Et voilà pourquoi les complotistes en reviennent toujours obsessionnellement à la figure des juifs <!-- --> | Atlantico.fr
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Kanye West est accusé d'antisémitisme.
Kanye West est accusé d'antisémitisme.
©Angela Weiss / AFP

Antisémitisme

Le complotisme ne débouche pas forcément sur l'antisémitisme mais le fait est qu’on retourne très souvent sur l'antisémitisme.

Rudy Reichstadt

Rudy Reichstadt

Rudy Reichstadt est membre de l'Observatoire des radicalités politiques et le fondateur du site ConspiracyWatch.info, observatoire du conspirationnisme et des théories du complot. 

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Atlantico : Avec les récents tweets de Kanye West sur la communauté juive, dans quelle mesure cet antisémitisme est-il répandu et banalisé ?

RudyReichstadt : Il est banalisé au point que Kanye West lui-même ne voit pas le problème. Récemment, nous avons vu une mannequin américaine déclarer que les juifs possédaient et contrôlaient les médias. Cela n’a pas suscité une réprobation ou un scandale à la mesure de la gravité de ces propos. De la même manière, l’été dernier, l’un des membres d'une commission d'enquête de l'ONU sur les Territoires palestiniens a affirmé que les réseaux sociaux étaient en grande partie contrôlés par « le lobby juif ». À part la presse israélienne, personne n’en a vraiment parlé. Pourtant cette idée de « l’influence juive » est logée au cœur de la doctrine antisémite.

Il faut aller au-delà des propos de Kanye West qui n’ont pas beaucoup d'intérêt en soi. En fait, ce sont des idées très présentes dans la vie politique américaine, que l’on trouve à l'extrême gauche comme à l'extrême droite, et même chez Donald Trump. Par exemple, l’un de ses clips de campagne jouait sur cet imaginaire en le retournant contre George Soros. 

Yair Rosenberg, journaliste américain pour The Atlantic, estime que l'antisémitisme est une théorie du complot. Partagez-vous cette analyse ?

Oui, c'est fondamentalement une théorie de complot. L’historien Walter Laqueur a écrit que l'idée du complot juif international avait fait plus pour l’antisémitisme que le grief racialiste. Dans cette perspective, les Juifs ne doivent pas être tant détestés parce qu’ils seraient d’une « race » ou d’une « sous-race » différente – pour reprendre la terminologie nazie – mais parce qu’ils comploteraient en vue de dominer le monde. Cette idée a été très présente du début du 20e siècle jusqu’à 1945, après quoi elle est devenue indicible. L’idée du complot a cependant survécu aux persécutions et au génocide des Juifs. Elle n’a cessé de revenir sous d’autres formes, celle de l’antisionisme radical notamment, avec l'idée d’un « complot sioniste international », qui n’est rien d’autre qu’une resucée du mythe du « complot juif mondial ». Si l’on enlève à la doctrine antisémite cette idée que le vrai pouvoir est un pouvoir caché qui tire les ficelles de la politique, de la finance, de l'économie dans les coulisses, il n’en reste pas grand-chose sinon l'idée de trahison, un héritage du christianisme qui, avec la figure de Judas, fait des juifs l'incarnation de la traîtrise. Yair Rosenberg schématise évidemment lorsqu’il dit que l'antisémitisme est une théorie du complot. Je dirais que l’antisémitisme est un discours d'hostilité à l'égard des Juifs dans lequel le motif complotiste est primordial. 

Comment expliquer que de nombreuses théories du complot finissent par retomber sur un substrat antisémite ?

Il n’y a pas de fatalité. Le complotisme est une structure qui pourrait exister sans être parasitée par l'antisémitisme. Dans l'extrême droite israélienne par exemple, on trouve des gens ennemis de l’antisémitisme qui, pourtant, n’hésitent pas à verser dans le complotisme. Quand ils accusent notamment la gauche et Shimon Pérès d'être les vrais assassins d’Yitzhak Rabin. On voit bien que cette théorie du complot n’est pas motivée par l'antisémitisme mais par la volonté de disculper un fanatique religieux et, avec lui, un ultra-nationalisme qui se perçoit comme luttant contre l’antisémitisme. Le complotisme ne débouche donc pas forcément sur l'antisémitisme mais le fait est qu’on doit bien se rendre à l’évidence qu’on retombe très souvent sur l'antisémitisme dès qu’on s’intéresse aux théories du complot. 

