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Jacques Attali & Co., ces nantis de l'économie sociale et solidaire
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Bonnes feuilles

Depuis le début de la crise, la pensée économique est en effervescence. Les idées et les hommes s'affrontent, souvent avec une certaine violence. Extrait de "Théories du bordel économique" (2/2).

Ancien conseiller du président François Mitterrand, essayiste et éditorialiste de renom : le surdiplômé et surdoué Jacques Attali est une figure de l’intelligentsia française. Habitué des colloques internationaux et de Davos en particulier, il s’est mis en tête de créer le sien. La première édition s’est tenue au Havre en septembre 2012. Le LH Forum se définit comme le « mouvement mondial de l’économie positive et solidaire ». Parmi les intervenants, deux jeunes gens retiennent l’attention. Look sobre et trendy, petite barbe comme il faut, fluent et cool attitude, aguerris à l’art du pitch, les cofondateurs de Harmless Harvest vont bluffer l’assistance dans laquelle on reconnaît, entre autres, le leader syndicaliste François Chérèque ou le patron de GDF Suez, Gérard Mestrallet. Sortis de l’Insead, qui délivre l’un des MBA les plus prestigieux du monde, après des passages chez Lazard et L’Oréal, tout ce que le capitalisme financier peut produire de détestable pour la société de consommation, Douglas Riboud et Justin Guilbert font un show de quelques minutes digne des grands moments des Ted Conferences, ces stand up filmés inventés en Californie dans lesquels entrepreneurs, scientifiques ou intellectuels sont invités à refaire le monde ou du moins à faire des propositions concrètes pour l’améliorer.

Parfaitement synchro avec des slides ou apparaissait en boucle le mot « eco- system » et des photos de paysannes asiatiques aux sourires béats, Riboud et Guilbert sont une bonne incarnation de ce qu’est la nouvelle économie « positive et solidaire ». Il s’agit bien de business d’abord, pas de charité. Il s’agit ensuite d’une révolution, avec ses leaders charismatiques et ses folles ambitions. Le concept d’Harmless Harvest a été créé de toute pièce. Il s’agissait de trouver une activité à forte marge qui puisse faire du bien à l’humanité et permettre de marcher un jour sur les ruines d’un des plus grands symboles de la société de consommation. Donc, nos deux jeunes gens se sont installés sur le marché du soft drink américain pour combattre le leader, Coca- Cola. Quand Coca dépense des milliards dans un marketing déconnecté du produit, Harmless Harvest décide de faire du produit son marketing. La niche qu’ils ont trouvée est celle de l’eau de noix de coco, un marché qui émerge effectivement dans la clientèle américaine bobo et que la plupart des géants du soft ont décidé d’explorer. Mais nos deux amis sont « positifs et solidaires » quand les autres ne sont que des producteurs d’obésité soumis au diktat des marchés et à l’opium du marketing de masse. On aime bien le monde manichéen des tenants de l’économie positive dont Jacques Attali s’est fait le prophète. On espère sincèrement que certains d’entre eux feront fortune et que Harmless Harvest soit cotée un jour à Wall Street. C’est pas mal parti, les deux jeunes gens affirment avoir vendus 3 millions de bouteilles en un an. Précision : malgré leur accent parfaitement new- yorkais, Guilbert et Riboud sont français… Si des entreprises comme Harmless Harvest sont promises à un beau succès c’est qu’elles répondent à une demande. Leur marché est gigantesque. Surfant sur la bonne conscience, sur la nécessité de bâtir un monde meilleur, l’économie positive et solidaire est pour Jacques Attali celle qui permettra au monde de sortir de la crise.

