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Emmanuel Macron et le président russe Vladimir Poutine donnent une conférence de presse après un sommet sur l'Ukraine depuis l'Elysée, le 9 décembre 2019.
Emmanuel Macron et le président russe Vladimir Poutine donnent une conférence de presse après un sommet sur l'Ukraine depuis l'Elysée, le 9 décembre 2019.
©LUDOVIC MARIN / PISCINE / AFP

Basculement

Mercantilisme, pacifisme, ostpolitik, sous investissement militaire, nucléaire, énergie… l’Allemagne revient sur les fondamentaux de sa politique depuis la chute du mur de Berlin. Si le contexte français est profondément différent, l’onde de choc va-t-elle aussi nous amener à revoir certains choix ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Mercantilisme, pacifisme, ostpolitik, sous-investissement militaire, nucléaire, énergie… l’Allemagne revient sur les fondamentaux de sa politique depuis la chute du mur de Berlin. Si le contexte français est profondément différent, l’onde de choc va-t-elle aussi nous amener à revoir certains choix ? Sur quelles dimensions cela pourrait-il être le plus flagrant ?

Christophe Bouillaud : Il faut d’emblée dire qu’au moins sur le plan strictement militaire, la France était plutôt sur la bonne voie. L’idée d’avoir à affronter un « conflit de haute intensité » et l’obligation de remonter en puissance nos forces armées étaient déjà actées. Le budget de la défense a déjà été augmenté en conséquence. De même, les autorités françaises plaident depuis les années 1990 au moins pour un « pilier européen » de la défense occidentale. Bien sûr, le déblocage des obstacles financiers à la remontée en puissance des armées françaises que permettrait une relecture européenne de ces dépenses désormais encouragées au nom de l’intérêt supérieur de l’Union si j’ose dire va mener à une meilleure prise en compte des menaces. Il y a malheureusement encore beaucoup à faire pour pouvoir être au niveau exigé par les conflits à venir.

Par contre, même si les autorités françaises souligneront sans doute le rôle positif du nucléaire dans notre mix énergétique, surtout si la Russie nous soumet à un embargo pétrolier et gazier dans les prochains jours, il reste que nous sommes comme les autres pays européens dépendants de l’importation d’énergie, de matières premières et même de produits agricoles en provenance de pays dont le régime n’est pas vraiment démocratique. La France comme les autres pays européens devra donc sérieusement repenser ses dépendances. La crise du COVID avait déjà souligné quelques graves lacunes industrielles, en montrant le rôle de l’industrie chinoise. L’invasion russe de l’Ukraine nous rappelle nous aussi à ces réalités fondamentales liées à l’énergie. En dehors de notre dépendance au gaz russe, ilne faut pas oublier que le très français Total était aussi bien implanté dans la Fédération de Russie.

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Enfin, il me semble que c’est toute la stratégie industrielle qui devra être repensée. On ne doit pas vendre n’importe quelle technologie à n’importe qui, et il faut penser à l’art et la manière de maintenir son avance. La gravité de la crise actuelle tient en effet au fait que la Fédération de Russie semble sur certains segments (missiles hypersoniques par exemple) disposer d’un avantage.

Doit-on s’attendre à des changements de pied aussi importants qu’en Allemagne ?

Comme nous sommes un pays moins exportateur que l’Allemagne, nous avons moins à perdre avec la fin du marché russe, mais certains secteurs comme le luxe, les vins et spiritueux, vont souffrir. Sur un plan plus général, ce sont toutes les grandes économies européennes qui vont devoir s’interroger : est-il bien raisonnable de profiter des biens le plus souvent bien mal acquis d’une classe supérieure russe, des oligarques, dont la richesse repose essentiellement sur l’exploitation des ressources naturelles du pays ? Porsche, Ferrari, Champagne, villas sur la Côte d’Azur, etc. pour les oligarques et pas grand-chose pour les Russes ordinaires contre pétrole et gaz russes, est-ce un deal raisonnable ? Est-ce digne d’une démocratie ?

Il vaudrait peut-être mieux trouver des marchés dans les classes moyennes et populaires russes que dans les dépenses somptuaires d’une classe de prédateurs incapables de développer l’économie russe par ailleurs, en dehors de secteur de l’armement, du mercernariat et du spatial.

