John Meynard Keynes voulait sauver les démocraties libérales, il en a étouffé beaucoup sous la dette. Dont la France<!-- --> | Atlantico.fr
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John Maynard Keynes, portrait (Wikipédia)
John Maynard Keynes, portrait (Wikipédia)
©Wikipedia

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Si John Meynard Keynes revenait aux affaires aujourd’hui, est-ce qu’il reconnaîtrait que les démocraties ont usé et abusé de ses prescriptions au point de se fracasser contre le mur de la dette ? Une interview exclusive.

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

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Confronté à la réalité contemporaine faite de déficits et de dettes, les théories de John Meynard Keynes ont du mal à tenir la route. Cette interview de John Meynard Keynes est exclusive… mais imaginaire ou enfin presque parce que ses réponses sont issues de son œuvre, à la virgule près.  

« Je suis qualifié de ringard, mais mon ambition était de marier l’Etat-providence et l’économie de marché. Je n’ai pas trop mal réussi, non ? »

John Meynard Keynes est sans doute l’économiste le plus connu dans le monde et le plus écouté, encore aujourd’hui. Il a dominé tout le XXe siècle. Il est né en 1883 à Cambridge et est mort en 1946 dans le Sussex. Sa notoriété est considérable auprès des scientifiques et du monde politique, dans la mesure où il a, non seulement, élaboré une théorie nouvelle de la macroéconomie mais élaboré aussi des outils nécessaires à la mise en place de politiques économiques qui ont été appliquées dans toutes les grandes démocraties après la deuxième guerre mondiale, et encore aujourd'hui.

Mais cette notoriété dépasse le monde fermé des spécialistes pour toucher un très grand public. Son personnage, son style de vie, son côté dandy, très mondain, sa vie privée, hétérodoxe pour l’époque, en ont fait une véritable star mondiale entre les deux guerres.

John Maynard Keynes, n’avez-vous pas l’impression d’être passé de mode aujourd’hui ?

Keynes : Vous voulez dire que je suis ringard ? Mes idées sont ringardes parce que c’est ce que vous pensez, vous ! La question n’est pas d’être à la mode ou pas, la question est de savoir si les modèles d’économie keynésienne, néokeynésienne ou post keynésienne répondent toujours à la réalité ou non. Alors, je m’aperçois, d’après ce qu’on me rapporte que ce courant keynésien a moins de partisans depuis la fin du XXe siècle, depuis la mondialisation, la folie monétariste et la déréglementation financière (quelle bêtise !) et que les libéraux ont repris du pouvoir un peu partout... Peut-être….

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Mais je crois aussi que la crise de 2008, ainsi que les contraintes de la démocratie, ont redonné de l’intérêt à mes outils et à toutes les thèses que nous avions développées qui sont, entre nous, assez universelles parce que scientifiques.

Alors justement, commençons par cette théorie générale de la macroéconomie keynésienne. C’est un livre abordable par le commun des mortels. La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie a été publiée en 1936. 

Keynes : Je ne vais pas vous résumer le traité sur la monnaie ni la théorie générale. Mais c’est vrai, j’ai voulu que ce soit lisible par tout le monde parce que l’économie concerne tout le monde. Mon idée était d’expliquer que les êtres humains ont des besoins et des désirs et que le but de tous les mécanismes économiques était de les satisfaire. Produire et distribuer des biens et des services.

Alors, ces besoins sont pour la plupart primaires, élémentaires, naturels : le besoin de manger, de se protéger, certains besoins sont plus sophistiqués, moins nécessaires mais évidents, besoins de mieux vivre, de se cultiver, de se distraire, etc.…

L’objectif du modèle macroéconomique est de faire en sorte que cette demande soit solvable. Si elle est solvable, elle intéresse des entrepreneurs qui vont produire et vendre les produits et les services. Une entreprise a besoin d’avoir des clients qui lui passent des commandes pour se mettre à fonctionner, investir et créer des emplois.

La demande solvable crée une offre de production. Toutes les entreprises font des études de marché pour vérifier qu’il y a effectivement des clients demandeurs du produit en question. C’est le B.A-ba du marketing.

Toute la question est de solvabiliser la demande. Ça passe par le revenu disponible, c’est-à-dire le salaire, les dividendes distribués, les revenus sociaux et les crédits. Les crédits … nous y voilà !

