Grande concertation nationale : et si le gouvernement avait tout faux... <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Grande concertation nationale : et si le gouvernement avait tout faux...
©XAVIER LEOTY / AFP

Bonnes intentions, mauvaise idée

La Commission nationale du débat public (CNDP) sera chargée de la grande concertation nationale sur la crise des gilets jaunes.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

Voir la bio »
Benoist  Rousseau

Benoist Rousseau

Benoist Rousseau est informaticien et historien économiste diplômé de l'Université Paris Sorbonne.

Il partage sur Andlil.com sa vision iconoclaste sur l'économie et les marchés financiers. Ancien professeur d'histoire, il dirige une société de conseils en informatique tout en étant un blogueur actif et un trader en compte propre.

Voir la bio »

Atlantico : La concertation nationale implique une claire conscience des revendications, une forme de rationalité. Mais est-ce vraiment ce qui qualifie les revendications des Gilets jaunes selon vous ?

Eric Deschavanne : Non. On a suffisamment répété, à juste titre, que le mouvement des Gilets jaunes était protéiforme, inorganisé, sans tête ni ligne officielle. On feint d’ignorer cette donnée quand on parle des « Gilets jaunes » comme d’une entité homogène, un sujet collectif qui aurait une volonté politique, un projet fondé sur une délibération rationnelle. On a vu circuler des listes de revendications diverses, disparates, contradictoires. Les personnalités invitées par les télévisions ou par le gouvernement pour parler au nom des Gilets jaunes ont été contestées par les Gilets jaunes eux-mêmes. Il n’y a donc pas de cohérence à chercher. La revendication du RIC, qui semble faire consensus, est simplement une revendication commune à FI et au RN, dont les militants furent les plus actifs parmi les Gilets jaunes dès lors que l’opération de récupération politique du mouvement a été enclenchée.

Quels sont les biais cognitifs à l'oeuvre ici qui montrent que les revendications ne sont pas si rationnelles que cela ?

Eric Deschavanne : Je ne parlerais pas de « biais cognitif ». Une revendication est l’expression d’une volonté. En tant que tel, le fait de revendiquer une augmentation de son pouvoir d’achat n’est ni rationnel ni irrationnel. L’irrationalité peut tenir à l’incohérence des multiples revendications prises ensemble, à la contradiction entre l’intérêt immédiat et l’intérêt à long terme, ou bien encore à l’inadéquation entre la solution et le problème. On trouve probablement ces trois dimensions dans les revendications des Gilets jaunes. Pour en revenir au sujet du jour, le Referendum d’initiative citoyenne, à quel problème est-il censé répondre ? Le problème est-il que le peuple est mal gouverné ? Avec le RIC, il sera encore plus difficile de gouverner efficacement. Le problème est-il que le peuple est mal représenté ? La crise de la représentation tient essentiellement à la fragmentation territoriale, sociale et culturelle du peuple ; dans un tel contexte, le RIC multipliera les occasions d’afficher les divisions et de nourrir le ressentiment (car après un referendum comme après une élection, il y a nécessairement des vainqueurs et des vaincus). Le problème est-il que le peuple ne peut pas faire entendre sa voix, imposer ses vues ou son projet aux dirigeants du pays, comme le laisse entendre la fable de la démocratie bafouée mille fois entendue depuis 2005 ? Mais le referendum de 2005 fait précisément la démonstration qu’un vote ne fait pas nécessairement une politique : exprimer un « non » n’est pas la même chose que formuler un « oui » à un projet. Le peuple a ainsi eu depuis par trois fois l’occasion de se choisir un dirigeant pour donner une traduction politique au « non à l’Europe » exprimé en 2005. Non seulement il n’a pas exprimé cette volonté mais Marine Le Pen a d’elle-même abandonné le projet de sortie de l’euro en cours d’élection, au regard de l’impopularité du projet. Quel que soit le problème posé, le RIC n’apparaît donc pas vraiment comme une solution nécessaire et suffisante.

