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Mette Frederiksen, la Première ministre du Danemark, lors d'une conférence de presse.
Mette Frederiksen, la Première ministre du Danemark, lors d'une conférence de presse.
©TOBIAS SCHWARZ / AFP

Modèle danois

Alors que le résultat des législatives à Stockholm d’une coalition de droite et d’extrême droite a attiré l’attention sur la crise du modèle suédois, un autre pays scandinave, lui, reste solide sur ses bases.

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Hans Mouritzen

Hans Mouritzen

Hans Mouritzen est chargé de recherche en Politique étrangère et diplomatie au Danish Institute for International Studies.

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Tino Sanandaji

Tino Sanandaji

Tino Sanandaji est économiste et chercheur à la Stockholm School of Economics.

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Atlantico : Alors que la Suède semble se préparer à une crise politique d’ampleur à la suite de certains choix politiques, le Danemark, pourtant proche dans le modèle, ne semble pas suivre la même trajectoire. Qu’est-ce qui dans les différences d’approche explique les résultats divergents ?

Rodrigo Ballester :Trajectoires différentes ? Je ne pense pas, j’ai plutôt l’impression que le Danemark est en avance et que la Suède s’apprête dans une certaine mesure à lui emboîter.

Les dernières élections en Suède ont révélé un énorme malaise. De nombreux suédois s’inquiètent que ce pays à la réputation d’oasis de paix et de tolérance soit devenu, à certains égards, un nid de criminalité dans certaines de ces grandes villes. En effet, certains quartiers de Malmö, Götebörg et même de Stockholm sont devenus des zones de non-droit ou des mafias, très souvent issues de l’immigration, font la loi. Des territoires perdus, en quelques sortes. Ce désarroi s’est reflété dans un scrutin qui a donné une majorité aux partis de centre-droit et de droite en mettant les Suédois Démocrates (parti résolument hostile à l’immigration) en deuxième position.

Le Danemark, a vécu un phénomène similaire dans ses grandes villes il y a déjà quelques années et a pris le problème à bras le corps. Qui, concrètement ? Les sociaux-démocrates, et surtout la première ministre actuelle, Mette Frederikssen, au pouvoir depuis 2019. Elle mène, droite dans ces bottes, une politique migratoire très sévère que certains qualifient d’extrême droite. Les sociaux-démocrates suédois seraient-ils capables d’en faire autant ? Probablement pas, même si pendant la campagne la Première Ministre sortante Magdalena Andersson s’est montrée beaucoup plus ferme. Une possible coalition de centre-droit/droite conservatrice pourrait-elle accomplir ce changement de cap ? A voir, tellement la Suède semble paralysée par cette perspective. Par contre, au Danemark, pays plus pragmatique et souverainiste que son voisin, la gauche n’éprouve aucun état-d’âme idéologique à le faire et a radicalement tourné la page de la sociale-démocratie accueillante et idéaliste.

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Hans Mouritzen : Au Danemark, nous avons connu, depuis 2001, une transformation vers une politique plus dure en matière d'immigration. Le parti dit du peuple est devenu un grand parti et a eu un impact majeur sur la politique d'immigration. Il est devenu très difficile d'entrer au Danemark. Nous avions des politiques assez restrictives en matière de réfugiés et de migrations. La Suède, en revanche, avait une politique de "superpuissance humanitaire". Ils ont eu des politiques très généreuses envers les réfugiés. Cela a duré jusqu'en 2016, après les grandes vagues de réfugiés de 2015. La Suède a accueilli près de 10 000 personnes par jour en octobre 2015. Après cela, elles sont devenues plus restrictives. Pourtant, tant de personnes en Suède ont des origines non suédoises. Beaucoup de gens disent que les bagarres de gangs dans les rues sont dues aux étrangers, et certaines le sont vraiment. Ce phénomène s'est développé pour aboutir à ce que nous avons vu lors des élections suédoises il y a une semaine, avec la montée d'un parti dur sur l'immigration, tout comme au Danemark. La Suède ressemble de plus en plus au Danemark.

Tino Sanandaji : Une caractéristique qui distingue le Danemark des autres pays d'Europe du Nord est l'absence relative de politiquement correct et un climat de débat plus ouvert. Culturellement, les Danois sont considérés comme plus directs et francs, et ils chérissent la liberté d'expression alors que les sujets sensibles sont de facto tabous dans les pays voisins comme la Suède ou l'Allemagne.

Souligner les effets négatifs de l'immigration sur les sociétés, citer des statistiques sur les taux de criminalité élevés parmi les minorités ethniques ou critiquer l'Islam mettait en danger les carrières, ce qui a réduit au silence la plupart des voix critiques et n'a permis qu'un discours positif sur le multiculturalisme et les taux élevés de migration.

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Le débat public et la couverture médiatique danois étaient en revanche plus ouverts et, sans doute, plus honnêtes sur les faits sous-jacents, ce qui a conduit le Danemark à passer plus tôt à des politiques restrictives en matière de migration et à d'autres politiques que des pays comme la Suède commencent seulement à adopter.

