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Jusqu’où la volonté de revanche mènera-t-elle la Russie de Vladimir Poutine ?
©Yuri KADOBNOV / POOL / AFP

Toujours plus loin

France 5 a récemment dissusé le documentaire "La Vengeance de Poutine" d'Antoine Viktine. Il retrace les six dernières années de la diplomatie russe, marquée par une stratégie de revanche historique conséquente à l'humiliation subie par la chute de l'URSS.

Antoine Viktine

Antoine Viktine

Antoine Vitkine  est un journaliste et écrivain français. Il est également réalisateur de documentaires pour la télévision.

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Atlantico : Votre documentaire, "La Vengeance de Poutine" que France 5 a diffusé le 14 mars retrace les six dernières années de la diplomatie russe, marquée par une stratégie de revanche historique conséquente à l'humiliation subie par la chute de l'URSS. Alors que votre document retrace le processus de ces dernières années, en se basant sur une analyse historique mais également sur les paroles et les actes de Vladimir Poutine ou encore de l'application de la doctrine Guerassimov, comment imaginer les conséquences de cette "diplomatie à moyen et long terme ? À quoi peut nous mener la volonté russe de revanche vis à vis de l'humiliation ressentie ?

Antoine Vitkine : C'est la question que je pose à la fin du film, quasiment en ces termes : où est-ce que tout cela va nous mener ? Où  la volonté de revanche de Poutine nous entraîne-t-elle ? Il y a plusieurs manières d'y répondre. Tout d'abord, un premier niveau presque méthodologique : nous autres Occidentaux, en raison du sentiment que nous avons d'être sorti du temps des nationalismes, et même de l'Histoire - surtout en Europe – en raison de notre tendance à penser notre monde comme éternellement et consubstantiellement en paix, avons du mal (et je ne parle évidemment pas ici des experts mais plutôt de la perception collective) à percevoir ce que peuvent être la réalité et les conséquences du nationalisme, de la volonté de puissance, comme moteurs d’une politique.

Au-delà de la logique de communication de Poutine, qui consiste à jouer du mythe de la puissance retrouvée et de symboles, il y a une tangibilité et une réalité de la volonté de puissance russe. Cette volonté de puissance passe par une modification de l’ordre international, jugé défavorable à la Russie. Le fait d'envahir et d'annexer un pays souverain comme la Crimée (même si on sait très bien que la Crimée était peuplée de russophones et fut une partie intégrante de la Russie), de changer une frontière en Europe de l'Est, est l'expression de cette volonté de puissance. C'est cela que nous avons du mal à penser. Ce que je dis n'est pas que théorique. Des membres des équipes Obama et Hollande m’ont clairement dit qu’ils avaient du mal à anticiper le prochain coup de Vladimir Poutine, parce qu’ils n'imaginaient pas qu'il puisse « aller jusque-là », s’affranchir de certaines limites, aller contre ce qui semblait raisonnable et dans l’intérêt de son pays. Quand Obama menace au téléphone Poutine, après l’invasion de la Crimée, en lui disant « si vous annexez la Crimée, vous serez isolé, votre pays sous des sanctions économiques qui vous feront mal, vos proches interdits de voyager », il raccroche en se disant que, logiquement, Poutine n’ira pas plus loin. Or, quelques semaines plus tard, il annonce le rattachement de la Crimée à la Russie.

Il me semble que dans ce rapport de force avec la Russie, tout est une question de limites. A conditions que ces limites soient clairement posées, qu’elles soient crédibles et que les outrepasser soit sanctionné. C’est l’absence de limites crédibles qui pousse Poutine à sans cesse aller de l’avant. Un exemple : dans l'affaire de la tentative d'assassinat de l'espion russe sur le territoire du Royaume-Uni, les Anglais ont pour l'instant apporté une réponse relativement faible (rupture partielle des liens diplomatiques). Pourtant, il y a un moyen de faire vraiment mal au pouvoir russe : l'argent. Londres est une base arrière pour de nombreux proches du pouvoir et que des milliards, parfois détournés, s’y investissent, au point que la ville est parfois surnommée Londongrad. La question dès lors est : sera-t-on capable d'imposer des limites à Poutine ? D'ailleurs, au regard de sa politique menée lors de ces dernières années, on se rend bien compte que quand il s'agit de négocier, on n'est pas face à un fou. Tout en étant animé par une exaltation nationaliste qu'il ne fait pas sous-estimer, il agit de manière rationnelle dans le cadre d'un rapport de force. Il avance d'ailleurs souvent de manière prudente, mettant toujours un orteil avant de mettre le pied dans la porte. Or, la puissance réelle est du côté des Occidentaux, mais ils ont des difficultés à assumer et à accepter le rapport de force face à la Russie. Ils ne veulent pas de cette sorte de nouvelle guerre froide qui leur est imposée. Poutine, lui, n’a pas ces difficultés.

