États-Unis : populistes/élites, le match (des) nul(s) ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Donald Trump Washington Capitole Etats-Unis populisme élites démocratie américaine
Donald Trump Washington Capitole Etats-Unis populisme élites démocratie américaine
©Brendan Smialowski / AFP

Cachez moi ces pyromanes que je ne saurais voir

Si Donald Trump a incontestablement fait flamber le ressentiment d’une partie de l’Amérique, il est loin d’être le seul coupable. Le mépris récurrent affiché par ses élites pour une partie du peuple américain et le déni de réalité entretenu par les mêmes élites pour masquer les erreurs ayant produit nombre de fractures économiques et sociales du monde d’aujourd’hui ont sapé les fondements de la démocratie représentative.

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Jean-Sébastien Ferjou : En attisant les braises d’une Amérique dont il a su capter l’attention mais qu’il connaît finalement assez mal, lui le milliardaire new-yorkais addict à la célébrité et resté inscrit au parti démocrate pendant des décennies, Donald Trump s’est vraisemblablement laissé dépasser par une extrême-droite qu’il a instrumentalisée pendant 4 ans sans mesurer le caractère explosif du contenu de la boîte de Pandore qu’il ouvrait. 

Parler de tentative de coup d’Etat pour décrire ce qui s’est passé à Washington est totalement abusif, Donald Trump ne souhaitait pas suspendre le fonctionnement des institutions démocratiques américaines et rien n’indique qu’il ait tenté ou même imaginé d’avoir recours à des moyens armés pour se maintenir au pouvoir; il a du reste accepté la transition en cours ce jeudi matin. Son intention était de faire pression sur les élus Républicains en train de le lâcher en agitant leur base. Pour autant, l’événement demeure d’une extrême gravité et restera symboliquement comme un moment sombre de l’histoire américaine. 

En se laissant dépasser et ne protestant que très mollement aux injustifiables -et mortels- débordements intervenus au Capitole lors de la session de certification de l’élection de Joe Biden, Donald Trump s’est déconsidéré. La tentation de sous-estimer sa responsabilité « travaille » ceux qui ont cru au potentiel politique -et démocratique- du renouveau populiste mais y céder serait tomber dans un dangereux piège.

Préserver ce qui demeure un héritage politique majeur ne saurait se faire en fermant les yeux sur les défauts de l’homme qui a changé le cours de l’histoire américaine en mettant en lumière à quel point le roi-establishment était nu. Donald Trump a fait bouger les lignes, les bonnes comme les mauvaises. Il a revigoré la démocratie américaine en ramenant dans son giron des électeurs qui s’en étaient détournés depuis longtemps tout en l’affaiblissant à force de miser beaucoup trop sur les passions et pas assez sur la raison. 

Trump a su se faire le héraut d’une partie de l’Amérique qui se sentait sans voix et incapable de retrouver le contrôle de son destin, au niveau collectif comme au niveau individuel. Un comble au pays qui valorise plus que tout les self-made men. Et une violence symbolique comme économique infligée à des millions d'Américains qui acceptent la faiblesse des filets sociaux dans la mesure où elle est contrebalancée par la perspective du risque qui paie. A tous les  niveaux. Et pas seulement à Wall Street ou dans la Silicon Valley comme c'est largement devenu le cas.

Car l’Amérique est à la fois devenue une ploutocratie -les riches ou les puissants achètent bien des lois et des postes- et une « wokocratie » tombée sous la domination de Social Justice Warriors totalement déconnectés des préoccupations de l’Américain moyen. La crise de 2008 s’est traduite par des centaines de milliers de morts, notamment au travers de l’épidémie d’overdoses liées à l’usage des opioïdes dont la dangerosité a été sciemment masquée par l’industrie pharmaceutique. En l’état, ce bilan dépasse celui des morts du Covid. 

La superpuissance mère du rêve américain est devenue pour nombre de ses citoyens, pris au piège de la montée des inégalités et des tensions identitaires, un colosse aux pieds d’argile générateur de mauvais cauchemars.

Ce qui correspond d’ailleurs très bien à ce que Francis Fukuyama décrivait des tendances auto-destructrices de la démocratie libérale. 

