Grands patrons : pourquoi le scandale n'est pas tant dans le montant de leurs rémunérations que dans l'opacité de leur fixation (et le libéralisme n'y est pour rien)<!-- --> | Atlantico.fr
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Le système de retraites des grands patrons est opaque en France.
Le système de retraites des grands patrons est opaque en France.
©Reuters

Petites rémunérations entre amis

Bien que Philippe Varin ait déjà annoncé renoncer à sa retraite chapeau, le montant de ce dispositif souvent réservé aux grands patrons a choqué l'opinion. Au-delà, ce sont les pratiques d'une certaine élite économique qui posent question, car le capitalisme de connivence à la française semble avoir encore de beaux jours devant lui.

Atlantico : Vous avez déclaré hier matin sur Twitter que "La retraite-chapeau de Varin est profondément anti-libérale. De la connivence pure". Une position qui a choqué le rédacteur en chef du site Arrêt sur Image, Daniel Schneidermann, qui vous a interpellé dans un édito. Comment lui répondez-vous ? En quoi ce système n’est-il effectivement pas libéral ?

Stéphane Soumier : Il n’est pas libéral parce que la clef de la liberté, c’est d’assumer l’échec. Si l’on n’est pas capable d’accepter cet échec alors on ne mérite pas la liberté. Mais ce qui ressort le plus dans cette affaire, c’est la notion de "common decency" d’abord théorisée par Smith mais surtout formulée par Orwell : l’individu doit sentir en lui-même le moment où il devient indécent. Ce sentiment rejoint les écrits de Rousseau et des philosophes des Lumières. Il doit guider nos actes, en particulier lorsque l’on se trouve à la tête d’une communauté comme l’est une entreprise. Mais il s’agit d’une notion complexe car il n’existe ni règle ni loi pour dire si M. Varin a raison ou tort. Simplement, l’homme devrait lui-même sentir cette indécence.

Dans une entreprise privée, cela ne me dérangerait pas. Le dialogue entre actionnaires, dirigeants et salariés ne regarde personne d’autres. Mais à partir du moment où l’entreprise a demandé de l’aide de l’État, elle doit rendre des comptes à la nation entière. Or même si l’État a simplement donné une garantie, celle-ci a quand même permis à PSA banque, la filiale de Peugeot de s’en sortir ! Le problème provient du fait que l’endogamie de la classe dirigeante pousse ces gens-là à se comparer entre eux en permanence. Ils en perdent alors toute notion de décence par rapport au reste de la population.

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Pourquoi la retraite chapeau de Philippe Varin n’était pas aussi scandaleuse qu’elle en avait l’air : explications techniques
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Le futur ex-patron de PSA a certes renoncé à cette retraite complémentaire, mais malgré tout cette affaire n’est-elle pas aussi le signe de l’existence en France d’un certain capitalisme de connivence ? Comment s’organise-t-il, et depuis quand existe-t-il ?

Stéphane Soumier : La clef du capitalisme de connivence à la française remonte au grand capitalisme d’État de Louis XIV et Saint-Gobain (L’entreprise a été créée en 1665 par Colbert, NDLR) qui a été organisé par et pour des hauts fonctionnaires. Ce capitalisme d’État conduit ses dirigeants à perdre contact avec une réalité qu’ils n’ont jamais connue. Je comprends que M. Varin trouve normal ce système de retraite chapeau, car dans les entreprises auxquelles il se compare, tout le monde fait pareil.

Cependant, dans tous les conseils d’administration, les entreprises font rentrer des dirigeants internationaux, notamment en provenance d’économies émergentes : Indiens, Chinois, Sud-africains, ou des femmes. Par ailleurs, de nouveaux profils qui sortent totalement des canons historiques du capitalisme d’antan sont aujourd’hui à la tête de groupes du CAC. Je pense par exemple à Jean Pascal Tricoire, le président du directoire de Schneider Electric, qui a un parcours opérationnel au sein de l’entreprise ou encore à Laurent Burelle, le patron de Plastic Omnium, qui est certes propriétaire d’une partie du capital de l’entreprise, mais a fixé son salaire sur celui de la grille de la métallurgie, c’est-à-dire autour de 5.000 euros par mois, et ne bénéficie pas d’avantages particuliers en termes de retraite. Heureusement, nous sommes en train de sortir petit-à-petit de ce capitalisme de connivence grâce à la mondialisation. Tout cela va sans doute rebattre les cartes, et très vite, espérons-le.

