque complètement oublié de "faire les Européens" avant 2008, la suite n’a rien arrangé. Du coup, des partis tiers ou nouveaux  se proposent de défendre les populations laissés pour compte des différents Etats – un peu finalement comme l’ex-SED dans l’ex-RDA devenu le PDS, puis die Linke. Ces partis, qui s’adressent de plus en plus aux laissés pour compte, comme l’UKIP au Royaume-Uni, réclament que leur Etat national joue encore son rôle de protecteur de ses populations. Pour les contrer, il faudrait donc que les dirigeants de l’UE changent leurs priorités. 

Le contexte actuel ne requiert-il pas justement une clarification, voire un ajustement de la définition même de l'Europe et de son rôle ?

De fait, avec le jeu, avec les rustines, avec les mécanismes à complication, avec l’effort homérique de la BCE pour sauver sa propre existence et celle de l’Euro, combien de temps cela peut-il encore durer ? Il va bien falloir se décider à un moment à "officialiser" la situation ou à rompre : nos Etats ne sont plus souverains de fait, sauf sur l’usage légitime de la violence. Chacun garde le droit de réprimer comme il l’entend ses mécontents et de s’engager dans les guerres qu’il veut, mais à part ça ? La Cour constitutionnelle allemande dans son jugement de 2009 sur le Traité de Lisbonne n’a pas dit autre chose : si on veut aller plus loin dans l’intégration – ce qui, à mon avis, est inévitable si  on veut garder la monnaie unique -, il faudra demander leur avis directement aux peuples. Il faudra bien en venir à poser la question fédérale avec son caractère proprement vertigineux : mettre fin à l’histoire souveraine de la France ou d’Allemagne pour faire naître l’Etat européen n’est pas une mince affaire. C’est peut-être d’ailleurs une question auquel les peuples répondront "Non" et "Nein" d’un commun élan. Bien sûr, on peut toujours jouer la montre, attendre, compliquer encore les choses, faire quelques nouveaux Traités techniques qu’acceptera de mauvais gré la Cour de Karlsruhe, mais le risque est d’en arriver à un tel désarroi économique  et à un tel déni de démocratie que certains pays voudront quitter l’Euro avant d’en arriver à cet "officialisation fédérale" provoquant ainsi une crise générale de l’idée même d’Europe, et je vois mal comment on pourrait refonder quelque chose ensuite.

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