Si les Gilets jaunes ont su illustrer la crise de confiance qui s'est installée entre la population et les politiques, plusieurs études et sondages ont pu mettre en évidence une forte demande (paradoxale ?) d'ordre au sein du mouvement. De plus, beaucoup d'entre eux ont avoué ne pas être capable d'apporter de solutions. La réalité ne serait-elle pas que les gens attendent des élites qu'ils proposent des solutions concrètes ?

Eric Deschavanne :Derrière la revendication affichée de démocratie directe, qui prolonge logiquement un mouvement qui fut une expression spontanée et directe du peuple, il y a en réalité deux motivations, qui peuvent se renforcer l’une l’autre mais qui peuvent aussi être distinguées : 1) la défiance à l’égard de gouvernants défaillants ; 2) la volonté d’imposer sa volonté contre celle des représentants démocratiquement élus. Force est de constater que les plus farouches partisans du RIC sont des militants de partis qui ont été battus aux élections et qui n’admettent pas ou plus les règles du jeu, la légitimité qui résulte de l’élection au suffrage universel. La demande de démocratie directe dissimule donc une demande de démocratie illibérale, qui entend subvertir les règles de la démocratie représentative et libérale.

Est-là l’expression du mouvement des Gilets jaunes dans son ensemble, l’expression de la part la plus authentique de ce mouvement ? J’en doute fortement. J’ai beaucoup entendu, parmi les Gilets jaunes qu’on interrogeait sur les ronds-points, l’expression d’un refus de se substituer aux gouvernants. Ils exprimaient un veto, non une volonté de gouverner ou même d’empêcher de gouverner. Le discours était en substance celui-ci : « Faites ce que vous voulez, c’est à vous d’apporter des solutions, mais nous on dit « stop », on n’en peut plus des taxes, de ne pouvoir vivre décemment de notre travail, de ne plus parvenir à boucler les fins de mois. » Cela ne ressemble pas exactement à une demande de démocratie directe.

Dès lors, une concertation nationale est-elle la bonne méthode ?

Eric Deschavanne : La concertation nationale est une entreprise de désamorçage du conflit et de thérapie collective. Elle donne de l’air et du temps au gouvernement mais il n’y a rien à en attendre. D’abord parce qu’un gouvernement discrédité n’est pas en situation d’organiser un débat serein, surtout après un tel conflit, qui laisse derrière lui amertume et ressentiment. Ensuite parce que le « débat participatif » généralisé est une mascarade : il ne peut en résulter qu’une cacophonie, une expression plurielle hétérogène et incohérente. C’est du reste l’un des intérêts pour le gouvernement : la mêlée confuse fait par contraste apparaître la nécessité d’un arbitrage par les dirigeants en situation de décider.

En quoi une conférence citoyenne qui semble laisser la porte ouverte à plus de consensus serait-elle mieux adaptée ?

Eric Deschavanne : Ce qu’on appelle conférence de consensus est une forme de la représentation délibérative. Au lieu de débattre directement, ce qui, à plusieurs millions et à distance, est impossible, on choisit des représentants pour délibérer à notre place. C’est en principe la fonction d’un député ; mais si l’on doute de la représentativité des représentants, on peut en effet recourir au tirage au sort de simples citoyens, ou à  la sélection d’un échantillon représentatif, à la manière d’un institut de sondage, afin d’organiser une délibération en petit comité. Cela existe déjà en matière de justice, avec les jurés d’assises. On estime que de simples citoyens, non spécialistes de droit, sont en mesure de délibérer de manière rationnelle et de bien juger, pour peu qu’on leur permette de prendre sérieusement connaissance d’un dossier, qu’ils disposent d’une bonne information et qu’ils aient été exposés à une confrontation d’arguments et de points de vue contradictoires. Cette forme de représentation rencontre toutefois, dans la démocratie d’opinion, les mêmes limites que la représentation issue de l’élection. Prenez l’affaire Catherine Sauvage : deux jurys de cour d’assises, après examen du dossier et délibération rationnelle, arrivent à la même conclusion : Catherine Sauvage, jugée coupable, est condamnée deux fois à dix ans de prison. Un mouvement d’opinion, animée par une idéologie en vogue et les passions du jour, a suffit pour balayer ces jugements et transformer la coupable en victime !