Cependant, je ne crois que nos élites soient capables de faire leur deuil de ce genre de deal avec toutes les oligarchies prédatrices. Il est vrai qu’il est plus simple de vendre à un prix exagéré un peu de luxe tape-à-l’œil à des « nouveaux riches » que de biens et services innovants aux classes moyennes du monde entier. Il est à fort à parier que, si la crise se résolvait heureusement et rapidement, tout reprendrait comme avant de ce point de vue. Inversement, la fin du marché russe ferait peut-être un peu réfléchir sur notre spécialisation dans l’exportation de biens et services au profit de classes prédatrices appuyées sur la rente pétrolière, gazière ou minérale.

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Dans quelle mesure la situation actuelle risque-t-elle d’ébranler la France dans ces certitudes à défaut de la faire changer d’avis ?

La durée et la nature de la crise avec la Russie joueront beaucoup. Si nous nous retrouvons dans une nouvelle guerre froide, pour rester optimiste, les capitalistes français perdront sans doute toutes leurs billes en Russie. Cela va peut-être faire réfléchir certains sur la nature de ce marché émergent.

En plus, toujours si la crise dure, il sera bien difficile à nos élites de repasser toute l’addition aux Français ordinaires. Il va falloir soigner la cohésion sociale, le moral de l’arrière comme on disait jadis. 

Cela peut-il remettre en question, comme dans une certaine mesure pour l’Allemagne, le modèle de société que l’on souhaite suivre ?

Pour revenir aux affaires militaires, il faut bien distinguer les deux situations. La France malgré tout a eu ses armées engagées sur des théâtres extérieurs depuis des décennies. L’Allemagne fédérale a eu depuis sa création en 1949 et son extension aux « nouveaux Lander » en 1990 une participation très faible et très réticente à des opérations extérieures, toujours dans un cadre multilatérale par ailleurs. Dans notre pays, il n’existe pas de traumatisme historique lié à l’usage de nos forces armées. Ou plutôt, ces traumatismes (guerre d’Algérie en particulier) existent bel et bien, mais ils restent cantonnés à une part réduite et informée de l’opinion publique. La fin du service militaire obligatoire a aussi fait disparaître le vieil antimilitarisme de la jeunesse destinée à passer son temps sous les drapeaux. Le 14 juillet, notre fête nationale, reste ainsi une fête très militarisée.En Allemagne, c’est tout le contraire. Il y a du coup le souci extrême de ne faire de l’usage de la force armée qu’une absolue nécessité. La remontée en légitimité de l’armée est donc lente. Les choix des derniers jours sont d’autant plus étonnants.

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Defait, pour résumer, il est bien plus facile de ce côté du Rhin de faire preuve de militarisme. Après, en pratique, il faut rappeler qu’actuellement les armées françaises sont déjà un acteur de premier plan sur le marché du travail et qu’elles ont déjà des difficultés à attirer des recrues de qualité en nombre suffisant. En Allemagne, s’ils veulent vraiment remonter en puissance, ils auront sans doute le même problème, accentué par une démographie plus défaillante. De fait, pour des raisons sociologiques, le métier des armes n’attire pas tant que cela la jeunesse ouest-européenne.

Sur un tout autre plan, plus général, si l’on se retrouve à devoir combattre un ennemi comme la Fédération de Russie poutinienne, il va bien falloir s’occuper sérieusement de la « cinquième colonne », autrement dit de tous les acteurs politiques ou infra-politiques, qui partagent les buts de Poutine ou qui en sont, comme on dit, les « employés du mois » ou les « idiots utiles ». En dehors du grand ménage qui semble commencé au niveau européen dans les organes de propagande directs du Kremlin (RT et Sputnik), il faudra réprimer sérieusement tous les amis ou complices de Moscou.

Et au-delà de cette simple répression, il va bien falloir à nos élites se demander pourquoi la propagande des officines russes a pu avoir de l’effet. Il faudra reconsidérer complètement la considération qu’elles portent à leurs concitoyens les plus tentés par cette propagande. Il faudra en quelque sorte tenir le front intérieur. De ce point de vue, la France me parait en bien bonne posture que l’Allemagne. Nous n’avons pas de doctrine très claire sur ce qui est permis politiquement ou non en fonction de la Constitution. Nous n’avons pas non plus une vraie doctrine pour développer l’engagement civique et démocratique de nos concitoyens. Nous abordons tout de même cette crise internationale avec un niveau de défiance profond dans la population pour nos gouvernants.

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