Dès lors, faut-il s'attendre à un scénario qui ferait pencher la Russie vers un apaisement ou doit-on s'attendre à une poursuite de la diplomatie "musclée" affichée par Moscou depuis quelques années ?

Il y a deux manières de voir les choses, deux hypothèses. La première consiste à dire que Poutine montre les muscles, agit beaucoup, mais que sa politique est profondément contre-productive et lui coûte plus qu’elle ne lui rapporte à tous égards. Ainsi, les sanctions imposées suite à l'annexion de la Crimée et à son intervention en Syrie nuisent clairement à son économie. (Il est cependant difficile d'évaluer jusqu'à quel point, parce que ces sanctions sont contemporaines de la baisse des cours des matières premières). Mais l'économie est clairement touchée, et un certain nombre de gens disent que le prochain mandat de Vladimir Poutine sera celui de l'économie et non de la politique extérieure. Les actions en Syrie, en Ukraine etc., exacerbent le nationalisme des Russes et renforcent la popularité de leur président, mais il y a cependant un moment où les questions économiques et sociales vont se poser crûment.

Petite parenthèse illustrative : il y a quelques mois, les observateurs ont été surpris de constater le succès viral de vidéos sur les réseaux sociaux russes qui montraient des trous dans les routes. Des particuliers partageaient ces vidéos de gros trous dans le macadam de nombreuses routes du pays, vidéos regardées plusieurs centaines de milliers – voire des millions – de fois. Cela raconte un certain mal-être et un questionnement sur la situation du pays. L'économie va donc peut-être devenir un enjeu important, et dans ce cadre-là les sanctions coûtent cher.

Dans le bras de fer avec les Occidentaux, Poutine a une obsession qui va au-delà de la simple volonté de puissance, celle de faire en sorte que l'OTAN ne se rapproche pas de ses frontières. C'est, pour les Russes comme pour Poutine, une situation totalement inadmissible : elle symbolise la défaite de 1991 mais aussi contrevient à une vision stratégique bien ancrée. Nous avons du mal à percevoir l’importance, pour les Russes, d’une zone tampon entre l'Est et l'Ouest, comme si le traumatisme des invasions allemande ou même napoléonienne était encore vif. La présence de l’Otan dans les pays baltes est mal vécue, et c’est un euphémisme, et la perspective d’une Ukraine adhérant à l’alliance atlantique relève du cauchemar. Mais paradoxalement, les conséquences de la politique de Poutine sont le renforcement de la présence de l'OTAN à ses portes, parce qu’il fait peur à ses voisins. Enfin, en Syrie, qui est là encore une zone importante de confrontation, la question se pose de savoir si Poutine peut en sortir par le haut, sans finir par se trouver embourber dans un conflit inextricable et coûteux. Il risque de se trouver dans une configuration où il serait forcé de tenir à bout de bras un pays et un régime qu'il ne peut pas laisser s'effondrer, étant donné l'importance de l'implication russe dans ce conflit.

Bref, après un cycle de politique agressive, on finirait par assister, selon cette première hypothèse, à une modération contrainte, à une normalisation de la Russie sur la scène internationale.

A contrario, qu'est-ce qui pourrait pousser le Kremlin à persévérer sur la route tracée ces dernières années ?

