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Des Gilets jaunes manifestent face à l'inflation et pour dénoncer le coût de la taxe carbone.
Des Gilets jaunes manifestent face à l'inflation et pour dénoncer le coût de la taxe carbone.
©XAVIER LEOTY / AFP

Cocotte-minute ?

Alors que débute la semaine de tous les dangers avec la présentation de la réforme des retraites, la colère et le mécontentement d'une partie des citoyens n’ont pas trouvé d’incarnation politique.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : A l’aube de la semaine de tous les dangers (avec la présentation de la réforme des retraites notamment), la colère n’a jamais pu réellement trouver d’incarnation politique. Qu’est-ce que cela dit de la France ?

Jean Petaux : Il faut constamment avoir à l’esprit, quand on traite des mouvements sociaux à « haute intensité » que ceux-ci se complaisent à déjouer les pronostics. C’est quand on les attend le plus qu’ils ne se produisent pas, c’est quand on pense que la « météo politique et sociale » est calme et modérée que les orages éclatent et que le vent se lève pour vite atteindre le niveau tempétueux. En d’autres termes les prévisions dans ce domaine sont bien plus hasardeuses qu’en matière météorologique.

Il reste que, pour l’heure, en ce début janvier 2023, vous avez raison, aucune figure aussi bien dans le champ politique, qu’économique ou social, n’incarne une contestation ou une colère à venir. A l’automne 1995, lors de la plus importante mobilisation sociale qu’a connu la France ces 30 dernières années, contre le train de réformes Chirac-Juppé, deux leaders syndicaux sont « sortis » de la mêlée pour incarner, plus que d’autres, le conflit entre le gouvernement et les syndicats : Jean Blondel, « patron » du syndicat CGT-Force Ouvrière (son « duel » avec Juppé est devenu un must de cet épisode) et le responsable de la CGT Cheminots, Bernard Thibault, qui devait devenir, à la suite de ce conflit, le secrétaire général de la CGT de 1999 à 2013. Dans les deux cas ces deux personnalités ont été des porte-paroles efficaces, écoutés et suivis. Ils ont aussi été, on l’a moins su, des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics, en particulier du président Chirac, qui ont permis de sortir de la crise… Si on emploie le mot « incarnation » à leurs sujets c’est qu’ils ont « fait corps » avec le mouvement, occupant le devant de la scène, multipliant les passages sur les plateaux de télévision (qui étaient bien moins nombreux alors) ou dans les studios des « matinales » des radios généralistes.

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Aujourd’hui même si Laurent Berger (CFDT) et Philippe Martinez (CGT) sont des personnalités connues qui ont parfaitement intégré la dimension communicationnelle dans leur combat, on ne peut pas dire qu’ils font, aujourd’hui, figures de leaders d’un mouvement social potentiel. Plusieurs raisons à ce constat. La première c’est que ce mouvement n’est pas encore lancé, si tant est qu’il le soit dans les jours ou les semaines à venir. Alors, un leader pourrait émerger. Il est trop tôt encore. La deuxième c’est que ces deux responsables syndicaux sont un peu « émoussés » d’un point de vue médiatique, compte tenu de l’ancienneté de leur présence sur scène. L’effet de surprise et de nouveauté qui fait qu’un leader acquiert le « statut » de « bon client » dans les médias, et donc auprès du plus grand nombre, est un élément important. Il faut, bien sûr, que la personnalité en question soit « bonne », qu’elle « passe bien à l’antenne », mais si elle est inconnue ou peu connue, elle intrigue et, forcément, attire la lumière des projecteurs, les objectifs des caméras ou des smartphones et les perches des micros. La troisième raison tient aussi à l’éclatement de la « scène politique ». A quoi s’ajoute celui de la « scène syndicale » même si l’unité d’action est affichée et revendiquée, des syndicats les plus « contestataires » (Sud, CGT, FO) aux « centrales » plus « négociatrices » (CFDT, UNSA, CFTC). Pour ce qui concerne l’éclatement de la scène politique on voit que la Gauche est embourbée dans un marécage dont elle peine à sortir ; que LR est confronté à ses propos passés sur ce dossier des retraites et à sa posture actuelle, avec les divisions internes qui vont avec et que le RN, même s’il a pu engranger des voix, surtout ouvrières ou salariées hier, sur un âge limite de départ en retraite plafonné à 60 ans (programme de Marine Le Pen en 2017) est même revenu sur cette position en 2022.

