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Frais de bouche : comment les chefs d'Etat se serrent (ou pas) la ceinture en temps de crise
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Bonnes feuilles

Pour la première fois dans un livre, des chefs cuisiniers des palais du monde entier décrivent la comédie du pouvoir par le menu : paranoïas alimentaires de la Guerre froide, crises de nerfs à la Maison Blanche, folies des dictateurs ou lubies de l'Elysée. Extrait de "Chefs des chefs" (1/2).

Même si les dépenses en frais de bouche dans les palais officiels ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan des dettes publiques, les hommes d’État des pays affectés par la crise n’ont jamais été aussi soucieux d’afficher un certain ascétisme. Aujourd’hui, plus encore qu’hier, les chefs des chefs doivent suivre une discipline budgétaire de plus en plus stricte. Il n’est plus question de dépenser sans compter sous prétexte que les produits sont destinés à l’assiette du président et de ses invités.

En Grèce, plus qu’ailleurs, les gouvernants redécouvrent la nécessité de se montrer vertueux. Mise à genou par la crise de la dette publique, l’économie hellénique ne semble pas près de sortir de la grave récession dans laquelle le pays est plongé depuis 2009. Le nom « Grèce » est devenu synonyme de faillite et de fardeau en Europe, dégonflant au passage un orgueil national assez facile- ment sujet à la boursoufflure. Les Grecs se sont vus imposer une purge brutale et, pour faire bonne mesure, les frais de réception et de bouche au palais présidentiel n’ont pas été épargnés par les coupes budgétaires.

Ces dernières années, c’est à Anathasios Skouras qu’est revenue la difficile mission de tenter de maintenir le niveau culinaire à la table de l’État avec moins de moyens. Pour ce chef si fier de son pays, c’est un coup dur. Il était devenu le patron des cuisines du palais présidentiel d’Athènes en 1974, l’année de la fin de la dictature des colonels et du retour de la démocratie en Grèce. À soixante-huit ans, il va bientôt rendre son tablier dans des circonstances nettement moins joyeuses.

Par pudeur, Anathasios Skouras ne souhaite pas rentrer dans le détail des restrictions auxquelles il est désormais soumis au palais d’Hérode Atticus. Sur le sujet, il s’exprime avec le langage d’un diplomate soucieux de masquer une réalité peu reluisante : « La crise économique a créé de nouvelles conditions et circonstances auxquelles nous devons tous nous adapter. Le palais présidentiel n’est pas coupé de la société et des problèmes auxquels elle fait face. Par conséquent, les repas à la présidence suivent ces conditions inédites afin de minimiser l’utilisation de produits chers et spécifiques. » Autrement dit, les invités du chef de l’État ne doivent pas s’attendre à trouver dans leurs assiettes les ingrédients les plus nobles et raffinés. Mais, selon Anathasios Skouras, ils n’ont pas non plus à craindre de repartir avec l’estomac rempli d’une nourriture au rabais. « Même en cette période de crise économique, la Grèce ne manque pas d’imagination et de qualité. Nous offrons, et nous continuerons d’offrir, une nourriture saine, des repas délicieux et abordables, au travers d’une cuisine grecque moderne et créative », dit-il sans plus de précisions… Philosophe face à une conjoncture économique si dégradée, le chef du palais présidentiel d’Athènes s’en remet à la sagesse des anciens : « Tout avec modération et modestie ». « J’ai toujours suivi et travaillé avec cette logique durant ma longue carrière », ajoute Anathasios Skouras. Modération et modestie ? Aux fourneaux des cuisines du pouvoir grec, c’est un peu nécessité faite vertu…

