Hausse des prix de l'énergie : ces entreprises que les sanctions contre la Russie plombent... et celles qui en sortent gagnantes<!-- --> | Atlantico.fr
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Un conteneur est décoré d'une carte montrant le gazoduc Nord Stream 2, qui devait livrer du gaz russe aux ménages européens, dans le parc industriel de Lubmin, en Allemagne, le 1er mars 2022.
Un conteneur est décoré d'une carte montrant le gazoduc Nord Stream 2, qui devait livrer du gaz russe aux ménages européens, dans le parc industriel de Lubmin, en Allemagne, le 1er mars 2022.
©JEAN MACDOUGALL / AFP

Effet domino

Selon une nouvelle étude menée par des professeurs d’économie de Sciences Po (Paris), de l'Université du Québec à Montréal et de l'Université du Michigan, les sanctions économiques et la limitation des importations de gaz et de pétrole en provenance de Russie auront des effets hétérogènes sur les entreprises. Les firmes les moins exposées vont gagner des parts de marché par rapport aux plus exposées.

Raphaël Lafrogne-Joussier

Raphaël Lafrogne-Joussier

Raphaël Lafrogne-Joussier est doctorant en économie au CREST-Ecole Polytechnique. Il est également économiste à la Division de macroéconomie de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Ses intérêts de recherche couvrent un large éventail de sujets tels que le commerce international, l'économie urbaine et l'économie de l'environnement.

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Andrei Levchenko

Andrei Levchenko

Andrei Levchenko est professeur d'économie à l'Université du Michigan, rédacteur en chef de  la Revue économique du FMI et directeur du programme Commerce international et macroéconomie de la Central Bank Research Association. Il est également chercheur associé au National Bureau of Economic Research, chercheur au Center for Economic Policy Research et membre des comités de rédaction du  Economic Journal, du Journal of International Economics  et  du Journal of Comparative Economics. Auparavant, il était économiste au Fonds monétaire international et a occupé des postes de visiteur aux universités de Chicago, Lausanne et Zurich. Il a obtenu un doctorat en économie du MIT en 2004. Les recherches actuelles du professeur Levchenko portent sur la propagation des chocs macroéconomiques à l'intérieur et au-delà des frontières. Ses recherches ont été publiées dans diverses revues, notamment  American Economic Review, Econometrica, Journal of Political Economy, Quarterly Journal of Economics  et  Review of Etudes Economiques.

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Julien Martin

Julien Martin

Julien Martin est professeur titulaire au Département de science économique de l'Université du Québec à Montréal (UQAM), titulaire de la chaire de recherche UQAM sur l'impact local des firmes mondiales et chercheur affilié au CEPR. Avant de se joindre à l'UQAM en 2013, il a passé deux ans comme chercheur postdoctoral à l'Université Catholique de Louvain. Il a obtenu son doctorat en économie à l'Ecole d'économie de Paris en 2011, et a été chercheur au sein du département macoéconomie du CREST. Ses recherches portent sur le commerce international, la macroéconomie internationale et l'économie urbaine, avec un intérêt particulier pour le comportement des entreprises engagées dans des activités internationales et leurs implications macroéconomiques.

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Isabelle Méjean

Isabelle Méjean

Isabelle Mejean est professeur d'économie à Sciences Po (Paris). Avant de rejoindre Sciences Po, elle a occupé des postes au CEPII (Centre d'Etudes Prospectives et d'Informations Internationales) et à l'IMF (Département de la Recherche), avant de devenir professeur à l'Ecole Polytechnique. Elle est chargée de recherche dans le programme Commerce international/Économie régionale du CEPR. Ses recherches portent sur la macroéconomie internationale et le commerce international. Ses publications récentes incluent des articles dans le Journal of International Economics, l'American Economic Review,  l' American Economic Journal : Macroeconomics and Econometrica.

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Atlantico : La possibilité de nouvelles sanctions contre la Russie qui se manifesteraient par un arrêt total des importations de gaz et de pétrole est sur la table. On sait que l’impact d’une limitation ou d’un arrêt des importations d’énergie russe va avoir un impact sur le PIB des différents pays concernés. Celui-ci sera semble-t-il modéré, dans le détail des entreprises la situation est plus complexe. Dans quelle mesure l’analyse des disruptions sur les chaînes de production pendant le début de la crise Covid peut-il apporter des informations pertinentes sur la manière dont les entreprises réagissent à un arrêt des importations d’énergie russe ? Quels sont les apports et limites de cette comparaison ?