« Elle est l’inverse de l’économie inégalitaire qui a poussé à l’endettement général et précipité le monde dans la crise », nous expliquet- il au Havre avant que François Hollande, en direct live, via une retransmission depuis l’Élysée diffusée sur un écran géant ne lui confie une mission sur le sujet. Après avoir planché sur la « libération de la croissance » pour le président Nicolas Sarkozy en 2007, il devra donc, pour le compte de son successeur à l’Élysée faire un état des lieux de l’économie positive. Les 600 participants au LH Forum peuvent applaudir à tout rompre : le gouvernement socialiste a trouvé avec ce thème son mantra. Ni capitaliste, ni marxiste, voilà enfin la troisième voie dans laquelle peut s’engouffrer le gouvernement socialiste. Pour ce faire, Benoît Hamon, wonder boy de la gauche française, avec son look de bad boy un peu viril s’est vu octroyer par François Hollande un strapotin dans le gouvernement. À Bercy, où ont été nommés par moins de sept ministres pour piloter l’économie française en crise, il a hérité d’un portefeuille un peu baroque : celui de ministre délégué à l’Économie sociale et solidaire et à la Consommation. Le 7 février 2013, il a réservé le grand amphithéâtre du ministère. C’est son jour de gloire. Alors que le ministre s’apprête enfin à prendre la lumière des medias avec un projet de loi à son nom, qui portera sur la protection des consommateurs et le développement de l’économie solidaire, il a souhaité donner à son action un fondement académique. Il a donc organisé un colloque, au thème aussi alambiqué qu’ambitieux : « Penser et construire de nouveaux référentiels pour concevoir les politiques économiques de demain. » À partir de là, on s’attend à une maigre assemblée d’idéalistes écolos. Erreur : l’auditorium de Bercy est comble tandis que, sur scène, se succèdent chercheurs au CNRS et professeurs d’universités. On retient du discours d’ouverture de Paul Jorion, icône des alters, que l’économie solidaire se cherche toujours, après avoir connu son heure de gloire entre… 1820 et 1848.

Les fondateurs de Harmless Harvest ne sont pas là, mais on ressent le même optimisme qu’au LH Forum à écouter les intervenants qui attendent des nouvelles technologies de communication qu’elles poussent… à la mondialisation de l’économie solidaire. Du discours de clôture de Benoît Hamon, ignoré des médias, on ne retiendra rien, pour être parti avant la fin. Retour au réel quelques jours plus tard. Loin des élucubrations mondialo- écolo- solidaires, le ministre s’est laissé rattraper par la viande de cheval, transformée en pur boeuf par la grâce de quelques escrocs mondialisés. Qui lui ont permis d’être enfin interviewé par les chaînes d’info, où il s’est montré menaçant et martial : « Qu’il s’agisse de faute ou de fraude, il y aura des sanctions ! » Et les sanctions ne tardent pas. Les escrocs sont repérés. L’entreprise incriminée dans le scandale de la viande de cheval s’appelle Spanghero. Pas de chance pour Benoît Hamon, il s’agit d’un des fleurons de l’économie sociale et solidaire, secteur dont il a la charge et sur lequel il compte, avec ses amis universitaires pour « construire les politiques économiques de demain ». Spanghero, une PME fondée par une célèbre famille de rugbymen, a en effet été rachetée en 2009 pour un euro symbolique, non par une multinationale ou un fonds d’investissement, mais bien par la coopérative Lur Berri, qui appartient à 5 000 agriculteurs du sud- ouest. « Profondément ancré en Pays Basque, le groupe Lur Berri cherche, autour d’un projet coopératif centré sur les valeurs humaines à valoriser les atouts de son terroir », explique le site Internet de ce pilier de l’économie sociale et solidaire.

D’un point de vue financier, Lur Berri est une belle réussite et la société coopérative a profité de la crise, pour se payer, outre Spanghero, la marque de foie gras et de saumon fumé Labeyrie, ce qui lui a permis de passer le milliard d’euros de chiffre d’affaires. Une croissance à tout qui a été menée en partenariat avec le fond d’investissement LBO France, qui lui, ne fait du coup pas du tout partie de l’économie sociale et solidaire mais du capitalisme pur et dur que dénonce le même Benoît Hamon. Du coup, on n’insistera pas trop. Le gouvernement va très rapidement redonner son agrément à l’entreprise et orienter les médias vers autre chose. Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, qui a théorisé en 2012 les bienfaits du mouvement coopératif et mutualiste pendant sa campagne pour les primaires socialistes est un ami de Benoît Hamon. Il a justement reçu une lettre de Maurice Taylor, un capitaliste américain, patron du groupe Titan, qui attaque de façon abrupte le modèle social français à propos d’un autre dossier chaud du moment : Goodyear France. Montebourg fait fuiter la missive dans la presse et rend publique la réponse bien sentie qu’il lui a faite. Les choses sont remises dans l’ordre. Les médias retrouvent leurs repères avec l’apparition miraculeuse de ce méchant capitaliste yankee qui déteste les syndicats et les syndicalistes et n’a sans doute jamais entendu parlé de l’économie sociale et solidaire. Mais, en grattant un peu, on se rend compte que Maurice Taylor est le produit de ce que peut fournir de mieux le capitalisme. Ancien ouvrier, il a fait fortune par le travail et le mérite. Et Taylor n’a pas oublié d’où il vient. Ses ouvriers sont parmi les mieux traités des États- Unis. Mais pour le gouvernement français, le capitalisme ne peut être un bon modèle. Toutes lesétudes prouvent que l’opinion publique déteste les patrons, le profit et tout ce qu’il représente. Alors, pour rendre le capitalisme acceptable, pour le « corriger », il faut lui donner un visage humaniste.