Mais se focaliser sur Donald Trump et lui attribuer l’entière responsabilité de la grave crise démocratique traversée par les Etats-Unis serait à la fois intellectuellement faux et politiquement dangereux. Les Républicains qui lui tournent aujourd’hui le dos oublient qu’ils ont largement contribué à son avènement en fermant à l’époque les yeux sur les errements du Tea party. Faute de savoir proposer un nouveau logiciel politique pour l’Amérique du 21e siècle, ils ont tenté de sauver leurs sièges en acceptant toutes les démagogies de leur base lors des campagnes électorales et promouvant le statu-quo une fois au pouvoir. Le tout en faisant passer la pilule par l’exploitation d’un patriotisme américain dopé par un interventionnisme militaire forcené à l’extérieur. 

Joe Biden parlait de sauver la démocratie américaine dans son intervention de ce mercredi soir. Il faudra bien plus que la restauration de l’ordre à Washington et le départ de Donald Trump de la Maison-Blanche pour atteindre ce but. Le mépris affiché par l’establishment démocrate pour l’Amérique des déclassés ou des angoissés produit les effets d’une bombe à fragmentation lente. Nombre de propos entendus lors de la dernière campagne électorale comme lors de la journée de mercredi confirment que les pulsions de démocratie censitaire réservées aux seuls raisonnables et éduqués sont exprimées quasi ouvertement.

Mais qui est responsable de l’état d’instruction des Américains...? Ce mépris est d’autant plus explosif que les pancartes « non aux masques, non aux vaccins » portées par les manifestants pro-Trump de ce mercredi soulignent à quel point des millions d’Américains ont cessé de croire en la bienveillance à leur endroit de ceux qui les dirigent bien plus qu’elle ne souligne leur inculture scientifique. 

La tentation sera forte chez les démocrates d’assimiler la quasi totalité de l’électorat trumpiste à une bande d’incultes violents et quasi « sauvages », d’autant que les images des accoutrements et peintures de guerre arborés par la petite foule ayant pris d’assaut le Congrès ne manqueront pas de produire un sentiment de totale incompréhension. Chez les Républicains, la tentation de revenir au monde d'avant Trump est déjà là et si le souci du respect de la démocratie affiché par nombre de poids lourds du parti ayant rompu avec le président sortant montre la solidité de la culture démocratique américaine, il ne doit pas faire oublier que Donald Trump risque de laisser des millions d'orphelins politiques derrière lui. Il ne suffira pas d'un retour au "business as usual" du Grand Old Party pour ramener dans la vie commune ces Américains qui se sentent abandonnés par des élites qui ne les ont jamais autant méprisés ouvertement.

Il faudra une volonté de fer pour tenter de réconcilier ces Amériques devenues radicalement étrangères. Mépris contre ressentiment chauffé à blanc, les ingrédients de l’explosion sont là. 

Atlantico.fr : Peut-on considérer que les évènements du Capitole soient le résultat d’une faute partagée entre une rhétorique populiste musclée du président américain et un discours démocrate avilissant et méprisants les partisans de ce dernier ?

Christophe Boutin : Sortons un instant du seul cas des Etats-Unis si vous le voulez bien. Les évènements du Capitole sont en effet avant tout le fruit d’une désagrégation globale de nos démocraties occidentales, due au clivage qui s’accroit entre les dirigeants et les peuples, au point que s’estompe la confiance dans les institutions, mais aussi dans le système démocratique lui-même.

Les populations n’ont d’abord plus qu’une confiance modérée dans les modalités pratiques de fonctionnement de nos démocraties. La procédure du vote est ainsi largement mise en cause, avec de permanents soupçons de fraude. Ce n’est pas une nouveauté, d’abord parce que la fraude électorale a toujours existé – qu’on se rappelle les municipalités communistes qui s’en faisaient une spécialité -, ensuite parce qu’il est toujours tentant pour le perdant d’expliquer ainsi sa défaite. La mode est maintenant aux accusations de cyber attaques – et notons que ce n’est pas Donald Trump, mais bien les démocrates, qui évoquaient il y a quatre ans la main de l’étranger, les fameux trolls poutiniens, pour expliquer qu’une Hilary Clinton, élue avent la campagne, ne le soit pas à la fin. Par ailleurs les sommes colossales maintenant dépensées dans les campagnes, comme l’utilisation de l’intelligence artificielle et des métadonnées, donne une ampleur inégalée à des spin doctors, manipulateurs de l’opinion publique qui sont à nos démocraties ce que les pires des sophistes étaient à la Grèce antique.