La deuxième hypothèse, si on envisage l'avenir de la Russie à court-terme (cinq ans), serait la fuite en avant ou au moins la poursuite d’une politique de tension. La logique de guerre froide est imposée par la Russie à l'Occident. D'une certaine manière, Poutine nous fait la guerre froide sans que nous  sachions bien pourquoi. Non pas que l’Occident n’est pas sa part de responsable : après 1991, la Russie a considéré comme quantité négligeable, l'Otan s’est entendue, les Occidentaux ont avancé leurs pions et poussé leur avantage face à une ex URSS affaiblie. Soit dit en passant, si l’Otan a pu avancer vers l’Est, c’est à la demande d'États voisins de la Russie qui avaient un souvenir cuisant des décennies passées. Mais du point de vue russe, il y a ce sentiment que les Occidentaux les assiègent et ne les respectent pas. On ne peut donc pas exclure que cette logique de guerre froide se prolonge, dans un nouveau cycle de provocations, où Poutine continuerait de tester les Occidentaux. Et ce dans la mesure où, même encore aujourd'hui, les Russes perçoivent en Occident de vrais signes de faiblesse. Ils voient les divisions toucher les Américains, l'affaiblissement des Britanniques ou la tentation récurrente « ni Est ni Ouest » des Français. Les Russes ont parfaitement conscience des lignes de fractures dans les sociétés occidentales, ils savent qu'il existe dans les pays occidentaux un véritable parti russe, constitués de groupes, de partis, de personnalités qui sont sur leur ligne pour x ou y raisons. Ce cycle de provocation-réaction pourrait continuer sur ces bases.

Une anecdote : un conseiller d'Obama m’évoquait un moment assez "chaud" en mer Baltique, en 2014, où la Maison Blanche avait pensé une confrontation militaire possible. Ce jeu de provocation est donc possible et il est risqué : si tous les acteurs sont assez rationnels, il est néanmoins possible que cela dérape. Je n'imagine pas un affrontement direct, mais il y a effectivement des craintes d'une avancée russe, notamment dans les pays baltes. Je ne parle pas d'avancée de chars, mais bien de guerre hybride, avec des manifestations de pro-russes, de russophones contre les majorités baltes, des "petits hommes verts" qu'on a du mal à relier à une armée régulière comme en Crimée, et évidemment des cyberattaques. Tout cela est un peu gris, difficile à appréhender et accroit les risques d’engrenage.

Enfin, cette hypothèse est renforcée par le fait que Poutine, tout rationnel qu'il soit, est malgré tout idéologique. Il n'est pas loin de croire à ses propres mythes politiques, j'en ai le sentiment très net. Et c'est quelque chose qui est très fort chez les élites russes, particulièrement quand on se penche sur la production littéraire et intellectuelle actuelle, y compris celle de responsables politiques, de gradés, de responsables des services de renseignements, etc. On y trouve des choses assez hallucinantes sur les Occidentaux, avec l'idée que les Occidentaux pourraient attaquer demain, ou sur la possibilité d'une guerre nucléaire avec l'Occident. J’ai vu une émission à la télévision russe dans lequel un journaliste interviewait longuement Vladimir Poutine et débutait par cette question : "M. le Président, va-t-il y avoir la guerre avec l'Occident ?". Et Poutine se gardait de démentir nettement. Bref, Poutine et le leadership russe finissent par être pris par leurs propres mythes, leur propre idéologie.

Pour conclure, les deux hypothèses que j’évoque se défendent. Il est difficile de dire laquelle sera vérifiée à échelle de cinq ou dix ans. Plus probablement, l’avenir se trouve quelque part entre ces deux hypothèses : fuite en avant ou normalisation.

Toujours dans une logique de prospective, comment imaginer les réactions occidentales à la poursuite de cette stratégie ? Comment anticiper les modifications d'alliance qui pourraient avoir lieu ?

Encore une question difficile. La réponse des Occidentaux est diverse et contradictoire. Les Américains ont donné des signes de prise en compte du défi et ont fixé des limites en accroissant les sanctions à l'encontre la Russie et en entrainant un vrai investissement militaire otanien à l'est de l'Europe. La visite de Mike Pence à Talinn a confirmé l'engagement des Etats-Unis auprès de leurs alliés dans cette région. Ce sont des signaux lancés à la Russie. Mais il y a d'autres signaux inverses, notamment du côté de Trump.