Cette analyse signifie donc que pour vous, un gouvernement peut intervenir sur le système économique, le ralentir si ça va trop vite, et le relancer en cas de crise...  Vous êtes contre « le laisser-faire » ?

Keynes : Non seulement le gouvernement peut intervenir, mais il doit intervenir. Je me suis écarté des libéraux dès 1926, donc bien avant la théorie générale, quand j’ai fait à Oxford une communication « sur la fin du laisser-faire ». Tout le monde a crié, mais après la crise de 1929, il a fallu se rendre à l’évidence. L‘économie ne peut pas être en pilotage automatique.

J’ai expliqué qu’une page de l'histoire anglaise et occidentale a été irrémédiablement tournée au seuil du XXe siècle ; celle qui avait consacré un consensus autour du laisser-faire comme unique moyen d'accéder à la prospérité.

Vous dites que le laisser-faire est une invention du XIXème siècle et de Frédéric Bastiat, l’économiste français contre lequel vous entrez en guerre.

Keynes : Je pense que le libéralisme ou même l’ultralibéralisme ont été popularisés par l’école de Manchester qui a fait croire aux mentalités populaires que le laisser-faire est la conclusion pratique de l'économie orthodoxe. Mais pour moi, l'expression la plus outrée et la plus dithyrambique de cette religion de l'économie, on la trouve dans les livres de Frédéric Bastiat qui fait un parallèle entre le laisser-faire et le darwinisme. Ce qui est stupide. Frédéric Bastiat, qui n’a d’ailleurs jamais été reconnu en France, a raconté n'importe quoi. Faut être américain pour faire élever des statues en sa mémoire. Vous savez que Bastiat est célébré à Harvard  mais pas à Paris.

Si le laisser-faire est dépassé, quels sont les outils d’intervention ?

Keynes : Les outils d’intervention sont nombreux : les prix, la fiscalité, les revenus distribués par l’Etat, les taux d’intérêt.

Alors, si l’Etat peut intervenir partout et n’importe comment, il ne faut pas qu’il intervienne trop. J‘ai assigné quatre responsabilités aux pouvoirs publics : le « contrôle délibéré de la monnaie et du crédit », la « collecte de données relatives à l'état des affaires et leur diffusion à grande échelle », la détermination du niveau de l'épargne et de l'investissement et une « politique réfléchie touchant la taille de la population ».

Ce qu’on a retenu principalement de mon travail est que j’étais l’architecte des politiques de relance ou de soutien par la demande. Mais c’est une évidence.

Un gouvernement peut, soit par la dépense publique, soit par la monnaie, mettre en circulation des liquidités qui vont réamorcer la pompe et relancer la machine économique.

Si les clients ont de l’argent, ils dépenseront. S’ils dépensent, les entreprises tournent et créent des emplois. C’est tellement simple.

Nous tournons le dos à la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say qui est fausse. Les débouchés ne créent pas les débouchés, ça n‘est pas vrai. Il ne suffit pas de créer une offre pour que le système fonctionne.

Un constructeur automobile peut toujours fabriquer la plus belle voiture du monde, si le client n’a pas d’argent, la voiture ne sortira pas de l’usine.

Ces politiques de relance ont, semble-t-il, bien fonctionné après la guerre mais elles ont coûté cher...

Keynes : Mais quoi ? Il n’y a pas de mais. On a sorti le monde occidental de la catastrophe nazie puis on a sauvé le monde de la tentation communiste par des politiques systématiques de relance.

Un plan de relance coûte cher oui, mais il se finance a posteriori avec les résultats.

Il fallait reconstruire l’Europe, on a donc reconstruit l’Europe, grâce en partie au plan Marshall, or qu’est-ce que le plan Marshall sinon un plan d’économie keynésienne ?

Vous auriez voulu qu’on commette cette erreur historique de punir les Allemands par des prélèvements financiers comme en 1918. Ça a été catastrophique et ça a engendré la deuxième guerre mondiale. Hitler est né dans les ruines de la première guerre mondiale.

Il y a donc eu le plan Marshall, puis les politiques généreuses de tous les Etats occidentaux.