Le parti socialiste, historiquement issu du marxisme, dans sa transition théorique vers la social- démocratie n’admet le marché que s’il est mâtiné d’économie sociale et solidaire. Jean- Marc Ayrault, en fait l’un des piliers de son « nouveau modèle français », un terme inventé par Philippe Guibert, chef du service d’information du gouvernement. L’économie positive et solidaire pour les technocrates et chercheurs parlementaires d’ESS, parce qu’elle permet de concilier, selon les termes du Premier ministre « compétitivité et solidarité » a tous les avantages. Fini les vieux hippies et des jeunes gens coiffés de bonnets péruviens. Fini les coopératives ouvrières poussiéreuses et les mutualistes francs- maçons. Non, l’ESS des ministres français et de leurs équipes est résolument moderne et ancrée dans le xxie siècle. Elle est même capable de lutter à armes égales contre les géants du capitalisme. Jacques Attali, qui a lui- même créé avec PlaNet Finance une petite multinationale faisant la promotion du micro- crédit, alternative au système bancaire traditionnel, est sûr de son fait. Cette économie du futur qui rend le monde plus heureux n’est pas une utopie. Elle existe déjà : « Elle n’est ni marginale, ni subventionnée. Elle crée des emplois, elle dégage des profits et elle est en forte croissance. Elle rassemble entre 5 et 10 % du PIB mondial. Elle joue un rôle de stabilisateur dans la crise dans la mesure où elle est fondée sur l’altruisme, et non pas sur l’individualisme, qui est à la racine des maux actuels. Elle est aussi importante que l’était le capitalisme quand, au xiie siècle, il se développait dans les interstices du féodalisme, jusqu’à le remplacer. »

Bigre, voilà la révolution lancée. Une révolution soft où les salariés se réapproprient leurs entreprises, où les clients sont considérés comme des êtres humains et pas de simples consommateurs, où le profit est au service du bien commun et de la planète. Et sans que cela ne coûte que peu d’argent à des pouvoirs publics dont les finances sont de toute façon exsangues. Il ne s’agit pas de construire des ponts ou des routes, mais d’accompagner une révolution sociétale en cours. Les ambitieux ministres Arnaud Montebourg et Benoît Hamon, étoiles montantes du parti socialiste, ont bien des raisons de construire leur destin sur les bases de ce modèle économique. Leurs équipes de hauts fonctionnaires aussi. Car l’ESS est un rêve de technocrate. Major de Polytechnique et énarque, Jacques Attali, encore lui, explique que « pour en accélérer l’avènement, il faudra bien des réformes, dans chaque pays et à l’échelle mondiale. De nouvelles règles de droit, de nouveaux statuts d’entreprises, de nouveaux modes de financement et de mesure de son impact sur le bien- être des générations futures ». Ce magnifique chantier est lancé. Lors du conseil des ministres du 5 septembre 2012, François Hollande et Jean- Marc Ayrault ont établi la feuille de route : « Le gouvernement veut faire de l’économie sociale et solidaire une composante importante des différentes politiques prioritaires en cours [participation des employeurs de l’économie sociale et solidaire à la Grande conférence sociale, emplois d’avenir dans ce secteur, action spécifique de la future Banque publique d’investissement en sa faveur…], reconnaissant l’apport au pays qu’elle assure en matière de production, de redistribution et de création d’emplois non délocalisables. » La sénatrice socialiste de Paris, Marie- Noëlle Lienemann, figure de l’aile gauche du parti socialiste, se met au travail et boucle un volumineux rapport sur l’énorme potentiel de l’ESS. Et en janvier 2013, en séance plénière, devant un Benoît Hamon aux anges, le Conseil économique, social et environnemental se fait fort de préparer le changement d’échelle du secteur « qui doit dépasser les 10 % du PIB pour prendre toute sa place dans la stratégie globale engagée par le gouvernement pour la croissance, la création d’entreprises, le développement de l’emploi et l’innovation ».