À Madrid, au palais de la Moncloa, la résidence officielle du Premier ministre, l’heure n’est pas plus aux fastes culinaires. Le budget « restauration » des deux principaux bâtiments du complexe – la résidence du chef du gouvernement et le siège du Conseil des ministres – a été amputé de 40 %. L’épouse du chef du gouvernement tient les cordons de la bourse d’une main de fer. Le journal El Mundo raconte ainsi que, pour le dernier repas traditionnel de Noël, les ministres du parti populaire ont dû déguster des fruits de mer achetés et congelés plusieurs semaines auparavant, « suivant un plan d’achats rigoureux concocté par la femme de Mariano Rajoy, Elvira Fernández – Viri pour les intimes ». Venue du monde de l’entreprise, l’épouse du Premier ministre espagnol applique les strictes techniques de gestion qu’elle mettait en oeuvre du temps où elle travaillait à Telefónica, le plus grand opérateur téléphonique espagnol. « Une chose est sûre, la cuisine est l’une des activités qui occupent le plus l’épouse du Premier ministre, écrit le journal. La Moncloa lui doit un change- ment de fournisseurs et une politique d’approvisionnement beaucoup plus large. But de l’opération : optimiser les ressources et faire baisser les prix par des achats en bien plus grandes quantités. Et c’est Viri elle-même qui se charge de sélectionner les produits de base, comme le vin et l’huile. » Pour la décoration (uniquement pour les réceptions), Elvira Fernández fait récupérer les feuillages et les fleurs des jardins du palais. Selon El Mundo, ce poste budgé- taire aurait été réduit de 50 %. Avec une telle gouvernante à ses côtés, personne n’oserait accuser Mariano Rajoy de ne pas s’appli- quer à lui-même le remède de cheval qu’il administre à son pays.

À l’heure où les États-Unis taillent dans les budgets publics à la hache, les Obama ne peuvent donner l’impression qu’ils ne s’imposent pas cette rigueur à eux-mêmes. Il revient donc à l’Executive Chef la délicate mission de faire de la bonne cuisine avec un budget serré. Mais pour Cristeta Comerford, c’est l’une des facettes du métier : « En toute occasion, un chef se doit d’être rigoureux. Vous devez être sûr que l’argent dépensé en vaille la peine, vous n’allez pas chez le fournisseur sans vous soucier du prix. Vous devez en avoir pour votre argent. Il faut être très conscient de chaque dollar dépensé. Mais si j’achète, disons, du vinaigre, ce doit être du bon vinaigre… »

En avril 2013, le sous-chef de Cristeta Comerford, Sam Kass, a d’ailleurs confié à des journalistes gastronomiques qu’il allait devoir réduire son activité à la Maison Blanche pour des raisons budgétaires. Ce jeune cuisinier prépare les repas privés de la famille présidentielle comme il le faisait à Chicago où il a rencontré les Obama. En 2009, ce passionné de diététique avait rejoint la brigade de la présidence et s’était, par ailleurs, vu confier d’importantes responsabilités dans la campagne de Michelle Obama pour lutter contre l’obésité infantile. Mais, en ces temps difficiles où chacun doit se serrer la ceinture (quatre cent quatre- vingts collaborateurs de la Maison Blanche se seraient vu demander de travailler moins… pour gagner moins), même ce cuisinier, partenaire occasionnel de golf de Barack Obama, doit subir les conséquences de la crise. Comme le résume succincte- ment le journal anglais The Daily Mail : « C’est que les choses doivent vraiment mal aller… Le chef des Obama pourrait être sur le billot alors que de sévères coupes budgétaires entrent en vigueur. »

À Londres aussi, il s’agit de trouver le bon équilibre : faire des économies sans proposer une cuisine qui pourrait ternir le blason royal au château de Windsor et à Buckingham Palace, lieux des grandes réceptions et des dîners d’État. Dans ce contexte de res- trictions, le chef de Buckingham Palace, Mark Flanagan, sait qu’il doit ménager la chèvre et le chou : « Nous ne voudrions pas que nos invités repartent avec le sentiment qu’ils n’ont pas eu le droit à un traitement spécial. Nous voulons toujours qu’ils sentent que nous avons fait un effort pour eux. Nous faisons donc du mieux que nous pouvons, tout en étant bien conscients du fait que le reste du pays traverse une période difficile et qu’il serait inapproprié de dépenser sans compter pour des produits considérés comme luxueux. »

Toutefois, malgré l’état préoccupant des finances internationales, il ne s’agit pas encore d’une économie de guerre. La pénurie n’a pas encore frappé de plein fouet les palais. Les cuisiniers n’en sont pas réduits à proposer aux grands de ce monde du corned beef et du rutabaga ni à remplacer le sucre par de la saccharine ou le café par de la chicorée. C’est peu ou prou ce que le général de Gaulle avait dû accepter à la Libération de Paris, se contentant de ce que l’on pouvait trouver dans les placards des ministères. Dans la pagaille générale, l’intendance n’avait pas encore suivi. Il fallait notamment débusquer un cuisinier capable de préparer un repas à peu près digne de ce nom à une cinquantaine de personnes.