Les gouvernements ont lancé des grands travaux d’équipement public, ils ont pris en main les grandes entreprises, ils ont développé des politiques sociales et fiscales qui avaient toutes pour effet de créer de la demande, et ils ont libéré le crédit : crédit immobilier, crédit à la consommation. Peu importe, c’est de la liquidité dans le système. Le moteur est alimenté et quand il est suralimenté, par trop de demande, il se met à fabriquer de l’inflation.

En fait, le keynésianisme est autonettoyant des scories du système. Qui peut être opposé à des outils qui permettent au système de fonctionner ? Mis à part les gens trop sérieux et tristes ou très bêtes. Le keynésianisme n’est pas triste.

Est-ce que le monde occidental n’a pas mieux marché à partir de 1945 qu’aujourd'hui. La réponse est oui !

Quand vous dites que ces politiques keynésiennes ont permis de résister au communisme, vous voulez dire quoi ?

Keynes : Je dis que les démocraties ont beaucoup de mal à être intelligentes en période de crise. Principalement parce qu’il n’y a pas de croissance, donc pas de moyens pour financer les promesses électorales. Je dis qu’au lendemain de la guerre mondiale, l’empire communiste s’est consolidé et a offert une solution alternative radicale au capitalisme de marché.

Pour que le capitalisme puisse continuer de fonctionner, il fallait une politique qui évite les trop fortes inégalités sociales, qui facilite le plein emploi et il fallait surtout que le peuple profite de la croissance.

Avec 5% de croissance par an, on peut se payer ce qu’on veut, chacun pouvant espérer sa part du gâteau. On pouvait payer à la fois la frénésie de consommation privée et tous les avantages sociaux qu’on souhaitait ou presque.

Les inégalités s’accroissent surtout en période de stagnation. Elles sont surtout plus difficiles à supporter qu’en période de croissance. 

Le laisser-faire ne garantit pas cela. Les Trente glorieuses qui ont duré, en fait, quarante ans, n'ont pas été virtuelles, elles.  Elles étaient keynésiennes. 5% de croissance annuelle pendant plus de 30 ans, mais jamais dans l’histoire de l’humanité, on n’avait connu une pareille vague de progrès.

L’objectif était de marier un modèle social généreux et l’économie de marché pour dissuader les peuples de céder aux propositions démagogiques et populistes, mais aussi de refuser le modèle communiste et marxiste. Dans les grands haras de courses en Irlande, on dit toujours que les chevaux se battent s’ils manquent d’avoine. J’ai fait en sorte qu’il y ait de l’avoine.

La première chose à faire aujourd'hui serait donc de relancer l’activité par le soutien de la demande, et de financer cette demande par tous les moyens.

Vous dites financer la demande, y compris par la planche à billets, ce qu'on vous a beaucoup reproché.

Keynes : La planche à billets, quelle vulgarité ! Parlez plutôt de création monétaire, ce qui a provoqué un peu d’inflation. Qui s’en est plaint de l’inflation, à part les rentiers ? Aujourd’hui j’ai le sentiment que tout le monde espérait un peu plus d’inflation plutôt que ces politiques d’austérité.

Le hasard du calendrier fait que vous êtes né en 1883, mais que cette année-là, Marx est mort. On peut dire que Keynes a tué Marx. Vous avez tué Marx ?

Keynes : Vous pouvez dire ce que vous voulez puisque c’est virtuel.

Virtuel mais plausible, remarquez, vous êtes né la même année qu’un de vos adversaires parmi les plus farouches, Joseph Schumpeter, c’est rigolo non ?

Keynes : Vous trouvez ça, comment dites-vous, rigolo ? Ni lui, ni moi n’avions la volonté de tuer Marx. Schumpeter se faisait des idées sur la portée de sa politique d’offre. Personne ne connaissait. Je ne dis pas qu’il n’était pas intéressant, mais il était d’un ennui terrifiant. J’ai diné une seule fois avec lui à Vienne. En fait, je n’ai fait que bailler. En plus l’anglais qu’il pratique avec un accent allemand, c’est insupportable. Vous imaginez la cacophonie. Enfin bref !

Vous ne répondez pas sur Marx, vous l’avez tué d’une mort lente ou alors vous l’avez spolié de ses amis qui ont tous ou presque rejoint vos écrits ?