Cette noble assemblée (qui dépense 39 millions d’euros d’argent public par an pour rendre des avis purement consultatifs) est le haut lieu de l’ESS. La plupart de ses membres sont nommés « au titre de la vie économique et du dialogue social » par les syndicats ou au titre « de la cohésion sociale et territoriale et de la vie associative ». Il y a aussi des représentants des mutuelles, des coopératives et une quarantaine de places réservées à des « personnalités qualifiées » généralement amies du pouvoir dont le lien avec l’ESS est parfois plus ténu. Tous, en plus de leurs activités professionnelles, peuvent ici émarger pour 3 000 euros par mois et s’assurer d’un beau complément de retraite aux frais des contribuables français. Les 233 conseillers, ambassadeurs de l’ESS, savent se donner le temps de la réflexion et refusent de se plier au courttermisme ambiant. Chaque année, ils font une vingtaine de propositions. En juin 2012, par exemple, ils se sont décidés à réfléchir sur le problème de la dette publique alors qu’à peu près tout le monde avait donné son opinion sur le sujet. La « nouvelle société » que veulent proposer François Hollande et Jean- Marc Ayrault pour sortir sans trop de souffrances la France de la crise est pour eux du pain béni.

Le président de la République, qui a choisi le palais parisien de cette institution pour organiser au début de son quinquennat une grande « conférence sociale », les a d’ailleurs tout à fait rassurés en affirmant que « la France a besoin du Conseil économique social et environnemental ». Alors, ils se sont mis au travail, ne serait- ce que pour définir les contours de cette nouvelle économie sociale ancrée dans le xxie siècle. L’enjeu ? Le gouvernement a promis que la nouvelle Banque publique d’investissement débloquerait quelques crédits publics pour favoriser le développement de l’ESS. Et il n’est pas question que la manne puisse profiter à n’importe qui. Nos amis de Harmless Harvest, par exemple n’y auront jamais droit, ni les dizaines de start up qui ne proposent, via Internet, de rassembler des communautés pour financer des projets faisant du bien à l’humanité. À partir du moment où elles sont organisées comme de vulgaire sociétés capitalistes dont les fondateurs pourraient un jour faire fortune, elles ne sauraient être éligibles. Les sages du Conseil économique et social, dans leur avis du 22 janvier 2013 ont en effet défini le périmètre de l’ESS en fonction, non des objectifs à atteindre – la lutte contre la pauvreté ou le chômage par exemple – mais de leurs… statuts. La coopérative Lur Berri et sa viande de cheval sera sociale et solidaire, mais certainement pas Harmless Harvest qui est une « entreprise de capitaux » et ne partage pas les« valeurs communes » que les sages du Palais de Iéna ont listé : « La solidarité entre membres, la gouvernance démocratique, et l’impartageabilité de la propriété collective. » Les portes de l’ESS, fer de lance de la « nouvelle société » resteront fermées aux jeunes gens capitalistes créateurs de start up qui faisaient le show au LH Forum de Jacques Attali. Les conseillers économiques, sociaux et environnementaux ont tranché. Il n’est pas question qu’ils puissent un jour rêver d’avoir un label leur permettant de bénéficier des financements publics et des cajoleries ministérielles promises aux acteurs de l’ESS : « L’instauration d’un label ou dispositif volontaire de reconnaissance ne présente pas de réel intérêt. » Le Conseil économique social et environnemental n’a de leçon à recevoir de personnes. Et surtout pas des blanc- becs du LH Forum qui n’ont jamais entendu parler des sociétés coopératives et ne pensent qu’aux business plans et aux millions de dollars qu’ils n’ont qu’à aller lever dans les incubateurs des universités américaines.