Mais les populations des démocraties occidentales n’ont pas plus confiance dans leurs gouvernements qu’ils n’en ont dans leur mode d’élection : partout c’est la même critique, dénonçant les agissements d’une oligarchie finalement plus cooptée qu’élue et se partageant ensuite postes et prébendes, endogamique, coupée du reste de la population dont elle ne comprend plus les attentes ou les angoisses, et qui, bien qu’agissant théoriquement dans le cadre des États nations, semble servir avant tout des intérêts supranationaux.

Le résultat de cette dérive est, d’une part, la montée de l'abstention, le vote n’étant plus perçu dans bien des démocraties occidentales comme à même de permettre d’apporter des solutions, et, d’autre part, cette revendication d’être directement entendu qui est un élément fort du populisme. Car à part quelques cas particuliers (en Amérique du Sud), le populisme n’est pas en lui-même un corps de doctrine (on nous permettra de renvoyer au Dictionnaire des populsimes, codirigé avec Olivier Dard et Frédéric Rouvillois). C’est avant tout le cri de détresse lancé par des peuples qui ne veulent pas mourir, qui ne veulent pas disparaître, culturellement et parfois physiquement, dans le maelstrom de la mondialisation heureuse où on entend les faire tomber. Lorsqu’au pouvoir une vraie élite répond aux attentes et aux angoisses des populations, lorsqu’elle permet à ces dernières de persévérer dans leur être, lorsqu’elle leur épargne les insécurités physiques et culturelles, ou même lorsque les populations ont l’impression qu’elles tentent sincèrement de le faire, il n’y a pas de populisme.

Pour en revenir à votre question – mais vous voyez que nous ne l’avons jamais vraiment quittée – il se peut que Donald Trump, en appelant ses partisans à se réunir à proximité du Capitole, et ce alors que depuis des semaine nous assistions à une véritable dramatisation de cette élection sur le thème de la victoire « volée », ait effectivement joué avec le feu, ne pensant sans doute pas que les choses iraient aussi loin, à un affrontement physique qu’il ne souhaitait pas. Mais la dramatisation de la lutte n’a pas été de son seul fait, elle dure en fait depuis quatre ans, depuis cette victoire contre Hilary Clinton que les démocrates n’ont jamais accepté. Quatre ans de luttes et d’insultes, de violences physiques et de mépris qui ne peuvent pas ne pas laisser de traces chez ceux qui les subissent.

Les démocrates ont-ils fait l’erreur de nourrir pendant quatre ans le populisme de Donald Trump par leurs critiques ? Le populisme trumpiste s’est-il nourri des erreurs de l’administration Obama et des élites du pays ?

Christophe Boutin : Les démocrates ont dès le départ de ce mandat fait l'erreur de ne pas jouer le jeu de la démocratie, de se contenter d’être ce qu’ils auraient du être, une opposition, car à aucun moment en effet ils n'ont accepté l'élection de Donald Trump. Pour toute une classe dirigeante américaine, pour nombre d'intellectuels et de vedettes, comme pour la plupart des médias, cette victoire était inadmissible : Hilary Clinton ne pouvait qu'être élue et devait donc l’être. Il en a résulté une guerre institutionnelle absolument sans précédent à l’encontre du président des États-Unis, qu'aucun titulaire du mandat n'avait connu depuis des décennies. Entre les tentatives d’impeachment, le blocage des décisions, ou la volonté de prouver partout des pressions étrangères, il n'a pas eu un instant de répit. Toute décision trumpienne, pourtant légitime démocratiquement puisque venant d’une autorité légalement parvenue au pouvoir, était, au mieux moquée, au pire présentée comme une inqualifiable agression. L'affrontement auquel on assistait n’était donc pas uniquement, comme on le dit souvent, une réponse des démocrates indignés aux décisions irrationnelles, aberrantes et dangereuses prises par un fou dans le bureau ovale, mais bien aussi une guerre des tranchées menée par eux.