Les Occidentaux semblent avoir conscience des défis posés par Poutine. Leur résolution est plus forte que sous l’ère Obama. Le contexte a certes évolué. Les Russes ne bougent plus guère depuis l'élection de Trump, ce qui est certes lié au fait qu'il n'y a moins d'opportunités à exploiter. Cependant, la crise de l'empoisonnement à Londres est symptomatique, même s'il est difficile d'en parler de manière définitive parce que c'est encore en train de se dérouler. L’unité semble fragile, la réponse mal ordonnée avec des déclarations qui ne font peur à personne, des actions au Conseil de sécurité qui ne servent pas à grand-chose... On en revient au problème initial : que faire face à quelqu'un qui peut remettre en cause l'ordre international ? Que faire face à quelqu'un qui ne tient pas ses paroles ? Avec qui il est très difficile de négocier ? Qui peut mentir sur des faits élémentaires ?Que faire face à quelqu'un qui est capable de donner son accord à un échange d'espions à un très haut niveau puis faire assassiner l’un deux, si c'est bien ce qui s'est passé, quelques années plus tard ?

Comment éviter le plus surement un retour manifeste d'une guerre froide ? Alors que Washington semble de plus en plus concerné par l'émergence chinoise, l'enjeu n'est-il pas, en effet miroir aux ambitions russes de diviser l'Occident, de parvenir à lier Russie et Occident selon des intérêts communs face à Pékin ?

Il y a une manière de penser qui a été celle en œuvre pendant un certain temps selon laquelle il faudrait "faire un choix". Obama pensait ça. L’enjeu principal étant la Chine, tout le reste, en particulier la Russie, était secondaire. Il est plus difficile de savoir ce que pense Trump, mais il me semble qu'il est dans la continuité de son prédécesseur. Dans ce cadre-là, la Russie se retrouverait alors naturellement dans le camp occidental au nom de principes culturels, civilisationnels, économiques... Peut-être est-on en train de découvrir quelque chose de nouveau, que plusieurs défis et plusieurs fronts différents peuvent coexister. Je ne crois à l'idée que puisse se constituer un axe Russie-Chine. Les intérêts de la Russie et de la Chine sont souvent divergents voire contradictoires sur un certain nombre de choses. Un exemple : les Russes sont préoccupés par leur « vide sibérien » face à une Chine extrêmement peuplée et développée et qui lorgne sur leurs richesses naturelles.

Pour les Occidentaux, on est peut-être en train de passer à un moment où il fallait faire un choix entre Chine et Russie à un moment où on se retrouve face à deux défis différents qu'il faut relever. Cela dit, à long terme, j’ai le sentiment que le défi est principalement chinois (à quoi ressemblera l’ordre international quand la Chine sera la première puissance économique, peut-être militaire, du monde ?) et que la Russie a vocation à faire partie de la sphère occidentale. La société russe est fondamentalement plus occidentale, plus proche de nous, partage une importante histoire avec nous, regarde vers nous. La Russie pourrait se normaliser après cette période de fièvre, notamment pour répondre à des aspirations démocratiques d'une classe bourgeoise urbaine grandissante. Mais ce n'est que de la prospective, nous sommes dans la fiction, et je peux me tromper !

La position inconfortable de la Russie, entre deux puissances aux intérêts divergents, ne montre-t-elle pas l'importance des événements dans sa prise de décision géopolitique ?

Si bien sûr : s'il n'y avait pas eu Maïdan, le Printemps Arabe et donc la Syrie, l'Histoire n'aurait pas été du tout la même ! D’ailleurs, l'avenir est indexé sur la résolution de ces deux points de crises mais aussi sur l'apparition d'autres, par définition imprévisibles. C'est ce qui doit nous rendre modeste. Et ce même s'il faut prendre en compte une donnée que mon film montre particulièrement : si de notre côté, nos élites politiques ne savent pas vers quoi cette nouvelle "guerre froide" nous mène et quelle est son importance exacte, les élites politiques russes ont développé un niveau d'hostilité à l'Occident qui est phénoménal. C'est quelque chose qu'on ne peut plus ignorer.

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