Dans Histoire de la libération de la France, Robert Aron raconte cet épisode cocasse où un aide de camp du Général finit par mettre la main sur un chef compétent, à défaut d’être totalement irréprochable : « Dans un couloir, une femme accepte de le renseigner : elle connaît un maître-queux qui justement est disponible. Il attendait quelqu’un d’autre qui ne viendra pas… Immédiatement convoqué, l’homme se présente, intimidé :

– Vous êtes cuisinier ? demande Lignières.

– Oui.

– Où étiez-vous auparavant ?

– À Vichy.

– Qu’est-ce que vous faites à Paris ?

– On m’avait envoyé aux cuisines de l’Élysée pour l’arrivée du maréchal. »

C’est ainsi que le cuisinier venu pour servir le vieux maréchal « collabo » se retrouve à préparer un menu exceptionnel pour le grand héros de la Résistance à l’occasion de son premier dîner parisien. Le Général, les membres de son cabinet civil et militaire, Leclerc et son état-major trouvent sur la table des pâtés de foie gras et des poulets de grains. En ces temps de disette, les assiettes du pouvoir sont loin d’être toujours garnies d’aussi appétissantes victuailles.

Dans son livre L’Élysée fantôme, François d’Orcival cite le témoignage de Philippe de Gaulle, très éclairant sur la frugalité dont doit se contenter son père, alors président du Gouverne- ment provisoire de la République installé au ministère de la Guerre : « Les menus sont spartiates, à base de rations militaires américaines curieusement complétées de boeuf en gelée, dit singe, et de sardines à l’huile, boîtes sans doute récupérées dans quelque approvisionnement de l’armée allemande et fabriquées pour son usage sur le territoire français. Certaines portent la date de 1942 ! Un vin convenable et un peu de pain fraîchement cuit sont tout le luxe de ces repas qui se déroulent en petit comité. » Cette misère culinaire ne s’avère pas trop pesante pour le Général peu sensible aux plaisirs de la table. Placés dans une situation identique, tous ses successeurs à l’Élysée auraient, certainement bien plus que lui, souffert d’une telle frugalité...

Crise ou pas, les présidents de la République se doivent de ne pas afficher trop ouvertement leurs goûts de luxe. Pas question de donner l’impression que la vie de château les a totalement coupés des « vrais gens ». Si les électeurs, surtout dans un pays comme la France, acceptent bien volontiers que la première table du pays ne puisse ressembler à un restaurant routier, ils attendent de leurs représentants qu’ils soient capables de partager leur pain quotidien. On se souvient de la maladroite confession de Valéry Giscard d’Estaing dévoilant que les oeufs brouillés aux truffes étaient son plat préféré. Dès lors, ses tentatives pour « faire peuple », en s’invitant à déjeuner chez les Français, furent tournées en dérision. Avec ses oeufs brouillés aux truffes, VGE s’était enfermé lui-même dans sa caricature de grand aristocrate éloigné des réalités du pays.

Dans les années 1980, sous François Mitterrand, alors que la France s’enfonce dans la crise et que le chômage s’envole, la table du président n’est pas affectée par « le tournant de la rigueur ». « Le foie gras poêlé était son plat favori », se souvient Joël Normand, le maître des cuisines de l’Élysée. « Le caviar n’était pas rare à table », témoigne Bernard Vaussion, alors sous-chef de la brigade. Preuve, s’il en était besoin, que la « gauche caviar » n’était pas qu’une invention de la presse. Si une envie de fruits de mer lui prenait, le président pouvait envoyer un membre du personnel de l’Élysée sur la côte, toutes affaires cessantes. En se basant sur son expérience de quarante années aux fourneaux de l’Élysée (de 1965 à 2005), Joël Normand peut affirmer, sans crainte d’être contredit, qu’« il n’y a pas une cuisine de droite et une cuisine de gauche ». En revanche, il existe bel et bien une cuisine de com’! Les cuisiniers sont bien placés pour savoir que, par souci d’affichage, certains produits jugés politiquement incorrects sont proscrits des menus des réceptions officielles. En revanche, ces mêmes ingrédients peuvent atterrir sur leur table privée à l’abri des regards indiscrets.