Keynes : J’entends bien. Alors, non, je n’ai pas tué Marx. Je l’ai beaucoup lu. Il a eu beaucoup plus de succès que moi. Il faut dire qu’il a créé un empire multinational, pour expérimenter ses concepts. L’empire soviétique, c’est quelque part sa créature. Je crois qu’il y a eu deux empires équivalents dans l’histoire du monde, l’empire communiste et le Vatican et son église catholique. Quelle multinationale, le Vatican. Ça a été le concurrent le plus sérieux du Kremlin. Beaucoup plus puissant que la CIA. Son problème est qu’il n’a pas touché de droits d’auteur. Je plaisante, mais quand même !

Cela dit, on ne va pas me comparer à Marx. On ne courrait pas dans la même catégorie. Je suis convaincu que mes idées ont offert aux socio-démocrates une base théorique qu’ils n’avaient pas. Ils ont pris mes écrits comme une alternative au communisme ou au marxisme.

Les marxistes ne vous ont jamais attaqué sur le fond de la théorie, ils la trouvaient peut-être fragile scientifiquement. Par contre, les marxistes ont très bien compris l’utilité politique de vos thèses pour les combattre eux. En France, une revue marxiste, la Nouvelle critique, a consacré à Keynes une série d'articles parus en mars, mai, juin, juillet et août 1949. La critique marxiste à cette époque est double : « Keynes a présenté une théorie qui méconnaît les vérités scientifiques définitivement établies par Marx » ; « Keynes fait partie de cette catégorie d'auteurs particulièrement dangereux pour la marche du processus révolutionnaire : les réformistes ». Dans les années 1960, le marxiste Paul Matrick vous critique dans son ouvrage Marx et Keynes, les limites de l'économie mixte. Il considère que la critique de l'économie politique initiée par Marx est plus efficace pour comprendre les évolutions économiques que la théorie de Keynes. Matrick vous reproche lui aussi de vouloir conserver le capitalisme.

Keynes : Je n’ai rien à ajouter, tout est vrai. J’assume. Je voulais conserver le système. Mon ambition n’était pas de réinventer le monde, il était de le réparer.

Alors pourquoi cette croissance miraculeuse qui a comblé les masses populaires et qui les a écartées du communisme, s’est-elle arrêtée ?

Keynes : Parce que le monde a changé, il s’est mondialisé. Entre l’ouverture des transports, la suppression des frontières et les innovations technologiques, le fonctionnement du système économique a changé de dimension. Le fonctionnement politique, lui, n’a pas évolué. Il est resté très national. Regardez ce qui se passe autour de vous !

Alors, plutôt que de créer une régulation internationale, on a trouvé plus commode de démolir les régulations existantes d’où ce retour au libéralisme et au laisser faire au niveau international.

Mais ça ne marche pas d’où cette crise de 2008. Une crise qui démarre aux Etats-Unis et qui se propage au monde entier parce que le monde est ouvert. Le monde est ouvert, sauf pour ce qui concerne la gestion politique.

Vous voulez dire qu’on a un déficit de gouvernance mondiale ?

Keynes : J‘ai commencé ma carrière au Trésor britannique et mon premier travail a été d’évaluer les conséquences de la guerre de 1914. Il y avait des débats d’une confusion totale, mais à la fin, j’ai combattu les termes du Traité de Versailles. Mon idée était de rechercher une alliance avec les Allemands, j’ai perdu, comme vous savez. Le Traité de Versailles a mis l’Allemagne à genoux et c’est Hitler qui l’a relevée. Avec ses méthodes. Plus jamais cela.

Ce que je sais, c’est qu’entre les deux guerres, j’ai beaucoup œuvré pour que la Société des Nations puisse aussi avoir un rôle de régulateur économique. J‘ai été battu par les libéraux, mais on m’a quand même laissé préparer les accords de Bretton Wood qui ont été la première forme d’organisation du système monétaire internationale, puis après, lorsque l‘ONU a remplacé la SDN, on m’a permis d’imaginer le FMI qui aurait dû être le premier gouvernement économique de la planète.

Pour le système monétaire comme pour le FMI, vous avez fait énormément de concessions aux Américains, vous l’avez regretté.

