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La CNIL soulève un certain nombre de questions sur le respect des libertés individuelles, le droit à l’oubli ou encore la présomption d’innocence.
La CNIL soulève un certain nombre de questions sur le respect des libertés individuelles, le droit à l’oubli ou encore la présomption d’innocence.
©Reuters

Souriez, vous êtes fichés !

L'Assemblée a adopté mardi une proposition de loi sur la "Protection d'identité". Demain, tous les Français pourraient voir l'ensemble des informations sur leurs identités, empreintes digitales comprises, dans un méga fichier policier. Une politique à contre courant de ce qui se fait chez nos voisins européens.

Pierre Piazza

Pierre Piazza

Maître de conférence en sciences politiques à l'université Cergy-Pontoise. Pierre Piazza est un spécialiste des enjeux de sécurité, des dispositifs d'identification des individus et des procédures policières.

Il est l'auteur de L'Identification biométrique (Editions de la maison des sciences de l'homme / Juin 2011) et Aux origines de la police scientifique (Karthala / Octobre 2011).

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Atlantico : Mardi, l’Assemblée nationale a définitivement adopté la proposition de loi sur la « Protection d’identité ». Dès le lendemain, un groupe d’une soixantaine de parlementaires saisissait le Conseil constitutionnel. Pourquoi cette loi, censée protéger les identités, pose-t-elle problème ?

Pierre Piazza : Concrètement, cette loi vise à mieux protéger l’identité des personnes en instituant un nouveau dispositif : de nouvelles cartes d’identité biométriques avec une puce qui contiendrait diverses données. Elle contiendrait notamment deux empreintes digitales du titulaire. Dans la même démarche, une base de données contenant l’intégralité de toutes ces informations, pour l’ensemble des Français a vu le jour.

Il y a eu un long débat entre les parlementaires. Ceux de la majorité défendaient un usage policier, dans le cadre de procédures judiciaires, à des fins d’identification. L’opposition préférait cantonner la démarche à l’authentification du titulaire d’une carte d’identité. La démarche n’est pas du tout la même.

Cette carte à puce serait une véritable nouveauté. La base de données, TES (Titres Electroniques Sécurisés), regrouperait les empruntes et informations sur tous les Français. Face à cette situation, la CNIL soulève un certain nombre de questions sur le respect des libertés individuelles, le droit à l’oubli ou encore la présomption d’innocence : comment justifier le fichage systématique de personnes innocentes ?

Si ces outils venaient à être mis en place, comment se situerait la France dans ce domaine par rapport à d’autres pays ?

La Grande-Bretagne a récemment été condamnée par la Cour européenne des Droits de l’homme au motif qu’un pays ne peut pas conserver sur une longue durée des données d’empreintes digitales ou d’ADN de personnes n’ayant pas été condamnées. La Grande-Bretagne a donc finalement renoncé à l’instauration d’une banque de données biométriques, estimant que c’était attentatoire aux libertés. Nous revenons progressivement sur l’idée que ce type de méthodes soit une solution miracle. Londres commence même à faire marche arrière en matière de vidéosurveillance.

Peu de pays ont mis en place une telle base de données biométriques à l’échelle d’une population, en tous cas en Europe. Nous nous retrouvons de plus en plus à contrecourant de ce que font nos voisins européens. Les Pays-Bas ont même décidé de ne pas utiliser du tout les empreintes digitales pour identifier leurs ressortissants dans les procédures de passeport, considérant qu’il y avait trop d’erreurs.

De quoi se méfient les parlementaires qui demandent un examen de la loi par le Conseil constitutionnel ?

La biométrie n’est pas un processus anodin. Elle regroupe des informations produites par le corps lui-même, immuables et universelles. Ce type d’identifiants modifie significativement la relation entre corps et identité.

Il y a aussi une question de protection des données. Les empreintes digitales sont des données à traces : elles sont toujours susceptibles d’être collectées à l’insu des individus. De surcroit, si on les enregistre dans une base de données unique et centralisée, les citoyens perdent toute maîtrise sur les informations les concernant. Le risque d’un détournement de ces données se pose. Un hacker qui craquerait une telle base accèderait aux identités de tous les Français.

Pour les autorités de protection des données, il y a également une question de proportionnalité qui se pose. La collecte des données doit avoir une finalité précise. Le dispositif mis en place doit correspondre à la finalité définie. Or dans ce cas, comme l’a répété plusieurs fois la CNIL, il parait disproportionné pour lutter contre la fraude de constituer une base de données de tous les citoyens.

Ne peut-on pas tout simplement faire confiance au législateur et à la police pour protéger l’intégrité de ces données ?

Lorsque l’on constate les dérives qui ont déjà lieu aujourd’hui en ce qui concerne les fichiers, on peut légitimement s’interroger. Il y a toujours une quantité de données qui sont exploitées de manière illégale, sans jamais en référer à la CNIL. C’est ce que révèle le rapport des députés Delphine Batho et Alain Bénisti sur les fichiers de police.

L’actualité nous amène au même constat avec l’affaire Ikea. Plus généralement, c’est la question des détournements de finalité qui se pose. On peut mettre en place un fichier avec un but précis et, en cours de fonctionnement, l’utiliser à d’autres fins. C’est le cas du fichier STIC (Système de Traitement des Infractions Constatées), principal fichier policier en France, qui était initialement prévu pour vérifier des antécédents judiciaires mais qu’on utilise à des fins d’enquête de moralité administrative. Toujours au sujet du fichier STIC, on a pu constater l’importante proportion d’erreurs : sur l’échantillon contrôlé par la CNIL, 83% des fichiers présentaient des erreurs.

Le vol d’identité est présenté comme la principale motivation à cette loi. La menace est-elle véritablement importante ?

Avant cette proposition de loi, il y avait déjà eu en 2005 le projet INES (Identité Nationale Electronique Sécurisée). Il visait déjà à mettre en place des documents d’identité biométrique, sous l’impulsion de Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Le dossier avait soulevé tellement de contestation que ce dernier avait décidé de le geler.

A cette époque, on avait mis en avant un certain nombre de motivations pour justifier cette démarche : la lutte contre l’immigration, contre le terrorisme et la fraude identitaire. Curieusement, on n’a jamais fait de vraie évaluation de cette pratique.

On met aujourd’hui en avant le besoin d’un tel dispositif pour lutter contre le problème de la fraude identitaire. Or la question de savoir s’il y a un vrai problème se pose. Il ne faut pas confondre usurpation d’identité et fraude identitaire. Si je crée un blog sous une autre identité, c’est une usurpation, pas une fraude documentaire. Dans les derniers chiffres annoncés par l’ONDRP (Observatoire National sur la Délinquance et les Réponses Pénales), on parle pour 2010 de 650 cas de fraudes à la carte d’identité dans la France entière.


Propos recueillis par Romain Mielcarek

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