À certains égards, c’est l’ogre Jacques Chirac qui a su le mieux gérer sa « gastro-communication ». Sa légendaire tête de veau et sa sempiternelle Corona l’ont rendu éminemment sympathique. Les Français semblaient se reconnaître dans ce coup de fourchette généreux et rustique. Même si la tempérance à table n’était pas la première caractéristique de l’ancien maire de Paris (les frais de bouche à l’Hôtel de ville lui ont suffisamment été reprochés !), Jacques Chirac a su faire certaines économies à l’Élysée. Il a ainsi mis un terme, pour des raisons budgétaires, à la tradition très coûteuse du « dîner retour » lors des voyages officiels.

Jusque-là, au cours de chacune de ses visites à l’étranger, le président rendait la politesse en invitant ses hôtes à une somp- tueuse réception de gala, généralement à l’ambassade. Le personnel de l’Élysée, cuisiniers et maîtres d’hôtel faisaient le déplacement. « C’étaient des dîners de quatre-vingts à trois cents couverts », se souvient Bernard Vaussion. Il a notamment gardé en mémoire un voyage officiel de François Mitterrand au Vietnam en 1993. Un Transaal avait été nécessaire pour transporter de France la nourriture, les ustensiles de cuisine, les couverts, les verres, les fleurs et tout le nécessaire enfermé dans de grandes malles en bois frappées des deux lettres RF. La République française n’avait pas lésiné sur les moyens pour éblouir les dirigeants de la République socialiste du Vietnam. « L’ambassade était trop petite, du coup on avait utilisé le terrain de tennis pour la réception. Le filet et les grillages avaient été démontés. Un parquet avait été posé sur le court. Un salon avait été reconstitué avec les murs, le plafond, les lustres. Tout avait été embarqué de Paris ! »

À l’époque, de telles dépenses n’étaient pas considérées comme indécentes. Il en allait du prestige de la France à l’étranger. Les temps ont bien changé. Non contents d’avoir été raccourcis et allégés, les dîners d’État sont passés de deux à trois par an contre sept à huit auparavant. Dans la même veine, après le séisme financier de 2008, Nicolas Sarkozy a voulu démontrer de façon spectaculaire que l’Élysée savait se mettre au diapason de la rigueur. D’où la fin brutalement décrétée de la tradition de la Garden Party. Dans son livre L’Argent de l’État, le député socialiste René Dosière note toutefois que la décision – symbole de ce soudain ascétisme élyséen – n’est pas allée de soi. Ce parlementaire opiniâtre a dû se livrer à un véritable « harcèlement textuel », comme il l’écrit lui-même : « Il aura donc fallu quatre ans pour connaître le coût réel de la Garden Party, au prix d’un véritable parcours du combattant qui a consisté à multiplier les questionnements, à échapper à la désinformation du service de communication de l’Élysée […] le 23 juin 2010, l’Élysée fait savoir que la Garden Party sera annulée. Officiellement, l’annonce est dictée par l’impérieuse nécessité de faire des économies en temps de crise. Officieusement, elle est également motivée par le besoin de montrer le visage d’une république irréprochable […] Il est clair que l’annonce du coût de la Garden Party – 100 euros par personne – a été mal perçue par l’opinion publique, ce qui a conduit l’Élysée à réagir rapidement. 1 » Selon les calculs de René Dosière, la facture totale de l’édition 2009 s’est élevée à 732 826 euros pour 7 500 invités. Dans un contexte de serrage de ceinture, ces agapes républicaines apparaissent désormais déplacées.