Keynes : Tout le monde a fait des concessions importantes, c’est le jeu. Sinon on n’en sort pas. Alors oui, j’ai non seulement accepté le schéma américain mais je me suis également assez fortement engagé pour le faire adopter au prix de certaines licences avec la réalité.

Certains ont dit que Bretton Woods allait concentrer le pouvoir financier et monétaire à Washington, ce n’est pas faux mais malgré tout, les accords de Bretton Woods permettent de soumettre les États-Unis à un certain nombre de règles internationales. Ce système nous laissait aussi la liberté de fixer les rapports de change. C’était pour moi primordial d’avoir au niveau national une variable d’ajustement.

Aujourd'hui, vous vous seriez donc opposé à la construction européenne ?

Keynes : Non parce que c’était intelligent. Plus que le Traité de Versailles. En revanche, faire une monnaie unique, l’euro, sans constituer de gouvernement économique capable de globaliser les budgets et d’harmoniser les fiscalités, c’était aberrant. Ça ne pouvait que mal se passer. Mais je n’étais pas là.

D’ailleurs je crois savoir que ça se passe mal. Il faudrait urgemment créer une véritable gouvernance européenne. Il faudrait en finir avec cette politique d’ajustement budgétaire, lancer les emprunts européens, élargir des financements et faire au niveau européen une politique de relance de la demande. Aujourd’hui, on demande aux banques centrales de faire ce boulot, mais naturellement les banques centrales prêtent aux autres banques et les autres banques financent les projets les moins risqués. Donc ces liquidités reviennent dans les Etats et à la banque centrale. C’est nul comme système. Il n’y a que les marchés financiers qui en profitent et qui fabriquent des bulles.

Je connais les bulles, j’en ai profité, j’ai fait fortune avec les bulles un peu, comme George Soros dans les années 2000.

Vous n’aviez pas proposé la création d’une monnaie mondiale au moment de Bretton Woods ?

Keynes : Exact, j’avais proposé la création d'une Union internationale de compensation et d'une monnaie supranationale, le bancor, à laquelle les monnaies auraient été rattachées.

Une des principales motivations du projet bancor était de pacifier les relations économiques entre nations en évitant des déséquilibres importants des balances extérieures.

Avec le bancor, je me suis ratatiné... Les Américains n’en voulaient pas. La puissance américaine d'après-guerre était considérable et certains m’avaient dit, mais le bancor existe déjà, c’est le dollar. Quelle arrogance ! Pour que ça marche, il eut fallu créer un gouvernement économique du monde. Je pensais au FMI, mais je rêvais. Les Américains n’ont rien voulu lâcher au niveau de la souveraineté.

Donc en Grande-Bretagne, vous auriez voté pour le Brexit ?

Keynes : Absolument pas. C’est un autre problème. Les Anglais ont fait n’importe quoi. Ils sont tombés dans les combines politiques. La Grande-Bretagne n’appartenait pas à l’euro. Elle avait tous les avantages du marché unique et aucun des inconvénients de l’euro. Les Anglais sont tombés sur la tête de renoncer à de tels privilèges. Mais faites leur confiance, ils vont négocier des accords aussi avantageux que le système précédent. S’ils sortent de l'Union, ce qui n’est pas encore fait.

Vous n’aimiez pas l’Angleterre ?

Keynes : J’ai adoré. La Grande-Bretagne est le pays de la liberté. Alors, si la liberté des entreprises doit être surveillée, la liberté politique et individuelle doit être totale. Vous savez, mon père était universitaire et ma mère écrivait des pièces de théâtre et militait pour la cause des pauvres et des femmes. C’est dire si l’ambiance à la maison était rock’n’roll. J’ai fait des études normales pour un fils de la bourgeoisie victorienne mais je dois dire que j’aimais les mathématiques et la musique.

Comme Mozart !

Keynes : Peut-être ! Je ne savais pas pour Mozart, mais cette liberté à laquelle j’étais très attaché m’a finalement amené à vivre une double vie.

Une vie publique à l’université, au Trésor britannique ou dans les organisations internationales, ce qui m'a permis de voyager beaucoup, mais j'avais aussi une vie privée très occupée puisque j’ai appartenu très tôt au groupe de Bloomsbury. C’est un club dont les membres sont très amis et dans lequel j’ai rencontré le peintre Duncan Grant, des écrivains comme Virginia Woolf ou Foster.