Il est bien sur légitime qu’une opposition s’oppose, et même parfois le fasse avec force. Mais le caractère aussi systématique que violent de ces attaques ne pouvait pas ne pas dresser les électeurs de Donald Trump contre ceux qui les menaient, et ce d’autant plus qu’ils étaient eux aussi visés. Dès son élection en effet, dès le qualificatif de « pitoyable » qui leur a été appliqué par Hilary Clinton, tous ceux qui soutenaient Trump étaient vilipendés, et notamment ses électeurs, présentés comme un ramassis de red necks incultes et consanguins manipulés par des nazis poutiniens - un mépris de caste qui a aussi conduit à des agressions physiques contre ceux qui manifestaient leur soutien au président élu.

On passait ainsi sous silence le fait que l'administration Obama avait pris des décisions considérées par une part des Américains comme ne servant pas l'intérêt général, mais celui de certaines collectivités particulières - l’Obamacare, peut-être mal expliqué, en était un bon exemple. Que le programme d’Hilary Clinton ne visait qu’à continuer dans les mêmes directions. Et que cette part de la population qui, nous l’avons dit, estimait que l’oligarchie ne l’entendait plus, est alors revenue aux urnes pour porter Trump au pouvoir, tout simplement parce qu’elle n’en pouvait plus.

Le discours de Trump avant la marche sur le Capitole est-il le signe d’un populisme poussé à l’extrême ? Va-t-il se retourner contre lui, Trump est-il allé trop loin ?

Christophe Boutin : Trump est peut-être allé trop loin ces derniers jours, nous l’avons dit, mais, surtout, sa place de leader populiste a fait peur à tout un système. Il faut mesurer cette peur à la manière partisane dont la presse mainstream a rendu compte des faits, dans un perpétuel « deux poids deux mesures » qui est la marque de fabrique du progressisme politico-médiatique dans nos démocraties. Lorsqu'après l’élection de Donald Trump les démocrates demandent que l'on recompte les voix, il s'agit de sauver la démocratie ; mais lorsque c’est Trump qui formule la même demande en 2020, c’est cette fois un danger majeur pour cette même démocratie. Lorsque les démocrates critiquent les électeurs de Trump, il s’agit d’une réaction épidermique sinon légitime ; mais si Trump critique la caste démocrate, c’est forcément ignoble. Lorsqu’un démocrate utilise les réseaux sociaux, comme Barack Obama l’a fait lors de ses campagnes, c’est une innovation qui traduit sa modernité ; mais lorsque Trump le fait, c’est pour court-circuiter les médias où se pense le Vrai, le Bien et le Juste. Et on n’en finirait pas.

Ce n’était pourtant pas suffisant, et ce qui est nouveau, et traduit bien le fait que la caste n’entend plus désormais laisser un trublion porter trop une autre parole, c’est justement… l’interdiction pure et simple de parole. Dans une démocratie, on peut penser ce que l’on veut des déclarations de Donald Trump, les démonter, les critiquer, mais pas lui interdire de s’exprimer. Or nous en sommes là. Le président des USA encore en exercice n’a ainsi pas le droit de contester l’élection de Biden quand, au matin de la soirée électorale, des chaînes télévision coupent son discours ou ne le retransmettent pas. Il n’a maintenant plus le droit de s’exprimer sur des réseaux sociaux qui bloquent ses comptes. Avec toujours la même antienne, celle du danger pour la démocratie… dont on a pourtant ainsi une bien curieuse conception.

Précisons-le en conclusion : il ne s’agit pas ici de juger au fond la politique menée par Trump. Contrairement aux millions de Français, qui sont tous visiblement d’éminents spécialistes des USA et de leur politique, j’attend d’autres un bilan apaisé de ce qu’il a  réalisé au plan national ou international. Il ne s’agit pas non plus de nier que, dans la forme cette fois, le président sortant ait été parfois bien surprenant ou excessif. Mais vos questions portaient les dérives populistes, et celui-ci n’est souvent qu’une réaction à un blocage, et qu’il se nourrit du mépris de l’oligarchie pour le peuple. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, si Jo Biden, comme tout pouvoir des démocraties occidentales, ignore les attentes vitales de son peuple, le populisme progressera, avec ou sans Trump, et il est peu vraisemblable de croire que des mesures d’interdiction ou de contrôle puissent l’empêcher.

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