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Finies la gauche et la droite ? Et si le nouveau clivage de nos vies politiques se faisait entre Grecs et Romains
©LOUISA GOULIAMAKI / AFP

Autre point de vue

L'essayiste et statisticien Nassim Nicholas Taleb, qui avait prédit la crise de 2008, estime que le clivage politique actuel peut se comparer à l'antiquité : Athènes serait l'incarnation de la théorie au dessus de la pratique tandis que Rome représenterait la supériorité de la pratique sur la théorie.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Selon l'essayiste libano-américain Nassim Nicholas Taleb, la véritable opposition politique ne serait pas celle existant entre "droite et gauche" mais entre grecs et romains. Selon l'auteur, Athènes serait l'incarnation de la théorie au dessus de la pratique alors que Rome représente la supériorité de la pratique sur la théorie. En quoi cette opposition peut-elle s'exprimer dans le champ politique actuel, notamment avec l'émergence des populismes, notamment en Europe, mais également aux Etats-Unis ? 

Philippe Fabry : Il est vrai que les Grecs et les Romains ont fait montre d’une différence patente au plan de la mentalité : les Romains n’ont pratiquement pas donné de philosophie, ou alors de la philosophie pratique, de l’éthique, tandis que les Grecs ont été épris de connaissance fondamentale ; les Grecs ont fait les premiers pas de la physique, tandis que les Romains se sont essentiellement souciés de technologie ; les Grecs se sont fortement interrogés sur la question morale de la justice, tandis que les Romains se sont efforcés de résoudre la question en pratique, par l’invention du droit.

On trouve un rapport similaire entre l’Europe et les Etats-Unis, historiquement : ce sont les Européens qui ont développé l’essentiel de la science fondamentale occidentale, tandis que l’Amérique en a livré les plus grandes exploitations pratiques ; c’est particulièrement visible en physique : toute la physique moderne, la relativité restreinte et générale, la théorie de l’atome, la physique quantique, sont apparus en Europe, tandis que c’est l’Amérique qui a mis au point les premières centrales nucléaires et envoyé un homme sur la Lune. Bien sûr, les choses sont plus nuancées en réalité, mais il demeure que d’un côté de l’Atlantique l’on est plus orienté vers la pensée et de l’autre vers l’action - ce qui a sans doute une origine démographique, puisque la population des Etats-Unis, pays d’immigration, descend principalement d’hommes d’action, de pionniers : les contemplatifs sont moins enclins à l’immigration lointaine.

En politique, cette distinction correspondrait plutôt à l’opposition entre l’idéalisme et le pragmatisme. Mais cette opposition se recoupe-t-elle avec le clivage entre populisme et ce que, par opposition, on devrait appeler l’élitisme ? Je ne pense pas : l’idéalisme et le pragmatisme ne sont pas le monopole de l’une ou l’autre tendance. Il est difficile, en matière d’immigration ou d’économie, de dire exactement qui est idéaliste et qui est pragmatique.  

En revanche, il est certain que l’argument du populisme contre les élites est souvent celui de l’affirmation du « bon sens » contre une tendance des élites à compliquer les choses ou à nier le réel par idéologie ; inversement, on reproche usuellement au populisme d’être simpliste et, partant, d’être déconnecté du réel.

Quels sont les risques de voir, en Europe, les partis traditionnels s'enfermer dans une vision purement théorique, comme cela est parfois reproché à Emmanuel Macron ?

Comme je le disais, il est bien difficile d’attacher à chaque camp un caractère ou l’autre. Nous sommes plutôt dans une configuration dans laquelle « populistes » comme « élitistes »  s’accusent mutuellement d’irréalisme et se targuent de porter les seules solutions pratiquement réalisables.

Toutes les élites installées ont tendance à se scléroser et à refuser de renouveler leur vision du monde pour l’adapter aux changements qui apparaissent nécessairement dans la durée, c’est d’ailleurs ce qui provoque des révolutions violentes quand les alternances tardent trop et que la tension née de la distance entre la réalité et la vision des élites s’accroît. Aujourd’hui, en Occident, c’est effectivement ce que l’on voit avec une sorte de crispation sur des principes qui suscite l’incompréhension populaire, qui voit ces principes déboucher sur des catastrophes pratiques. Par exemple, les devoirs humanitaires en matière d’immigration, après quarante ans d’immigration massive, paraissent conduire à des crises sociales et des tensions ethniques qui pourraient mettre en péril l’unité des sociétés occidentales et, par là-même, leur capacité à continuer à respecter ses principes à l’avenir. C’est-à-dire, tout simplement, que la pratique semble amener les principes au point où leur stricte application devient contradictoire avec le maintien de ces principes.

Il n’y a que deux réactions possibles à cette contradiction : soit la constater et rechercher une manière pratique de la résorber, par exemple en limitant fortement l’immigration pour pouvoir espérer, à long terme, rester capable d’absorber des immigrés sans que cela débouche sur des tensions sociales et raciales, soit s’arc-bouter sur les principes de manière jsuqu’au-boutiste, au risque de voir l’ordre établi s’effondrer et être remplacé par une situation dans laquelle les principes de gouvernement seront tous différents.

Le principal risque des partis traditionnels n'est il pas justement de ne pas parvenir à répondre sur le terrain de la pratique avant la théorie, laissant ainsi le champ libre à une opposition qui se renforce sur cette même thématique ? 

C’est effectivement le risque parce que les partis traditionnels, précisément, sont traditionnels, c’est-à-dire raisonnent d’une manière habituelle. Et plus l’habitude est vieille, moins elle correspond à la réalité qu’ella a produite : une politique d’immigration massive finit par engendrer une société très différente de celle qui a poussé à la mise en place de cette politique ; mais tant que les élites se maintiennent les caractères de sa politique se maintiennent aussi et ses effets ne font que s’accentuer. Et dans le même temps que ces effets s’accentuent, la réaction qu’ils provoquent s’accentue elle aussi : en Occident aujourd’hui, cette réaction est dans la montée des populismes.

Normalement, dans une démocratie, ce genre de situation doit finir par se résoudre par une forme de synthèse, de compromis, une adaptation forcée des élites passant partiellement par un renouvellement électoral. C’est d’ailleurs ce que l’on observe dans plusieurs pays où les populistes n’ont pas purement et simplement gagné mais ont réussi à obtenir une coalition avec des partis de gouvernement traditionnels qui leur font des concessions.

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