Hervé Joly : Les grands patrons, s’ils devaient s’en tenir aux régimes de retraite de droit commun (Sécurité sociale + complémentaire), auraient des retraites très inférieures aux revenus très élevés qu’ils touchent en activité. Pour atténuer cet écart, les entreprises ont la possibilité de leur financer des prestations supplémentaires qui leur permettent de toucher de l’ordre de 50 à 60 % de leur ancienne rémunération. Les 21 millions d’euros provisionnés sur 25 ans pour Philippe Varin sont connus depuis longtemps, car régulièrement publiés dans les rapports annuels de PSA ; les sommes prévues pour les autres membres du directoire sont également importantes (de 4 à 13,5 millions). Pour Philippe Varin, le montant de la provision suggérant un coup de 840.000 euros pour l'entreprise, charges comprises il est vrai, cette somme doit être très supérieure aux 300.000 euros annuels annoncés par PSA. Quoi qu’il en soit, on peut effectivement trouver ces montants très excessifs, pour une fonction que Philippe Varin n’aura exercée, selon la date exacte de son départ non encore connue, qu’à peine cinq ans, avec une réussite pour le moins discutable. Mais ils ne sont pas propres à PSA, et même aux entreprises françaises. Les montants à l’étranger sont même souvent supérieurs.

Le capitalisme de connivence à la française appartient plutôt au passé. Il relevait d’une époque où les grands patrons, protégés par des participations croisées et des administrateurs complaisants, exerçaient souvent leurs fonctions, sauf accident, quasiment à vie, l’adoption de limites d’âge conventionnelles ayant été très tardive en France (années 1970). Aujourd’hui, les fonctions dirigeantes sont beaucoup moins sûres et régulièrement remises en cause. Rares sont les patrons à rester vingt ou trente ans en poste comme cela pouvait être autrefois le cas. En compensation de cette "précarité" (très relative…), les dirigeants se sont fait attribuer des rémunérations et des indemnités de départ ou de retraite très élevées. Ces pratiques relèvent donc plutôt d’un alignement du système français sur le modèle international, aussi moralement contestable que soit celui-ci.

La concentration d’une même élite économique au sein des conseils d’administration, et ce dès leurs premiers pas (46% des dirigeants du CAC 40 étaient issus des écoles X, ENA ou HEC fin 2007), participe-t-elle à ces dérives du libéralisme ?

Stéphane Soumier : Je ne suis pas sûr que l’on puisse élargir ce comportement de quelques patrons du CAC 40 à la notion de libéralisme. En attendant, il est certain que le CAC 40 tel qu’il a été structuré, a été pris en main par des hommes qui sortent tous de la même école et se connaissent bien. Ensemble, ils ont bâti un système d’autoprotection en se retrouvant de conseils d’administration en comités de rémunération. Cette promiscuité leur permet de construire des barrières de protection grâce à des contrats avantageux, des rémunération fixées entre soi ou des systèmes de retraite spécifiques.

Hervé Joly : Les grandes écoles les plus prestigieuses et les grands corps de l’État restent effectivement des viviers très efficaces pour l’accès aux élites économiques. Le jeu est très fermé dans les promotions au sommet. Les performances scolaires réalisées à l’âge de 20 ans conditionnent largement la suite de la carrière. En additionnant les effectifs des promotions de ces trois grandes écoles, moins d’un millier de jeunes gens par an, soit à peine plus d’un pour mille dans une classe d’âge, peuvent prétendre à une bonne partie des fonctions dirigeantes dans les grandes entreprises comme dans la haute administration. Ceux qui n’ont pas dès cet âge-là pris le bon wagon ont beaucoup moins de chances d’y parvenir ensuite. Cela pose à la fois un problème de justice sociale (les inégalités de naissance ayant beaucoup moins de chances d’être comblées plus la sélection est précoce), de diversité culturelle (les profils intellectuels de ceux passés par le moule des classes préparatoires et des grandes écoles restant très semblables) et d’émulation professionnelle (beaucoup de cadres pouvant considérer qu’ils n’ont aucune chance de parvenir au sommet quelles que soient leurs performances s’ils n’ont pas le bon parchemin).

En revanche, il ne faut pas exagérer la connivence qui existerait entre ces dirigeants dans les luttes de pouvoir. Sortir des mêmes grandes écoles ne les empêche pas de se livrer ensuite à des rivalités sans merci, au contraire même, leur formation étant plus tournée vers la réussite individuelle que vers le travail en équipe. L’instabilité récente des fonctions dirigeantes montre justement qu’on ne se fait plus de cadeaux. Mais, en échange, on se montre effectivement généreux à l’égard des "victimes" écartées.

Ce phénomène est-il une spécificité française ? Quel peut-être son coût économique pour notre pays ?