Un fin connaisseur du palais estime que c’est sous Nicolas Sarkozy que le budget des frais de bouche et de réception a subi sa véritable cure d’amaigrissement. Il estime la réduction à 25 % sous le mandat sarkozyen ! De ce strict point de vue, les efforts consentis par l’actuel locataire de l’Élysée seraient donc plutôt mesurés et les gains minimes. Néanmoins, la politique se nourrit de symboles. Dès son arrivée, François Hollande se montre sou- cieux d’afficher une certaine modestie du pouvoir : déplacements en train plutôt qu’en avion, logement au domicile privé et non pas au palais, interviews sur les plateaux télévisés et non plus à l’Élysée… Ces choix supposément anti bling-bling ne tarderont pas à se heurter à certains problèmes de logistique et de sécurité, sans compter que les bénéfices financiers s’avèrent finalement limités. La règle de la non-ostentation s’applique évidemment à la table élyséenne. Qui dit présidence normale dit cuisine normale. Dès les premiers jours, les services de l’intendance reçoivent des instructions très précises de la directrice de cabinet Sylvie Hubac : la normalité doit se voir dans les assiettes.

La brigade de l’Élysée s’adapte au nouveau concept avec des sentiments mitigés. « La truffe a disparu, de même que le homard. Le caviar, n’en parlons même pas, c’est devenu un gros mot, constate Bernard Vaussion. Il y a un côté affichage, c’est indéniable… Vous savez comment ça se passe ? Si le menu est diffusé et qu’on apprend qu’il y a de la truffe, les gens vont se dire : “nous on se serre la ceinture alors qu’eux…” Pourtant, on a des produits de terroir. La truffe, le homard et tout ça. Il faut les utiliser. Qu’est-ce qu’on va en faire sinon ? Nous, on a envie d’en assurer la promotion. Et puis on ne met pas un kilo de truffe dans les assiettes, c’est cinq grammes par personne et puis voilà. Le coût n’est pas aussi énorme que cela. »

De fait, le caviar perçu comme la quintessence du luxe alimentaire est désormais plus accessible qu’auparavant grâce à la prolifération des élevages d’esturgeons. On l’ignore trop souvent, la France est aujourd’hui le deuxième producteur mondial de « l’or gris », avec ses dizaines de fermes aquacoles dans les eaux de la Gironde. Certes, le kilo de caviar avoisine toujours le millier d’euros, mais on le trouve désormais dans les rayons des super- marchés en période de fête. C’est donc surtout l’image associée au produit qui vaut au caviar d’être un ingrédient non grata sous la présidence modeste de François Hollande. Il s’agit au final d’économies à la Pyrrhus : les maigres bénéfices tirés d’une mise à l’index du caviar d’Aquitaine, du homard breton et de la truffe périgourdine privant des milliers de producteurs de la formidable vitrine élyséenne.

L’heure est au normal, pour ne pas dire au banal. Quelques mois après son élection, le chef de l’État a reçu en son palais plusieurs vieux barons de la mitterrandie. Une petite réception en l’honneur des anciens collaborateurs du premier président socialiste de la Ve République a été organisée dans les salons de l’Élysée. En découvrant le buffet, les tenants de cette gauche que l’on disait caviar ont pu se rendre compte que décidément, le changement, c’était maintenant… « On leur a servi des olives, des chips, du saucisson, des sandwiches, avec du vin de pays », révèle Bernard Vaussion, visiblement un peu gêné. Car, bien sûr, il n’est plus question de sortir les bons crus de la cave de l’Élysée pour un oui,pour un non. Les instructions sont claires : hormis pour les grandes occasions, les bouteilles ne doivent plus dépasser une valeur de dix à quinze euros pièce.

D’ailleurs, fin mai 2013, la présidence de la République française s’est délestée d’une partie de ses meilleurs vins en vendant aux enchères, chez Drouot, 10 % de la cave créée en 1947 sous Vincent Auriol. La vente de mille deux cents bouteilles, parmi lesquelles des Châteaux-Pétrus, des Châteaux-d’Yquem, des Romanée-Conti, a rapporté 500 000 euros. Pour les profession- nels du vin, c’est un mauvais coup porté à l’industrie vinicole française. Le jour de la vente, Denis Saverot, directeur de la rédac- tion de La Revue du vin de France, déclarait : « On est en train de dire : nous ne voulons plus de vins trop chers, on veut des vins simples, normaux. On est en train de gommer ce qui fait rêver le monde entier. En fait, c’est un message démagogique qui altère l’image de la France. »

