Allergiques au classique ? La musique est-elle une arme efficace pour faire fuir les bandes de jeunes des parcs ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Comme disait Aristote, la musique « adoucit les mœurs » ou en anglais « apaise le cœur sauvage ».
Comme disait Aristote, la musique « adoucit les mœurs » ou en anglais « apaise le cœur sauvage ».
©Reuters

Sonnez hautbois, résonnez musettes

Le maire de la commune belge de Courtrai a récemment déclaré vouloir diffuser de la musique classique dans les parcs publics, afin de faire fuir les bandes de jeunes qui y passent le plus clair de leur temps.

Clément  Bosqué

Clément Bosqué

Clément Bosqué est Agrégé d'anglais, formé à l'Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et diplômé du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il dirige un établissement départemental de l'aide sociale à l'enfance. Il est l'auteur de chroniques sur le cinéma, la littérature et la musique ainsi que d'un roman écrit à quatre mains avec Emmanuelle Maffesoli, *Septembre ! Septembre !* (éditions Léo Scheer).

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Le parc du Béguinage, à Courtrai, est un lieu tranquille : il a été conçu pour cela. « Les béguinages étaient des communautés autonomes de religieuses, appelées les béguines, en Europe du nord, au Moyen Âge ». « Les béguinages formaient des villes miniatures, enfermées dans des murs ou entourées de tranchées, dont les portes n'ouvraient au « monde » que pendant la journée ». Des « maisons communautaires », véritables petites villes dans la ville, « îlots de tranquillité » généralement construits « autour d'une cour arborée ». On en trouve en Flandres, dans le Nord et la Picardie.

De nos jours, le béguinage connaît une postérité intéressante comme alternative à la maison de retraite pour les seniors en perte de mobilité. Mais cette tranquillité plaît aussi aux communautés de jeunes oisifs de la ville, qui viennent s’y retrouver, y faire résonner les voix de leurs petits orphéons et causer quelques menus dégâts.

Qu’à cela ne tienne, le jeune craint la musique classique : on va donc l’en arroser, par le truchement de grandes enceintes disposées tout autour du parc.

Le bourgmestre de Courtrai, Stefaan De Clerck, présente son initiative comme culturelle d’abord. Si elle peut avoir comme bénéfice collatéral de limiter les nuisances et dégradations diverses liées à la présence de jeunes, eh ! Bien, tant mieux. On a envie de penser que c’est un peu malhonnête de sa part et que la préoccupation sécuritaire n’est pas si loin dans l’ordre de ses priorités.

D’ailleurs, les bonnes âmes s’insurgent : chasser les jeunes, c’est mal.

De jeunes inoffensifs qu’on ne veut plus éduquer

Délinquants ? Citoyens défavorisés, forces vives contestataires ? Dans les deux cas on croit le jeune dangereux pour l'ordre ; or, il ne l'est pas. Cette génération qui va glissando ne rime pas plus avec contestation qu’avec dégradation : elle se consacre au tissage (comme les béguines !) et à la conservation d’un certain nombre de codes, vestimentaires et musicaux, élaboration qui est aussi quête d’identité. Et c’est bien ainsi.

En revanche, bien sûr, il y a dans la mesure de répression musicale quelque chose de cynique et de lâche. Ce ne sont pas les jeunes en tant que tels qui sont visés, dit-on, mais les nuisances occasionnées par leur présence. On ne traite que le « symptôme » de la maladie jeune ; les nuisances qu’ils causent, comme des chats à qui on n’aurait pas appris à aller à la litière. On nettoie, on aseptise, on relègue, sans plus s’en préoccuper. On chasse les jeunes des parcs comme les étourneaux au moyen d’oiseaux de proie dont la simple présence sert de redoutable épouvantail. On les asperge de musique classique, de loin, comme de vermifuge. On ne songe plus à aller leur tirer les oreilles ou leur faire la morale, autrement dit à les éduquer.

Le fantasme de purification des jeunes âmes par la musique

Il ne faut pas s’y tromper : cet usage policier de la musique n’est pas simplement sécuritaire : il est sanitaire, comme toute politique culturelle. Et cela se traduit bien par tous les commentaires que la nouvelle suscite, en Belgique, en France et ailleurs, sur l’air de « pourquoi les jeunes après tout n’aimeraient pas la musique classique ? » Ne déploie-t-on pas toute une activité culturelle, comme les jésuites au Nouveau Monde, pour civiliser les sauvages où qu’ils soient ? Le jeune ne peut-il pas jouer du hautbois et traîner en survêtement s’il cela lui chante ?

Parole de faux naïfs, feignant de ne pas distinguer entre jeunes de bonne famille et les autres, de ne pas voir combien le classique est encore musica reservata ? Non ! mais un vrai fantasme, qui voudrait voir ces jeunes enfin convertis à l’harmonie et à une sociabilité policée et civilisée. Secrètement, on les imagine volontiers lâcher leurs mp3 et les écouteurs de leurs téléphones portables et, les larmes aux yeux, charmés comme des cobras rebelles par une flûte invisible, portant leurs bras au ciel, abjurer joyeusement leur jeune sauvagerie.

C’est en fait un vieux fantasme que de purifier du vice par la musique, qui malgré soi pénètre l'âme et, comme disait Aristote, « adoucit les mœurs » ou en anglais « apaise le cœur sauvage ». Pour Platon, la musique est « partie maîtresse de l’éducation » (République), et son écoute sert à donner un sens de mesure et d’ordre aux enfants en guise de prélude à l'âge de raison. Aristote proposait qu’« en ce qui regarde l’éducation, on doit employer parmi les mélodies celles qui ont un caractère moral » (Politique). La musique est d’autant plus efficace comme outil de rééducation morale qu’elle « agit manifestement en dehors de toute réflexion » (Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation). (Source : « Les philosophes et la musique », Philippe Nemo, Le monde de la musique, 2004).

Musique classique contre jeunes : qui sortira vainqueur ?

Option n°1 : c'est ridicule, mais on peut toujours croire que les jeunes se convertiront à la musique classique.

Option n°2 : le dispositif fonctionne. Les jeunes iront se regrouper ailleurs, dans des lieux peut-être moins jolis et moins centraux. Le parc sera plus beau, plus propre, plus sûr, et plein de belle musique. Hortus conclusus plus guère fécondé par la vivante jeunesse. Le béguinage fermé par une herse musicale.

Option n°3 : le dispositif ne fonctionne pas. Les jeunes pousseront le son de leurs lecteurs portables pour couvrir la musique.

Option n°4 : si cela non plus ne fonctionne pas, peut-être se résoudront-il à détourner l’arrosage sonore vers l’arroseur, en superposant aux bariolages de violons leurs rythmiques et leur chant. Etonnant mélange de classique, de human beatbox, de chant R’n’B ou de psalmodie hip-hop. La musique classique sera alors "l’herbe drue des oeuvres fécondes, sur laquelle les générations nouvelles viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur “déjeuner sur l’herbe”". (Proust, Le temps retrouvé).

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