Pourquoi et comment l'antisémitisme perdure-t-il dans le temps ?

Premièrement, il y a déjà tout un matériel à disposition et « prêt à l'emploi » car il y a derrière nous deux siècles d’iconographies, de gravures, de discours, de textes à la fois antisémites et complotistes auxquels on peut accéder aujourd'hui très facilement grâce à Internet. Cela a influencé notre vision collective du monde – on voit mal comment il pourrait en être autrement. L’antisémitisme, si imbécile soit-il, peut malheureusement constituer une grille d'interprétation du monde très efficace. Elle a été celle de millions de personnes en Europe il n'y a encore pas si longtemps. Pendant la première moitié du 20e siècle, ce n’était pas spécialement stigmatisant de se déclarer « antisémite ». Tout cela ne s'efface pas d’un trait de plume. Avec Internet, on voit resurgir ces choses-là et s’exporter dans d’autres sphères à une vitesse inédite. On observe ainsi que tout un matériel argumentatif forgé par l'extrême droite occidentale a été récupéré par la sphère islamiste et djihadiste. Dans un magazine en français publié par Daesh après les attentats du 13 novembre 2015, on pouvait notamment lire un dossier sur l'école de la République, qualifiée de « judéo-maçonnique »…

Tout cela n'explique pas pourquoi les Juifs sont de « bons » candidats à ce qu'on appelle l'idéation conspirationniste. Le conspirationnisme peut se fixer sur des entités impersonnelles aussi bien que sur des individus. Cela peut être « les communistes », « les musulmans », la CIA ou bien Bill Gates. Mais très souvent, ce sont les Juifs, quelle que soit la manière de les désigner – les antisémites contemporains utilisent toutes sortes d’euphémismes pour ce faire.

Alors pourquoi les Juifs sont-ils si souvent accusés ? Il y a deux manières de répondre à cette question. La manière antisémite et la manière non-antisémite. La manière antisémite, qu’on retrouve par exemple chez Soral, c'est d’estimer que les Juifs sont les principaux responsables des sentiments négatifs qu'ils inspirent. Ils seraient porteurs d’une sorte de nature spécifique, diabolique, qui les rendraient haïssables partout où ils se trouvent et en tous temps.

La manière non-antisémite de répondre à la question, c'est de s’intéresser à la condition diasporique des Juifs au cours de l’histoire. Cela implique que les Juifs forment dans la plupart des pays où ils vivent une minorité nationale – le seul pays où ils ne sont pas en minorité étant l’Etat d’Israël. Les Juifs sont une minorité qui a été émancipée avec la Modernité, Modernité qu’ils ont embrassé en retour, excellant dans un certain nombre de professions intellectuelles ou scientifiques dès lors qu’ils ont obtenu l’égalité civile, sans doute parce que leur condition historique, marquée par l’adversité, les interdictions et les persécutions, les y prédisposaient. Ils se sont par conséquent retrouvés surreprésentés dans certains secteurs de la société. Et il est probable que cela nourrisse l'accusation de complot. Car si vous avez une minorité qui est présente dans plusieurs nations, cela facilite les accusations selon lesquelles elle formerait une sorte de « cinquième colonne ». Dans les faits, c'est complètement fantasmagorique. Pendant la Première Guerre mondiale, on a, dans les armées qui s’affrontent, des Juifs des deux côtés qui, en bons patriotes, versent leur sang pour la Patrie. Il n’y a aucune espèce de « solidarité juive » qui se manifeste pour empêcher que les uns et les autres se combattent.

Par ailleurs, comme les Juifs sont très minoritaires (environ 1% de la population en France aujourd’hui ou un peu moins selon les estimations), la plupart des gens et notamment ceux qui peuvent être perméables aux idées antisémites, le sont d'autant plus facilement qu’ils ne connaissent pas de Juifs ou n’en ont jamais croisé de leur vie. Comme il n’y a pas de point de comparaison entre l’image diabolisée des Juifs qu’on peut parfois trouver sur Internet et celle d’un Juif réel – un voisin, un collègue de bureau ou un beau-frère –, cela donne sa chance au fantasme.

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