L'opinion standard, politiquement correcte, est que le multiculturalisme est simplement une autre valeur libérale et qu'il ne peut être combattu que par les réactionnaires sociaux-conservateurs. Mais au Danemark, un argument inhabituel a été avancé : le multiculturalisme devrait être critiqué afin de défendre les valeurs danoises classiquement libérales telles que les droits des femmes, la liberté sexuelle, les droits des homosexuels, l'égalité économique, etc. L'un des catalyseurs pourrait être la controverse des caricatures de Mahomet du Jyllands-Posten de 2005, qui a alerté le Danemark sur la contradiction qu'il y a à combiner ses valeurs libérales avec le multiculturalisme. Des enquêtes indiquent que, par rapport à d'autres pays d'Europe du Nord, les Danois sont plus fiers de leurs valeurs nationales et pensent que les migrants doivent adapter leurs valeurs et leur culture. Ce point de vue danois particulier, que l'on peut peut-être qualifier de nationalisme progressiste ou d'humanisme rationnel, signifie que de nombreux membres de la gauche danoise se sont également opposés à l'ouverture des frontières et au multiculturalisme afin de maintenir leur État-providence socialement libéral.

Que ce soit sur la gestion de l’insécurité, des flux migratoires ou de l’économie, le Danemark a joué une partition légèrement différente du reste de ses voisins européens. Est-ce une partition gagnante ? Ont-ils eu les bons instincts politiques ?

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Rodrigo Ballester : Le Danemark est un pays très attaché à sa souveraineté nationale tout en étant membre de l’UE. Voilà le véritable instinct politique, le leit-motiv, qu’ils ont sû imposer avec habileté. Ceci est clairement reflété dans ces choix politiques européens depuis son entrée en 1972 : sortie du Groenland de la Communauté Européenne en 1982, rejet de Maastricht en 1992 et renégociation ultérieure avec de grands avantages (opt-out) à la clé, référendum négatif en 1995 pour rejoindre les politiques européennes en matière de justice et affaires intérieures, idem pour l’Euro en 2000. Le Danemark est le champion de l’Europe à la carte sans en payer un prix politique ou qu’on lui intente un procès en euroscepticisme.

L’exemple paradigmatique de cette immunité est sa nouvelle politique migratoire, de loin la plus stricte d’Europe, à certains égards impitoyable : sous-traitance de l’asile dans des pays tiers, crèche obligatoire à partir d’un an pour les enfants de certains quartiers à forte population immigrée, lois visant les migrants « non occidentaux ». Pour l’un des pays qui signa la Convention de Genève en premier en 1951, le changement est radical. Pourtant, ces mesures très polémiques mises en place par un gouvernement de gauche n’ont pas déclenché un tollé ni lui ont valu une mise au ban.

Economiquement, les résultats sont au rendez-vous. Sur la migration, il est trop tôt pour se prononcer. Mais il semble que leur statut d’Etat membre avec un pied dehors et l’autre dedans leur est effectivement très favorable.

Hans Mouritzen : C'est difficile à dire. Nous avons ces règles d'opt-out sur la défense, la politique monétaire mais aussi sur la justice et les affaires intérieures. Cela signifie que le Danemark ne fait pas partie de la politique migratoire de l'UE. En ce sens, le Danemark n'a pas été très solidaire de l'Europe. L'opt-out en matière de défense a été annulé par notre référendum de juin, mais les autres sont toujours là. Les opt-out montrent un manque de solidarité, mais ils peuvent avoir des conséquences positives. À cause de cela, la réputation du Danemark en Europe n'est pas la meilleure. Pourtant, c'est peut-être une bonne chose que nous ayons gardé notre monnaie, nous avons évité la crise de l'Europe. Dans ce sens, le Danemark a peut-être eu de la chance. En ce qui concerne notre défense et notre sécurité, nous sommes très dépendants de l'OTAN, et nous suivons les Etats-Unis, à mon sens trop. Nous n'avons pas une politique étrangère de défense très indépendante. Dans la polémique AUKUS, nous n'avons montré aucune solidarité envers la France.

Tino Sanandaji : Jusqu'à présent, les politiques danoises semblent avoir donné de meilleurs résultats, dans la mesure où le Danemark a connu moins de problèmes que la Suède ou l'Allemagne. Au départ, le Danemark a été sévèrement critiqué pour ses politiques, notamment par les sociaux-démocrates suédois, qui suivent désormais la même voie.

Le fait que le Danemark n’ait jamais souhaité rentrer dans l’euro a-t-il beaucoup joué dans la maîtrise actuelle du pays ?

Rodrigo Ballester : Comme je l’expliquais, l’Euro n’est qu’un élément d’une longue liste de « opt-out » très avantageuse. Force est de constater que le fait de ne pas faire partie de la monnaiecommune n’a pas affecté leur prospérité ni leur capacité à surmonter les turbulences liées aux crises financières. Comme les Etats du Sud l’ont appris à leurs dépens pendant la longue crise de 2008, l’Euro est un bouclier mais également une camisole de force. Après, n’oublions pas que le Danemark est une contributeur net au budgetde l’Union, ce qui lui permet également d’asseoir son indépendance et défendre sa souveraineté.Quand on ne dépend pas de fonds européens, on a les coudées plus franches.

Tino Sanandaji : Je ne pense pas que l'euro et les politiques monétaires soient un facteur déterminant à cet égard, même si la Suède et le Danemark ont probablement pris la sage décision de ne pas adhérer à l'euro.

Quels ont pu être les autres choix gagnants ?

Rodrigo Ballester : Difficile de dire si ce sont des choix gagnants, mais sans en cas doute, son statut privilégié de membre de l’UE à la carte leur confère une marge d’autonomie très avantageuse. Ils sont exonérés de politiques européennes intrusives (la migration, en premier lieu, mais également la coopération judiciaire) tout en bénéficiant à plein régime du Marché Intérieur. Certes, le Danemark fait partie intégrante des politiques sociales européennes qu’ils n’apprécient pas forcément, comme l’initiative récente du salaire minimum européen contre laquelle Copenhague était vent debout. Par contre, ils ont décidé par référendum de participer dans la politique de défense européenne en juin dernier.

Son choix gagnant, c’est surtout d’avoir imposé une relation privilégiée, à la carte, avec l’Union sans en payer un prix politique: une large flexibilité qui lui permet de maximiser ses intérêts nationaux sans être pour autant considéré comme un mauvais élève eurosceptique. Imaginez une seule seconde que la Pologne ou la Hongrie (si elles bénéficiaient d’une dérogation) songeaient à sous-traiter l’accueil des réfugiés au Rwanda… Sans aucune doute, on est moins dans le collimateur quand on est un gouvernement social-démocrate d’un pays scandinave qu’un gouvernement conservateur d’Europe centrale.

Finalement, un autre atout du Danemark est de consulter régulièrement son peuple sur la politique européenne. La liste des référendums est longue et les électeurs ont le dernier mot, leur gouvernement ne les contourne pas. Leur politique européenne est donc très légitime.

En définitive, ses choix passés font-ils du Danemark l’un des pays, si ce n’est le pays, qui gère le mieux son destin au sein de l’Union européenne ? 

Rodrigo Ballester : En tout cas, le Danemark optimise sa condition d’électron libre : il profite des avantages, limite les inconvénients et garde une marge de manœuvre supérieure à celle de ses pairs (à l’exception de l’Irlande, qui bénéficie également d’un régime dérogatoire). Pour un petit pays de cinq millions d’habitants attaché à sa souveraineté, c’est un excellent compromis, tout à leur avantage.

Mais est-ce un privilège qui n’a plus lieu d’être ? La question se pose. N’oublions pas que le Danemark obtint ces dérogations après son « non » au Traité de Maastricht, ce fut le prix que les autres pays acceptèrent pour sortir de l’ornière. C’est donc une situation atypique. Dans le cas d’une refonte de ces-derniers (une demande inopportune du Parlement que Von der Leyen appelle de ses vœux), les blocages seraient-ils résolus à coups de dérogations ? Le Danemark pourrait-il conserver les siennes ? D’autres pays pourraient-ils bénéficier des mêmes largesses ? On en revient à la vieille question de l’Europe à la carte. Et peut-être, à celle plus récente du deux poids/deux mesures entre Etats membres. En attendant, la formule danoise a encore de beaux jours devant elle. 

Hans Mouritzen : C'est mitigé. Sur le vaccin, le Danemark a fait ses propres choix, il est allé en Israël, et il n'en est pas sorti grand-chose. Et il y a beaucoup d'exemples comme celui-là. Mais il est difficile de dire que le Danemark est meilleur ou pire à cause de son choix dans l'UE. Mais le Danemark a été très autonome dans l'UE et a suivi ses propres intérêts. Et c'est une bonne stratégie politique, car les gens ne pensent pas en termes européens.

Tino Sanandaji : Le Danemark a sa part de problèmes, et il ne faut pas oublier qu'il a longtemps suivi des politiques similaires à celles de la Suède. Aujourd'hui cependant, le Danemark est l'un des pays les plus performants d'Europe, tant sur le plan économique que social. Historiquement, la Suède et le Danemark avaient des taux de criminalité similaires, mais aujourd'hui, le taux d'homicide par balle en Suède est bien plus élevé qu'au Danemark. Autre fait intéressant, le Danemark est l'un des pays où le taux d'inégalité économique a le moins augmenté au cours des dernières décennies. Par le passé, la gauche américaine avait tendance à citer la Suède comme son utopie de prédilection, mais on peut noter que Bernie Sanders et Paul Krugman citent aujourd'hui le Danemark plutôt que la Suède comme la société idéale à imiter.

Il semble en tout cas que la confiance en soi des Danois les ait aidés à être l'un des pays qui ont le mieux géré leur destin au sein de l'Union européenne.

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