Au moment où, selon Jacques Attali « le pays semble manquer de souffle et l’économie manquer de sens », il n’y a pas besoin de réinventer le modèle de l’ESS. Il existe depuis plus d’un siècle et demi. Depuis ce jour de 1844 à Rochdale, une bourgade près de Manchester, une trentaine de tisserands, lassés de se faire exploiter par les manufactures, décida de s’unir pour créer leur propre magasin sous l’enseigne The Rochdale Society of Equitable Pionners. La boutique leur permettra de vivre convenablement et de livrer directement à leurs clients des tissus de bonne qualité à un prix raisonnable. Le modèle coopératif de Rochdale va essaimer en marge de l’avènement du capitalisme moderne. Un immense succès qui se propage à travers toute l’Europe. En Allemagne, Frédéric- Guillaume Raiffeisen fonde des caisses d’entraides aux agriculteurs ; en France les économistes socialistes utopistes, dont Louis- Napoléon Bonaparte est un adepte, deviennent rapidement incontournables. Claude- Henri de Saint- Simon, Charles Fourier, Frédéric Le Play, Hippolyte Carnot, Pierre- Joseph Proudhon : des intellectuels français ont construit un immense corpus théorique à l’économie solidaire avec même des travaux pratiques et empiriques, comme les fameux phalanstères. La révolution industrielle du xixe siècle, comme la révolution technologique des télécommunications de la fin du xxe siècle, provoque l’émergence d’une « nouvelle économie » censée jeter le capitalisme aux oubliettes. Tout le fatras théorique sera aussi éphémère qu’une bulle. En ce qui concerne celle née à Rochdale, c’est Karl Marx qui se chargera d’y mettre brutalement un terme.

Dès 1864, le philosophe dénonce la pensée coopérative « nauséabonde » avec ses « bourgeois philanthropes et sermonneurs » et ses « économistes subtils ». Le marxisme et la lutte des classes finiront par avoir la peau de cette idéologie considérée comme un simple avatar du paternalisme. Il est vrai que le mouvement a été très largement récupéré par le pouvoir politique. Lors de l’Exposition universelle de Paris, en 1900, « l’économie sociale » a même droit à son pavillon. Autant dire que vis- à- vis des masses laborieuses le théoricien français Charles Gide n’est plus crédible lorsqu’il tente de canaliser toutes les initiatives visant à associer le capital et le travail pour « permettre à la société de se développer dans un sens à la fois efficace économiquement, moral, et respectueux de la liberté individuelle ». Dépité il ne pourra que constater qu’entre son socialisme coopératif inspiré du christianisme social et le socialisme collectiviste, le combat est inégal. Et c’est le second qui triomphera avec l’avènement de l’URSS, un modèle célébrée par son propre neveu, André Gide. Disparu des radars, avalé par la lutte consentie entre le communisme et le capitalisme, la malheureuse économie sociale a droit à un enterrement solennel de première classe en 1924 quand le président du conseil radical Edouard Herriot l’institutionnalise en créant le Conseil économique et social. Pensée économique décoiffante du xixe siècle, elle est avalée par le capitalisme malgré l’énoncé permanent de ses « valeurs humanistes ». Les caisses d’épargne et les mutuelles deviennent des banquiers et des assureurs comme les autres, le gaullisme social – raillé par les étudiants révolutionnaires de 1968 – se crashe avec l’échec du référendum visant à généraliser la participation des salariés dans les entreprises ; la Fnac – fondée en 1954 par les utopistes Max Théret et André Essel – est rachetée par l’homme d’affaires François Pinault, et les filatures anglaises ont fermé leurs portes depuis des lustres. À l’heure de la mondialisation et du libéralisme triomphant il ne se trouvent plus que les auteurs des manuels d’économie des lycéens français pour parler des sociétés coopératives ouvrières de production. En 2002, l’Organisation internationale du travail a beau recommander la structuration coopérative des entreprises comme gage d’un travail décent, le modèle social et solidaire est totalement marginalisé.