La conférence de consensus constitue un bon moyen de se représenter ce que serait le jugement du peuple si le peuple était en situation de pouvoir délibérer rationnellement, en connaissance de cause. C’est une sorte de sondage qualitatif. La décision rendue n’engage toutefois pas le peuple.  C’est la limite de l’exercice. Les participants sont certes de simples citoyens, mais ce ne sont eux aussi que des représentants. Pas plus qu’aucun autre groupe de représentants ou de simples citoyens, ils ne sont en mesure de pouvoir dire : « Nous, le peuple ».

L'économie comportementale permet de comprendre les « biais cognitifs » qui expliquent que nous prenions nos décisions d'une manière qui peut sembler, parfois, illogique. Selon-vous, quels sont les biais cognitifs à l'œuvre ici qui montrent que les revendications ne sont pas si rationnelles que cela ?

Benoist Rousseau : L’économie comportementale remet en cause toutes les théories économiques basées sur le fait que l’individu serait un agent économique rationnel et qu’il prend les meilleures décisions possibles avec les informations qu’il a en sa possession. Pour l’économie comportementale, l’être humain prend avant tout ses décisions en fonction de ses biais cognitifs tout en s’illusionnant sur sa propre rationalité. Parmi les biais cognitifs classiques, décrites par le prix Nobel d’économie Richard Thaler et qui montrent que les revendications ne sont pas si rationnelles, nous pouvons relever l’effet de consensus qui est la tendance à croire que l'opinion d'un individu est partagée par un grand groupe en dehors de lui-même. La justification des revendications des gilets-jaunes est bien souvent « qu’ils sont le peuple ». Ils s’approprient ainsi individuellement la puissance tribunitienne, pourtant revendiquée par certains hommes politiques. Rappelons que la sacro sanctitas est censée en faire des personnes sacrées et inviolables et que toute personne leur portant atteinte est maudite et mérite la mort. De plus le tribun de la plèbe a le droit de casser les décisions rendues par un magistrat quand ils les désapprouvent.

On retrouve dans beaucoup de revendications des gilets-jaunes cette idée de pleine puissance allant jusqu’à remettre en cause la démocratie. Mais le mouvement des gilets-jaunes n’est qu’un agrégat de demandes particulières, parfois contradictoires car deux classes moyennes s’affrontent, une classe moyenne supérieure estimant être trop taxée alors qu’elle profite à plein des services de l’État et une classe moyenne inférieure déclassée en appelant à plus d’État et de services publiques afin de ne pas sombrer (et donc in fine à plus d’impôts et taxes pour les gens au-dessus d’elle).

Nous assistons en fait à une lutte des classes moyennes occidentales pour leur survie au détriment d’une partie d’elle-même. C’est ce qui expliquent que les revendications soient si contradictoires et finalement si peu rationnelles car chacun y va de son intérêt personnel avec l’illusion que tout le monde partage son avis car il est l’incarnation « du peuple ». Il y a donc un aveuglement et une explosion du Moi dans ce mouvement sans leader car chaque revendication personnelle est surestimée. C’est aussi pour cela qu’il y a un désir de communiquer directement et individuellement avec « le chef » malgré l’absurdité d’une telle demande. Chaque gilet-jaune devant quasiment être reçu individuellement à l’Élysée. L’enfant roi a grandi et il est devenu l’adulte tribunitien à la parole sacrée que nul ne peut remettre en cause avec un sentiment de toute puissance l’aveuglant lui-même.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !