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Et si la course actuelle à l’armement nucléaire était pire que lors de la guerre froide ?
©NICHOLAS KAMM / AFP

Apocalypse Now

Au lendemain de la crise de la Covid-19, la course à l'armement nucléaire reprend. Le nombre de pays armés a tendance à augmenter ainsi que les essais nucléaires. En quoi la course à l'armement a de quoi inquiéter aujourd'hui ? Peut-on s'attendre à une nouvelle guerre froide ?

Philippe Wodka-Gallien

Philippe Wodka-Gallien

Philippe Wodka-Gallien est chercheur à l'Institut français d'analyse stratégique (IFAS). Contributeur fréquent de la revue Défense nationale. Auditeur de la 47eme session Nationale de l'IHEDN et auteur de plusieurs livres dont : Hiroshima et Nagasaki, notre héritage nucléaire (Ouest France) et Essai nucleaire - la force de frappe Française au XXI eme siècle (Lavauzelle), prix Vauban 2015. Il est l'auteur du récent ouvrage : La dissuasion nucléaire française en action. Dictionnaire d’un récit national ». Edition Decoopman.

 

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Atlantico.fr : Au lendemain de la crise de la Covid-19, la course à l'armement nucléaire reprend et, même si le stock mondial d'armes nucléaires a légèrement diminué, selon le dernier rapport du Stockholm International Peace Research Institute, le nombre de pays armés a tendance à augmenter ainsi que les essais nucléaires.  En quoi la course à l'armement a de quoi inquiéter aujourd'hui ? Peut-on s'attendre à une nouvelle guerre froide ?

Philippe Wodka-Gallien : Sur le constat, oui, l’armement est bien dans une forte dynamique. Le monde a franchi de nouveaux records. Les dépenses militaires mondiales n’ont cessé de croître depuis 20 ans, un effet de la géopolitique qui a suivi 9/11. Selon le SIPRI de Stockholm, le monde a consacré l’an dernier 1 917 milliards de dollars aux armées. Huit pays concentrent 70% des budgets de défense mondial : USA, Chine, Inde, Russie, Arabie Saoudite, puis voici la France, juste devant ses voisins allemands et britanniques. Bref, les cinq puissances nucléaires reconnus par l’ONU s’y trouvent, sans surprise. Donald Trump fait passer le Pentagone à 740 milliards de dollars, contre 600 de l’ère Obama. La compétition s’applique à des domaines nouveaux choisis pour leur vocation stratégique, avec des effets déstabilisants : la défense anti-missiles balistiques, les systèmes d’action cyber et les robots armés, tous pouvant accompagner des postures agressives. Etats-Unis, Russie et Chine affichent d’importantes ambitions en ces domaines. Plus encore, ces armements profitent d’une prolifération incontrôlable des technologies, ce qui les distingue de l’atome militaire qui reste maîtrisé par huit à neuf pays. Le Traité de non-prolifération est parvenu à contenir la poussée nucléaire. Mais, en ce domaine, après le coup d’éclat de la Corée du Nord, rien n’est jamais figé et les regards se tournent vers l’Iran. Tout cela entretient la méfiance entre diplomaties. Tranchant avec les décennies 90 et 2000, le climat actuel n’est guère propice aux négociations de désarmement. On observe aussi une nouvelle course à l’équipement naval, comme l’atteste les projets chinois de porte-avions et de sous-marins. Bombardiers et sous-marins stratégiques, la Russie n’est pas en reste. D’où ce constat qu’aucune capitale ne veut laisser le monopole d’un champ nouveau aux autres, à mesure que les barrières sautent avec la dénonciation des traités de limitations des armements. Le petit jeu qui consiste à se demander qui a commencé est, selon moi un peu stérile. De nouvelles catégories d’armements nucléaires apparaissent - vecteurs hypersoniques, drones sous-marins, charges nucléaires de faible puissance - sans réduire pour autant les arsenaux «  patrimoniaux », bombardiers, missiles balistique et sous-marins. La dynamique nouvelle dans le registre sub-stratégique, accompagne l’expression de rapports de force dans l’affirmation d’intérêts régionaux. Les armées se côtoient démultipliant les situations à risques. Dans cette ère de barbarie, les opinions font l’objet de toutes les attentions, d’où ces opérations d’influence et de désinformation. 