La remise en cause du modèle dominant, qui se produit à chaque crise économique d’ampleur mondiale, est peut- être l’occasion de lui donner une nouvelle vigueur. Pour l’instant, on l’a vu, le débat est stérilisé en France par des querelles de chapelle et la défense du pré- carré des coopératives et mutuelles. La production académique sur ce que pourrait être la nouvelle ESS est proche de zéro. Le chantier est immense. Et les intellectuels n’en sont pour l’instant qu’au stade de la réflexion sur la définition même de ce que pourrait être aujourd’hui cette économie sociale, alternative au capitalisme et au marxisme. On ressort les travaux de Max Weber sur la Sozialokonomische Wissenshaft ou d’ Emile Durkheim, qui exploraient les approches alternatives à l’économie politique et à la science économique et dominante. Les keynésiens Joseph Stiglitz et Daniel Cohen sortent de leur champ de compétence originel pour étudier la quête du bonheur, qui pourrait être la finalité quantifiable d’une ESS moderne. On triture, en s’appuyant sur l’oeuvre du prix Nobel indien Amartya Kumar Sen, le PIB, pour lui substituer des Indicateurs de développement humain (IDH). C’est la première approche. Celle de la finalité. L’économie sociale et solidaire serait celle permettant d’améliorer le bien- être. Ce qui ouvre grands les portes aux entreprises capitalistes qui ne jurent plus, dans leur communication du moins, que par la RSE, la responsabilité sociale des entreprises. Un terme dont toutes les grandes institutions internationales font leur miel. La Commission européenne raffole de cette RSE, qu’elle définit, dans sa novalangue bien particulière, comme le « concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales, et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes sur une base volontaire ».

L’approche des tenants de l’école française de l’ESS, dont le principal théoricien est Jean- François Draperi, est différente. Ce sociologue habitué des colloques est rédacteur en chef de la Revue internationale de l’économie sociale, une institution connue dans le milieu sous le nom de Recma qui fut fondée en 1921 par les adeptes de Charles Gide. Selon Draperi le mouvement se caractérise « moins par son objet que par sa démarche, qui vise à renforcer le lien social que la concurrence et la compétition économique exacerbée mettent en péril ». Autant dire qu’entre la RSE célébrée au Forum de Davos et l’ESS des héritiers de Charles Gide, du mouvement coopératif de l’entre deux- guerre il y a un monde béant. Dans lequel prospère la vacuité intellectuelle des notables du Conseil économique social et environnemental et de la « nouvelle société » du gouvernement français. En 2011, l’universitaire français Hervé Defalvard (Paris- Est, Marne la Vallée), très engagé dans la réflexion théorique sur ces sujets, ne pouvait que dresser un constat un peu désespérant dans le Journal of cooperative studies : « L’économie sociale et solidaire manque d’un socle solide pour se développer. » Même son de cloche du côté de Jean- François Draperi : « Pour concevoir une alternative crédible au capitalisme, il serait nécessaire de produire une théorie générale. » Comme celle inventée, par exemple en 1936 par John Maynard Keynes.

On en est très loin. Pour l’instant, d’un coté à l’autre du spectre, chacun en est à chercher des pistes. Julien Darmon, par exemple, professeur à Sciences Po Paris, a collecté pour l’Institut Montaigne les réflexions de grands patrons français étiquetés à gauche, comme Guillaume Pépy (SNCF) ou Antoine Frérot (Veolia) dans un ouvrage intitulé Intérêt général : que peut l’entreprise ?. Il en ressort que les entreprises même capitalistes, peuvent revendiquer le droit de pouvoir dépasser l’addition d’intérêts privés. Une vision que rejette tous ceux, qu’ils soient ultra- libéraux ou à gauche de la gauche, pour qui les entreprises capitalistes ne sont animées que par la recherche du profit. Seul point d’accord : ruinés, les États n’auront plus le monopole de l’intérêt général et de la marche vers le bien être. La voie est libre. Elle sera occupée à la fois par la RSE des grands patrons, par les sociétés coopératives et productives (SCOP) chères à Benoît Hamon et Arnaud Montebourg et par les start- up Internet couvées par Jacques Attali. Chacun trouvera ensuite son habillage théorique. Comme le dit doctement Julien Darmon : « L’intérêt général est surtout affaire de débats. »

Extrait de "Théories du bordel économique", de Pierre-Henri de Menthon et Airy Routier, (JClattes Editions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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