On a dit justement que vous étiez très proche du peintre Duncan Grant ?

Keynes : C’est vrai, on a vécu ensemble. C’est de notoriété publique, je ne me cachais pas, j’étais bisexuel. Alors, à l’époque, ça n’était pas fréquent que de l’assumer. J’en conviens. Mais cette histoire ne m’a pas empêché d’épouser une charmante ballerine d’origine russe que j’avais séduite. Elle s’appelait Lydia Lopokova, elle était très jeune et danseuse étoile de la compagnie des ballets russes de Serge Diaghilev, un drôle d’artiste. Tout Londres les connaissait.

Mon problème est que très vite mon groupe d’amis a rejeté cette chère Lydia.

Je reconnais que ça devenait compliqué. Enfin, on voyageait beaucoup. Et j’allais à l’opéra tous les soirs, j’invitais des collègues, des amis. C’était chaud et drôle. J’ai toujours adoré l’opéra, les danseurs et danseuses, les décors, la musique. J’aurai pu être directeur de l’opéra. J’avais beaucoup d’argent mais pas assez pour me payer tout un corps de ballet.

Votre confrère, Bernard Maris, a fait un livre très intéressant sur mon parcours où il parle de ma vie privée un peu provocante. Il doit vous manquer depuis qu’il a été assassiné à Charlie Hebdo. Vous vivez quand même dans un drôle de pays, à une drôle d’époque, avec une drôle de gouvernance.

Bernard Maris était un vrai keynésien. Le dernier.

Merci pour cet hommage. Et chez vous, à la fin, qui l’a emporté, le groupe de Bloomsbury ou Lydia ?

Keynes : J’ai pris de la distance avec ces amis du groupe un peu dérangeants pour la bonne société qui acceptait déjà mal ma très jeune épouse. Du coup, je me suis consacré à la macroéconomie.

Comme quoi, sans cette femme, je n’aurais peut-être jamais écrit la Théorie générale, et jamais réformé le système monétaire international.

Alain Minc qui est un intellectuel français un peu « touche à tout » a écrit sur vous. Il dit que l'homme Keynes est fascinant. Peut-être encore plus grand que l'œuvre. Ça veut dire qu’il n’adhère pas à votre logique, mais qu’il admire votre talent.

Keynes : Je suppose que c’est parce qu’il est libéral, ce Minc que je n’ai pas connu. Il n’aime pas les politiques de la demande. Il préfère les politiques de l’entrepreneur, de l’offre si vous voulez. Mais je sais pourquoi, ses gros clients doivent être des chefs de grandes entreprises. Alors il les protège. 

Pas seulement, vous êtes injuste , voilà ce qu’Alain Minc écrit très exactement : « Keynes est une permanente alchimie des contraires : l'objecteur de conscience qui sert son pays en guerre, le marginal de Bloomsbury qui s'installe au cœur de l'establishment; le grand bourgeois élitiste qui devient la coqueluche des gauches du monde entier; le dandy homosexuel qui épouse une des danseuses les plus courtisées de l'époque; l'antisémite séduit par les Juifs ; le germanophile atlantiste; le spéculateur qui se méfie des marchés; l'esthète qui se consacre aux disciplines les plus austères; l'intellectuel qui se rêve homme d'Etat ; le conseiller qui se veut homme d'action... Il existe autant de Keynes qui, pourtant, n'en forment qu'un seul : c'était, pour reprendre le mot qu'il emploie à l'égard de Freud, une sorte de diable. »

Keynes : Il est brillant, ce Minc, il est un peu complaisant, peut être non ? Bien que le diable qu’il décrit m’ait l’air sympathique. J’aurai voulu le connaître, mais ça n’est pas moi. Enfin je ne crois pas.

Pour aller plus loin :

Keynes ou l’économiste citoyen, Bernard Maris, Presse de Sciences Po

Une sorte de diable, les vies de John Maynard Keynes, Alain Minc, Grasset

Les grands entretiens de l’histoire, interviews imaginaires, Jean-Marc Sylvestre. Editions Saint Simon.

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