Fort heureusement, cette course aux armements reste à l’écart du risque de destruction mutuelle, la dissuasion nucléaire jouant son rôle. Les armes nucléaires de petites puissances pourraient laisser croire que leur emploi est possible. Le risque de bascule est faible. Ces nouvelles armes donnent tout de même une puissance équivalente à un millier de missiles de croisière, tout de même. Et leurs effets ne sont pas discriminés. Elles entrent dans un cadre dissuasif adressé aux pouvoirs politiques adverses directement visés, dans cette logique déjà expliquée par Jacques Chirac lors de son discours à l’Ecole Militaire devant l’IHEDN en juin 2001. Une guerre est menée selon des buts précis, à l’issu d’un calcul rationnel. Hors le nucléaire casse la rationalité de l’affrontement et complique les calculs. Il transforme la prise de risque et impose la négociation. Tel est le message de la stratégie française de dissuasion nucléaire. Son principe, plutôt partagée, permet d’éviter l’apocalypse, sans pour autant parvenir à réduire les différends. La situation est donc paradoxale. Au fond, la menace nucléaire est telle, que la politique du fait accompli en est facilité, dès lors que les intérêts vitaux des autres ne sont pas immédiatement concernés et peuvent faire l’objet de négociations. A l’opposé de ce constat rassurant pour les Etats sanctuarisés par l’atome, le risque d’emballement ne peut être exclu, dès lors que tous, les grands et les puissances régionales, profitent de la confusion pour pousser leurs intérêts.

L’épidémie du Covid a –t-elle eu un effet sur la course aux armements. ?

A regarder de près, la crise sanitaire mondiale n’a en rien modifié les projets militaires qui se sont poursuivis en mode «  business as usual ». Il y eu même une volonté des grandes capitales de s’affirmer d’avantage en la matière. Alors que le monde se préoccupe des victimes du Covid, Donald Trump annonce vouloir reprendre les essais nucléaires, une volonté de rupture avec le TICE, le traité d’interdiction complète des essais, que Washington a pourtant signé, mais sans l’avoir ratifié. Pékin se signale le 8 mai en tranchant avec le principe de suffisance nucléaire, laissant entendre que son arsenal pourrait recevoir une centaine de missiles balistiques supplémentaires, les engins intercontinentaux de type DF-41. Les grandes puissances n’ont pas eu le monopole de cette actualité. L’Allemagne a annoncé début avril, la commande de chasseurs Eurofighter et F-18 pour remplacer ses Tornado. Quant à la France, le ministère annonce officiellement les premiers essais à la mer du Suffren, le premier de ses sous-marins du programme Barracuda et a procédé avec succès à un tir de missile stratégique M51 depuis l’un de sous-marins lanceurs d’engins. Pour, Paris, le message est clair : la dissuasion tient la posture malgré le drame sanitaire.

Après l’épidémie de Covid, le retour au multilatéralisme serait-il la voie à suivre pour tourner la page de la nouvelle guerre froide ?

Le multilatéralisme, qu’il soit universel ou régional, traverse une crise très profonde, au sens où la légitimité du concept est remise en cause. Toutes les architectures sont touchées, celles élaborées après 1945 ou au lendemain de la chute du Mur de Berlin pour réguler et apaiser la gouvernance mondiale. Il en est ainsi de l’ONU et de ses filiales (Oms, Unesco, Tnp, Tice) et des organisations régionales comme l’Union Européenne et l’Otan. Le cadre bilatéral entre Russie et Etats-Unis s’est également écroulé, typiquement l’abandon du traité INF sur les armes nucléaires de portée intermédiaire. L’échéance du traité START serait compromise. Les relations sont très dégradées entre Américains et Chinois. Désormais, l’article 6 du TNP, celui qui invite au désarmement, n’est plus qu’un espoir lointain. Le Traité Ciel Ouvert dénoncé par Donald Trump est la dernière victime de cette crise des mécanismes de contrôle des armements. L’épidémie de Covid n’a pas amené un retour de la grande diplomatie. Tout au contraire, les Etats-Unis font le choix de quitter l’OMS. L’économie est frappée et les évènements culturels ou sportifs sont annulés, frappant du même coup (ou du même coût) leur légitimité. En 2020, le bilan est nette : le monde a échoué à gérer harmonieusement sa multipolarité. Les divisions, structurelles, sont exacerbées, y compris en Europe où l’Union Européenne dit « au revoir » au Royaume Uni. Traversée par ses divisions, menacée à ses frontières terrestres et maritimes, l’UE peine à servir la stabilité mondiale. Idem au sein de l’Alliance Atlantique. Pour nombre de capitales européennes, l’attitude de la Turquie qui pousse ses pions en Syrie et en Méditerranée est à l’opposé des objectifs de partenariat escompté. L’affaire du F-35 et des missiles S-400 russes en est l’illustration. L’incident de la frégate Courbet cette semaine au large de la Lybie lors de sa mission de contrôle de l’embargo a mis la France en première ligne, sachant que la Méditerranée est un enjeu majeur de sécurité pour l’hexagone. Bref, l’Otan peinent à dégager une vision stratégique commune (tout comme l’UE d’ailleurs). L’épisode donne tout son sens à la formule d’Emmanuel Macron, lorsqu’il parle de « mort cérébrale de l’Otan ». D’avantage de multilatéralisme est espéré. Tel est l’un des enjeux des élections présidentielles aux Etats-Unis. En attendant, puissances mondiales comme régionales poussent leurs pions sur un échiquier sans véritables règles, où toutes les pièces se comportent comme la reine, la tour et le fou.

Philippe Wodka-Gallien a publié "La dissuasion nucléaire française en action, Dictionnaire d'un récit national", aux éditions Decoopman. 

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