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Reste donc l’hypothèse de l’émergence d’une figure inattendue. Elle pourra émerger si les cadres traditionnels de la mobilisation sociale et syndicale sont dépassés et contournés. Ce sera alors une personnalité issue des « collectifs » que l’on voit naitre de plus en plus et qui échappent à toute organisation traditionnelle de la revendication. Plus les syndicats apparaitront comme faibles ou peu combatifs, plus ils encourent le risque de se voir débordés par une « base-anti-organisationnelle ». C’est sans doute aussi ce qui explique certaines postures de radicalisation et d’intransigeance, au moins dans les discours….

Les orphelins de la représentation (comme les Gilets jaunes qui ont lancé un vaste mouvement de contestation sociale en novembre 2018) n’ont jamais véritablement trouvé de représentants ou d’incarnations sur le plan politique (ou marginalement à travers le RN et LFI). Comment expliquer que nous en soyons arrivés là ? Qu’est-ce qui pourrait faire changer cette situation ?

Jean Petaux : Les Gilets Jaunes sont peut-être des « orphelins de la représentation », ils en sont aussi les « parricides »… La crise des Gilets Jaunes a montré que des personnalités totalement inconnues pouvaient, à la faveur des RS et des « plateaux » des chaines d’infos en continus, « sortir de la masse » et faire figure, un temps, de « leaders spontanés ». Mais le propre de ces mouvements, de celui des « Gilets Jaunes » en particulier, c’est leur refus absolu de toute structure, de toute organisation, et donc, de toute forme de porte-parolat ou de leadership. On les a donc vus se neutraliser les uns les autres… Dans une société de plus en plus individualiste il n’est pas surprenant que l’incarnation d’un mouvement social soit de plus en plus complexe et rare. L’hostilité croissante des mouvements sociaux à l’apparition de quelques leaders tient sans doute à plusieurs facteurs. Sans qu’il soit question de hiérarchie entre ceux-ci on peut évoquer une très faible culture politique et sociale qui remet en cause la nécessité d’un chef pour organiser une action ; des exemples passés de « leaders » qui, illustrant ainsi les travaux de Mancur Olson sur les processus des mobilisations collectives, ont tiré un profit personnel élevé de leur position ponctuelle de leader spontané ou statutaire ; un primat de l’individualisme qui surpasse toutes les autres raisons de la mobilisation, y compris d’ailleurs jusqu’à détruire un « ethos collectif » qui constituait, hier, toute une mystique de la grève et de la manifestation.

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Mais pourquoi les citoyens des démocraties occidentales ont-ils très majoritairement le sentiment de n’avoir aucune influence sur leur système politique ?

On ne voit guère d’éléments à même de faire évoluer cette situation hormis un blocage tel que seules les structures organisées, avec leurs responsables, seraient à même, dans un processus de négociation au plus haut niveau, d’être les partenaires adéquats. Par la force des choses, des leaders de déconflictualité devraient alors émerger… Mais on a vu, en Mai 68, alors que les forces syndicales étaient autrement plus puissantes qu’aujourd’hui et que la « discipline » régnait alors dans les « appareils syndicaux » combien, après les Accords de Grenelle entre le gouvernement et les représentants sociaux, fin mai, la CGT elle-même et son leader Georges Séguy, a eu toutes les peines du monde à faire rentrer « le dentifrice dans le tube », autrement dit à mettre fin à la grève générale qu’elle avait, avec les autres centrales, lancée à partir du 15 mai.

Quel est le risque d’éruption à travers le pays au regard du contexte assez difficile avec l’inflation, la crise énergétique et les inquiétudes liées à la réforme des retraites ? Les mécanismes d'aides déployés par le gouvernement pour les boulangers, les TPE et les entreprises vont-ils permettre de tempérer les risques de colère sociale ?