Deux ans plus tôt, à Londres, le gouvernement Cameron avait pris des mesures du même tonneau, mettant au point un système pour que les celliers du royaume ne coûtent plus un penny au contribuable. Tout achat de lots de bouteilles doit en théorie être autofinancé, grâce à la vente de grands crus censés couvrir l’acquisition de vins plus modestes qui seront servis aux invités. La cave gouvernementale abrite trente-huit mille bouteilles dont la valeur globale est estimée à 3,5 millions d’euros. Avant l’Élysée, le 10, Downing Street s’était lui aussi résolu à mettre aux enchères quelques bijoux de famille, dont un lot de Château-Latour Pauillac 1961 (autour de 5 000 euros la bouteille), espérant ainsi récupérer de la vente globale une somme minimum de 75 000 euros.

En juillet 2012, l’amitié franco-allemande a même été célébrée avec un minimum de bulles alors que l’évènement, en présence d’Angela Merkel et de François Hollande, se déroulait… à Reims, au coeur de la région Champagne. Le président français n’aurait-il pas poussé le bouchon un peu loin ? À moins que le chef de l’État ne cherche à impressionner la chancelière allemande par ces frugats agapes. En matière de frais de bouche, les Allemands se montrent, en effet, très précautionneux avec l’argent public, comme si la table du pouvoir se devait de refléter la rigueur budgétaire tant vantée par Berlin. La chancelière a beau être considérée comme la personnalité la plus importante en Europe, cette puissance allemande ne s’affiche pas dans les assiettes de la chancellerie. Seul aux fourneaux du Bundeskanzleramt 1, son cuisinier Ulrich Kerz en plaisante de bon coeur. Interrogé sur la taille de sa brigade, il montre ses deux mains : « Ça, c’est mon chef et ça, c’est mon sous-chef ». « Je fais toujours très attention au prix de la nourriture. Je ne peux pas vous donner le budget car c’est secret. Je peux simplement vous dire que ça n’est pas beaucoup ! » D’ailleurs, dès qu’elle le peut, la chancelière cuisine elle-même à la maison avec des produits que son mari, le chercheur-scientifique Joachim Sauer, va acheter au supermarché, la liste des commissions de Madame dans la poche. Ni homard à l’armoricaine, ni omelette aux truffes. Angela Merkel adore faire des tartes et se présente comme une grande spécialiste de la soupe aux pommes de terre.

Tous les pays ne sont pas soumis à une rigueur budgétaire aussi implacable. La crise ? Quelle crise ? Certains cuisiniers du pouvoir avouent n’avoir rien changé à leurs habitudes. Ils n’ont pas l’obligation, à l’inverse de nombre de leurs collègues, d’entrer dans une logique comptable plus poussée. C’est le cas de Tim Wasylko, le cuisinier du Premier ministre canadien Stephen Harper. Dans un pays qui continue de tirer son épingle du jeu, avec une croissance à faire pâlir d’envie les États-Unis et la vieille Europe, la table du chef de l’exécutif est restée la même. « Nous avons eu la grande chance que la crise n’affecte pas le Canada, à l’inverse de tant d’autres pays. Je travaille pour une famille modeste, une famille typiquement canadienne. Peu importe la situation, je fais attention au choix de mes ingrédients », affirme Tim Wasylko.

Chef du Kremlin de 2008 à 2011, le Français Jérôme Rigaud avoue ne pas avoir eu de « soucis » liés à la situation financière internationale. Il est vrai que la manne gazière et pétrolière a quelque peu prémuni les cuisines de la présidence russe des rigu- eurs de la crise. L’heure n’est pas, pour autant, aux dépenses somptuaires : « Le caviar, on en servait de toute façon rarement car c’est devenu un produit protégé et presque interdit. On servait des fruits de mer et du poisson parce que le président Medvedev les aimait beaucoup. Le président ne m’obligeait pas à acheter du foie gras, de la truffe, du caviar, etc. Il voulait un bon repas avec des produits simples. C’est notre travail de cuisinier de pouvoir sortir des repas de qualité sans avoir à utiliser des produits de luxe. Je ne vais pas dire que c’est facile, mais d’une certaine façon, c’est excitant… On peut rester sur des choses intéressantes comme de la langoustine, du turbot, des produits nobles sans pousser à l’extrême. Car vous l’imaginez bien, servir du caviar ou de la truffe à trois mille personnes, ça représente quand même un coût énorme. »