Stéphane Soumier : Le CAC 40 est une arme extraordinaire au service de l’économie française. Force est de constater que ces patrons maintiennent de bons résultats. Ces comportements n’ont donc pas vraiment de conséquences économiques. Leur responsabilité est donc plus politique qu’économique : c’est parce que ces élites continuent d’avoir ces comportements moralement contestables que l’opinion publique rejette aujourd’hui massivement l’entreprise. Ils créent un sentiment de perte de repères vis-à-vis du reste de la société.

Hervé Joly : Il existe dans de nombreux pays des filières scolaires privilégiées pour l’accès aux élites économiques, mais elles sont exceptionnellement concentrées en France, au point qu’une grande école française a pu faire croire, par un classement maison, qu’elle comptait parmi les meilleures mondiales pour la formation des élites économiques, par le simple fait qu’une grande partie des seuls dirigeants français en sortaient, les dirigeants étrangers se répartissant entre un grand nombre d’établissements.

L’homogénéité culturelle et les découragements professionnels qui résultent de cette concentration ont probablement un coût économique pour notre pays. L’accent mis sur des formations généralistes et sur la reproduction du savoir plutôt que sur l’initiation à la recherche explique probablement la faiblesse de l’industrie française dans des branches comme la machine-outil, où la réussite ne repose pas sur de grands contrats publics. L’esprit de synthèse et le savoir-être priment sur les savoir-faire. Nos grands patrons ont le goût des grandes opérations stratégiques, pour jongler avec les branches ou les activités, beaucoup moins celui de valoriser des compétences spécialisées qu’ils ignorent. Sauf les grands équipements de prestige, ils n’ont pas vraiment la culture de l’innovation technique. La réussite de l’industrie allemande ne repose pas seulement sur des coûts de production prétendument plus favorables. Le fait d’avoir plus de dirigeants montés par le rang, ancrés dans les territoires, formés dans les laboratoires, les usines ou les agences commerciales leur donne une relation aux produits qui leur permet de mieux valoriser les compétences internes. Des ouvriers aux patrons, la formation professionnelle est un facteur déterminant du modèle allemand.

Au-delà du montant de cette retraite chapeau, n’est-ce pas plutôt le renoncement du gouvernement à réformer ces dispositions qui paraît choquant ? Les patrons ont-ils mis en place un système impossible à réguler ?

Stéphane Soumier : C’est là tout l’enjeu de cette affaire par rapport à la notion de libéralisme. Si vous devenez irresponsable, alors la puissance publique doit légiférer. Mais le Medef a réussi à convaincre le gouvernement qu’une autorégulation était possible. Et celle-ci doit fonctionner, sinon l’intervention politique qui ne tardera pas à se produire risque de faire plus de mal que de bien. Il sera intéressant de voir la décision du haut comité de rémunération du Medef qui doit bientôt se prononcer sur cette question.

Hervé Joly : Le gouvernement s’est arrêté aux rares entreprises publiques qui subsistent après les privatisations massives pour une réglementation des rémunérations. L’adoption d’une règle assez stricte (pas plus de 20 fois la moyenne des 10 % des salaires les plus bas), même si elle est moins sévère que l’écart de 1 à 12 que les Suisses viennent de rejeter par référendum, n’a pourtant pas entraîné la fuite des dirigeants annoncée. Henri Proglio a ainsi accepté de s’y plier pour rester à la tête d’EDF, divisant ainsi par quatre environ la rémunération qu’il percevait auparavant chez Veolia, ce qui montre bien qu’il n’y a pas que des avantages matériels à diriger une grande entreprise ; le prestige de la fonction demeure. L’extension d’une telle règle à l’ensemble du secteur privé aurait une portée bien plus considérable. Le gouvernement a pu craindre un risque constitutionnel, dans la mesure où cela pourrait être considéré comme une atteinte à la propriété privée. L’autorégulation que lui a vendue le MEDEF et l’AFEP en échange sera nécessairement moins sévère.

Mais il ne faut pas sous-estimer les évolutions qui ont lieu. Les rémunérations qui ne pouvaient autrefois être connues que par la divulgation des feuilles d’impôts par un journal satirique sont aujourd’hui obligatoirement publiées dans les rapports annuels. Les abus les plus flagrants sont régulièrement dénoncés et remis en cause, comme c'est déjà le cas pour la retraite chapeau de Philippe Varin. Avec des écarts d’un à plusieurs centaines entre le SMIC et les plus grands PDG, le seuil de tolérance reste très élevé. Plus peut-être qu’au seul législateur, c’est d’abord à l’opinion en général, aux partenaires sociaux en particulier de s’emparer du sujet pour dire ce qu’ils considèrent comme acceptable.

Propos recueillis par Pierre Havez

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