Jean Petaux : Il faut être très prudent sur les effets des mesures ponctuelles, catégorielles et sectorielles, destinées à éteindre très vite les « départs de feu » pour empêcher qu’ils se rejoignent entre eux ou se propagent à l’ensemble du corps social. Très souvent les « bénéficiaires potentiels et ciblés » de ces mesures, la plupart du temps compliquées, assez mal diffusées dans les rouages et les circuits touffus de l’administration d’Etat, au plus près des citoyens, ne bénéficient pas immédiatement d’une manne dont ils ne voient ni la couleur ni les effets sonnants et trébuchants. Instruits par plus d’une expérience passée, les Français ne se laissent plus « payer de mots » et font la part entre les effets d’annonce, la « communication de crise » et la réalité d’une intervention d’urgence. Les trop répétitifs « plans d’urgence », « Grenelle », « Ségur », etc. sont devenus des « pièges à cons » comme est désigné, à la fin du film, Pierre Richard, dans « Le Grand blond avec une chaussure noire ».

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Si la colère sociale doit exploser, ce ne sont pas, à mon sens, des mesures conjoncturelles qui vont la calmer. Celle-ci sera la conséquence d’un contexte général, d’une série de représentations très négatives à l’égard d’abord d’Emmanuel Macron, qui paiera ainsi le solde de sa réélection présidentielle en avril dernier, d’une première ministre qui « imprime » peu ou très peu et qui n’a même pas recueilli, auprès des Français, une forme de « bienveillance sympathique » qui était celle de Jean Castex. Ce sera aussi l’expression d’une série de peurs et de « ras-le-bol » accumulés, confinant à une forme d’anxiété collective, de pessimisme sociétal exacerbé et d’un sentiment, très répandu désormais : puisque les « politiques » (terme « générique » qui désigne non seulement les élus, mais aussi tous les corps intermédiaires, les organisations syndicales, les « élites », etc.)  sont incapables de « nous en sortir », prenons, nous-mêmes les affaires en main. Avec l’inconvénient majeur d’une telle émulsion sociale fondée sur de telles causes : une absence évidente de sortie de crise négociée… Comment, en effet, « siffler » la fin du match puisque tout le monde (et donc personne) aura donné le coup d’envoi ?

Au regard de la faible mobilisation des Gilets jaunes ce samedi à travers le pays et malgré les annonces du leader de la CGT Philippe Martinez qui promet de « fortes mobilisations » contre la réforme des retraites, la fronde et l’explosion sociale pourraient-elles de plus faible ampleur que les scénarios redoutés par l’exécutif et les médias ? Ce risque amoindri d’explosion sociale s’explique-t-il par une carence de représentativité sur le plan politique ou par une forme de résignation ?

Jean Petaux : J’ai déjà répondu sur l’imprévisibilité d’une telle configuration politique et sociale. La faible mobilisation des « Gilets Jaunes » samedi a effectivement montré que, sur les bases revendicatives qui sont celles des Gilets Jaunes, des antivax et de quelques autres groupes informels mobilisés dans ce que l’on appelle des types d’actions non-conventionnelles, la mobilisation de s’enclenche pas. Cela ne veut pas dire que les prochaines semaines seront « calmes » et peu revendicatives. Le gouvernement semble d’ailleurs adopter une posture très prudente, évitant les provocations et les fanfaronnades. Le Président Macron a demandé, semble-t-il, à ses ministres de faire remonter tous les « signaux faibles » qu’ils sont susceptibles de percevoir. Il aurait été plus inspiré de le demander à ses députés et à ses élus locaux, sans doute plus près du terrain…. J’ai déjà eu l’occasion de dire ici combien il avait été stupide de supprimer les « Renseignements généraux » en 2008, sous Sarkozy, et comment, en faisant cela, le gouvernement s’était privé d’excellents capteurs, y compris à même de « prendre la température sociale » régulièrement par une « section sociale » des RG qui était, justement, à même « d’entendre » les signaux faibles sur ce terrain et sur nombre d’autres.

On peut aussi être en présence d’une autre forme de « ras-le-bol » des Français qui prendrait la forme d’une soumission faite de passivité et d’acceptation muette des réformes lancées. Ce serait quand même surprenant dans la mesure où le projet de loi reculant l’âge légal de la retraite, à 64 ou à 65 ans, génère, selon les sondages plutôt unanimes et convergents, une forte hostilité dans l’opinion publique. S’ils ne « bougent » pas, ce ne sera sans doute pas par adhésion, mais effectivement, par lassitude et par résignation. Quitte à, plus tard, dans six mois ou dans un an, prendre les « fourches » pour de bon, pour une étincelle qui les mettra en fureur. La taxe carbone, en octobre 2018, ce n’était pas autre chose…

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