Raphaël Lafrogne-Joussier, Andrei Levchenko, Julien Martin et Isabelle Méjean : D'abord, il faut rappeler que les estimations de l'impact d'un arrêt des importations d'énergie depuis la Russie doivent être regardées de manière très prudente car il y a une forte incertitude à la fois sur l'impact économique de l'embargo mais aussi sur le contrefactuel à considérer dans un scénario sans embargo. Ces incertitudes font l'objet de débats animés, y compris parmi les économistes. Une source d'incertitude concerne la manière dont le tissu industriel pourrait s'adapter, ou pas, à un rationnement des quantités de gaz disponible dans l'économie. Dans les scénarios considérés actuellement, un embargo sur les importations russes conduirait en effet à un fort renchérissement du coût de l'énergie mais aussi à une baisse des quantités de gaz disponibles dans l'économie puisque ces importations sont difficiles à substituer par du gaz produit ailleurs, ce qui est moins vrai dans le cas du pétrole. Nos travaux permettent de contribuer à ces débats en mettant l'accent sur la diversité des effets potentiels d'un tel rationnement sur les entreprises qui composent le tissu industriel d'un pays comme la France.

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La difficulté sur ces questions tient au fait que les entreprises ne sont pas des îlots isolés composant l'économie. Au contraire, les systèmes de production modernes impliquent de fortes interdépendances entre entreprises, qui utilisent des intrants achetés à d'autres entreprises, domestiques ou étrangères, pour revendre leur production à des partenaires qui peuvent eux-même être localisés n'importe où. De ce fait, anticiper l'effet d'un rationnement sur l'énergie nécessite à la fois d'identifier quelles sont les entreprises susceptibles d'être directement exposées mais aussi de comprendre comment les ajustements de la production par les entreprises directement exposées seront transmis au reste de leur chaîne de valeur. C'est ici que nos travaux sur les disruptions de chaîne de valeur dans la crise Covid peuvent apporter des enseignements utiles. 

Dans un article publié récemment (Lafrogne-Joussier, Martin, Méjean, 2022), nous étudions en détails ce qui s'est passé dans les tous premiers mois de la crise Covid. En janvier 2020, le virus est largement limité à la Chine et a donné lieu à une réaction forte des autorités chinoises via des mesures de confinement. Nos recherches utilisent cette "expérience naturelle" pour étudier la diffusion de ce ralentissement de la productivité en Chine sur les entreprises françaises exposées via leur chaîne de valeur. Plus précisément, nous comparons l'évolution des achats et des ventes des entreprises françaises dépendantes d'intrants chinois, à celle d'un groupe "placebo" d'entreprises françaises du même secteur qui ne sont pas exposées au choc car elles s'approvisionnent dans d'autres pays. Quatre conclusions importantes peuvent être tirées de cette étude. La plus évidente est que toutes les entreprises ne sont pas exposées de la manière à ce type de choc. Même au sein d’une industrie, certaines entreprises achetaient la majeure partie de leur intrant en Chine alors que la Chine était pour d’autres un fournisseur marginal. Nous montrons que les entreprises les plus exposées ont connu une baisse de leurs ventes de 7% relativement aux entreprises les moins exposées dans les mois qui suivent le confinement en Chine. Par ailleurs, parmi les entreprises exposées, certaines ont pu ou ont su mettre en place des stratégies de mitigation du choc. Une partie du choc a été absorbée par les entreprises qui disposaient de suffisamment de stocks. Enfin, certaines entreprises ont été capables de substituer des intrants chinois avec des intrants produits dans d’autres pays, et ce même dans des situations de forte dépendance à la Chine au moment du choc.  