Dans les pays où le soleil, le tourisme et le luxe restent des valeurs refuges, la haute gastronomie se doit de garder son rang. Le palais de Monaco ne veut donc pas sacrifier cette part de rêve que les visiteurs viennent chercher dans leur assiette. « Je n’ai pas un budget no limit mais je n’ai pas de restriction de budget, confie Christian Garcia, chef du prince Albert. J’essaie d’être raisonnable dans les dépenses et d’utiliser les produits de saison. Mais il n’y pas de restriction concernant des produits nobles comme les foies de canard, le caviar d’élevage, la truffe. Je sais que le prince a à coeur de satisfaire les invités. Je pense que les gens, quand ils viennent au palais, s’attendent à déguster des produits d’exception. Je suis sûr que ça ne dérangerait pas le prince de proposer des produits moins nobles. Le prince apprécie la truffe ou le foie gras mais il aimera tout autant une blanquette de veau ou un navarin d’agneau 1. » Mais, sur le Rocher, où se bousculent les chefs étoilés – avec deux des cuisiniers les plus renommés au monde, Alain Ducasse et Joël Robuchon –, le palais peut difficilement ne pas proposer une gastronomie étincelante fleurant bon la Riviera.

Last but not least, il y a le cas particulier de la République populaire de Chine qui, bien qu’épargnée par la crise, croit nécessaire de faire souffler un vent de modération sur les tables du pouvoir. Sous l’impulsion du nouveau président Xi Jinping, lancé dans une chasse au gaspillage des deniers publics, le bureau poli- tique du PCC a sommé les hauts dirigeants du pays de se mettre au régime sec. Les nouvelles directives du parti mentionnent spécifiquement les invitations à déjeuner ou à dîner et « les grandes réceptions » qui devront être limitées avec des coûts réduits au « minimum nécessaire ». Lorsque l’on parle de « grandes réceptions » en Chine, ce n’est pas un abus de langage comme peut en témoigner Xu Long, l’un des chefs du gigantesque palais de l’Assemblée du Peuple (Great Hall of the People) : « La superficie de la plus grande salle de banquet est de 7 000 mètres carrés, comparable à la taille d’un terrain de football. Cette salle peut accueillir cinq mille invités pour un banquet ou dix mille invités pour un cocktail. Il y a environ deux cents cuisiniers chargés des banquets qui viennent de tous les coins du pays. 2 » Signe de l’ouverture économique de la Chine, on y trouve une cuisine relativement diversifiée dans l’immense bâtiment à l’architecture austère situé sur le côté ouest de la place Tian An Men : « C’est essentiellement de la cuisine chinoise avec de la cuisine occidentale. On sert dans l’ordre : des hors-d’oeuvre froids, de la soupe, trois plats principaux (fruits de mer, boeuf, mouton et légumes en général) et des desserts. Les menus sont proposés en fonction de la nationalité, la religion et les coutumes des invités, ainsi que des habitudes culinaires des chefs d’État communiquées par le ministère des Affaires étran- gères. Les autorités compétentes approuvent le menu. Le service à table est un mélange d’oriental et d’occidental. Des baguettes, des fourchettes et des couteaux sont tous fournis. Du vin chinois est servi mais pas de l’alcool de riz traditionnel qui est très fort. Les banquets durent en moyenne une heure. »

Sur l’ensemble du globe, chaque table du pouvoir s’adapte donc, à sa façon, à la nouvelle donne économique et financière. Il s’agit moins de faire des économies substantielles que de passer pour un leader vertueux aux yeux de l’opinion publique. Plus rien n’échappe aux conseillers en communication et aux fameux spin doctors, pas même le contenu des assiettes.

Extrait de "Chefs des Chefs", Gilles Bragard et Christian Roudaut (Editions du Moment), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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