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Même si la situation est très différente de celle envisagée aujourd'hui, de tels résultats peuvent alimenter nos réflexions sur l'effet potentiel d'un embargo. D'abord, et même si ça semble évident, l'hétérogénéité de l'exposition directe à l'embargo est un élément-clé, que les quantifications standards ont tendance à négliger en l'absence de données détaillées permettant d'alimenter ces modélisations. Ensuite, l'analyse statistique montre des ajustements à la suite d'un choc d'approvisionnement, dans une situation où ces ajustements sont loin d'être évidents. Notre analyse s'intéresse en effet à une fenêtre temporelle très courte, de l'ordre de un à deux mois, et à une population d'entreprises engagées dans des chaînes de valeur internationales plutôt rigides, du fait de l'importance des investissements nécessaires à la mise en place de chaînes de production internationales. Confrontées à un choc d'approvisionnement brutal, certaines entreprises parviennent à ajuster leur mode de production ce qui permet de limiter en partie la diffusion du choc au reste de la chaîne. De tels ajustements, s'ils existent, seront déterminants en cas d'embargo. 

Votre étude publiée sur VoxEU ("Au-delà de la macro : effets au niveau des entreprises de la coupure de l'énergie russe")constate qu’au niveau des entreprises, les impacts vont être très hétérogènes. Quels vont être les déterminants qui vont jouer ? Qu’est-ce qui rend plus ou moins exposé ?

La première source d’hétérogénéité réside dans les différences d’utilisation d’énergie russe par les entreprises européennes. En l'absence de mécanisme d'allocation hors-marché, une entreprise dont la technologie est très dépendante au gaz russe sera mécaniquement plus impactée qu’une entreprise qui n'utilise que de l'énergie électrique. De la même manière, plus bas dans la chaîne de valeur, utiliser des intrants qui sont produits à partir de gaz implique une exposition indirecte à l'embargo. Une seconde source d’hétérogénéité repose dans les possibilités de substitution de gaz russe : l’entreprise peut-elle adapter son processus de production pour consommer moins de gaz ou moins d'intrant dépendant au gaz? Si les possibilités de substitution sont probablement faibles pour une entreprise exposée directement -- utiliser du pétrole ou du charbon pour alimenter une technologie au gaz étant par définition impossible -- la substitution est au contraire plus facile plus bas dans la chaîne de production, notamment via les marchés internationaux: Si les entreprises d'engrais européennes sont contraintes de réduire leur production, les entreprises qui utilisent ces engrais peuvent compenser en partie en achetant leurs intrants à l'étranger. Enfin, les possibilités de substitution existent également entre firmes qui produisent les mêmes biens. Si l'exposition à l'embargo est effectivement hétérogène entre entreprises d'un même secteur comme les statistiques sur les entreprises le suggèrent, alors les difficultés de production de certaines entreprises seront en partie compensées par des gains de parts de marché d'entreprises moins exposées. 

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Quelles seront les conséquences de cette hétérogénéité des situations d’entreprises ? Notamment sur les marchés ? Cela va-t-il avoir des effets sur le long terme ?

Les études quantitatives suggèrent que l’arrêt des importations d’énergie russe aura un effet modeste sur le PIB via le seul canal des chaînes de production. Les estimations du conseil d'analyse économique quantifient les effets entre 1 et 5% du PIB pour les Etats-membres de l'Union Européenne, si les politiques économiques parviennent à neutraliser les effets macroéconomiques de la hausse du coût de l'économie transitant via le canal de l'épargne et de l'investissement. Néanmoins l’hétérogénéité décrite plus haut implique que certaines entreprises souffriront beaucoup et avec elles les écosystèmes économiques qu'elles abreuvent. Celles qui seront en mesure de se passer d'énergie russe gagneront des parts de marché sur les entreprises les plus exposées. Limiter cette hétérogénéité pourrait être un objectif pour la puissance publique, ce qui peut passer par des interventions dans l'allocation des quantités de gaz disponibles dans l'économie ou des accompagnements individualisés pour l'adaptation des processus de production. 

A plus long terme, cette crise, mais aussi les conséquences de la pandémie, pourraient avoir des conséquences plus structurelles sur l'organisation des chaînes de valeur internationales. De tels ajustements sont coûteux pour les entreprises ce qui les rend en grande partie irréversibles. La guerre en Ukraine et la pandémie ont montré les limites d'organisation très efficaces mais peu résilientes aux chocs. Face aux risques logistiques, climatiques et géostratégiques, les entreprises pourraient chercher à réorganiser leurs chaînes d’approvisionnement dans des structures mieux diversifiées et sans doute plus régionales. 

Pour retrouver l'étude de Raphaël Lafrogne-Joussier, Andrei Levchenko, Julien Martin et Isabelle Mejean publiée sur VoxEU : cliquez ICI

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