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Et pendant ce temps-là, où en est l’Etat islamique qu'on nous annonçait mourant ?
©Reuters

Enlisement

Alors que les médias occidentaux évoquent de plus en plus de défaites militaires de l'Etat Islamique ces dernières semaines, la situation sur le terrain est bien plus complexe.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Les différents responsables américains, irakiens, syriens, libyens, émettent régulièrement des communiqués de victoires remportées sur le groupe État Islamique (GEI ou Daech) sur différents fronts : Falloudja, Manbij, Syrte, etc. Si ces déclarations sont prises au pied de la lettre, les localités citées précédemment vont tomber dans les jours qui viennent ou sont déjà libérées en partie (ou complètement pour Falloudja en date du 26 juin). Ce sera ensuite le tour de Raqqa et de Mossoul d’être reconquises rapidement. Enfin, les estimations les plus fantaisistes concernant le terrain "perdu" par Daech sont largement diffusées. Or, il s’agit majoritairement de régions semi-désertiques qui, de toutes façons, ne sont tenues en permanence par personne. Cette propagande est tout à fait compréhensible dans la mesure où elle participe au niveau psychologique à la guerre menée contre Daech. Il faut tenter de démoraliser l’adversaire et galvaniser ses propres troupes tout en convainquant les populations (locales et internationales) que le "vent de la victoire" a enfin tourné. Si ce dernier constat est loin d’être faux, le GEI n’étant plus dans une phase de conquêtes sur le front syro-irakien, il est illusoire de croire qu’il va s’effondrer rapidement sur ce théâtre. De plus, il est toujours en train d’étendre ses provinces (wilayats) extérieures et représente un risque terroriste sur l’ensemble de la planète si bien que même les Brésiliens commencent à s’inquiéter pour la sécurité des Jeux Olympiques qui débutent le 5 août !

Le front syro-irakien

Sur le front syro-irakien, pour tenter de faire la part du vrai et du faux, il est utile de bien analyser les images qui sont fournies par les différentes parties en présence. Il est par exemple intéressant de voir certains officiers irakiens affichant un embonpoint assez curieux pour des militaires dits surentraînés par des homologues étrangers, commenter les nombreux tirs d’appuis filmés à l’envi : artillerie, chars, mortiers, canons mitrailleurs, etc. La question qui se pose est : sur quoi tirent-ils ? En effet, il est extrêmement rare qu’un assaut suive ces matraquages et qu’il permette de constater quelles sont les pertes réelles infligées à l’adversaire. D’ailleurs, si l’on en croit les estimations avancées, Daech a été déjà été détruit puisque les chiffres avancés dépassent largement ses effectifs - renforts extérieurs y compris -. Mais si les rebelles publient fréquemment des photos de victimes de la guerre, c’est beaucoup plus rarement le cas des camps légalistes. La CIA affirmait en juin que le nombre de combattants de Daech présents sur le front syro-irakien serait de 22 000 à 28 000, alors qu’il était estimé à 35 000 au début de l’année. A la louche, cela fait 10 000 activistes neutralisés en six mois. A ce rythme, l’affaire est pliée dans un an ou deux maximum. Bel optimisme qui ne trompe personne !

Moscou se fait plus discret dans ses déclarations, préférant agir que discourir.Cela n’empêche que le bilan des forces russes en Syrie reste mitigé. Les bombardements sont souvent imprécis car les bombes guidées russes sont rares. Ils provoquent d’importants dommages collatéraux qui alimentent la vindicte des populations sunnites contre le régime de Damas et les conforte dans les rangs des rebelles. La coordination des forces entre Syriens, Iraniens, Hezbollah libanais et Russes laisse tant à désirer que le ministre de la Défense, le général d’armée Sergei Choïgou, a dû effectuer en juin un déplacement à Damas puis à Téhéran pour réclamer une "haute coordination dans la guerre contre les terroristes takfiri en Syrie". Du coup, les effectifs du Hezbollah et des pasdarans devraient encore être renforcés dans les mois qui viennent. Il semble parallèlement que la détermination des dirigeants iraniens et du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, à continuer la guerre soit intacte.

Les forces russes déployées en Syrie à Hmeimim, Tartous et sur les bases aériennes de Palmyre et al-Shayrat dans la province de Homs sont depuis le début commandées par le lieutenant général Alexander Dvornikov. Plus discrets mais pas au point d’être invisibles sont les conseillers et les Spetsnaz russes qui accompagnent au sol les forces légalistes syriennes. Leur mission est leur instruction, particulièrement au maniement des derniers matériels livrés (des chars T90 et des lance-roquettes multiples à munitions thermobariques TOS-1, entre autres) mais aussi le guidage des tirs air-sol.

Deux difficultés majeures apparaissent. A l’instar de leurs homologues occidentaux, les conseillers russes se rendent compte que les personnels locaux ont du mal à se former au maniement de matériels modernes qui ne sont pas mis en œuvre avec toute l’efficacité que l’on est en droit d’attendre d’eux. Deuxièmement, le déploiement des aéronefs russes ne permet pas d’assurer une couverture aérienne permanente du champ de bataille. L’aviation ne peut donc traiter objectifs mobiles et évanescents. Les troupes au sol se plaignent amèrement de ce manque de réactivité qui permet aux rebelles d’engager des matériels lourds même en plein jour. La déroute connue face à Daech à la mi-juin par les forces gouvernementales syriennes qui menaient une offensive vers Tabqa avec comme objectif final Raqqa, est attribuée au manque d’appui aérien russe. Mais ce n’est pas la seule raison, la valeur combative limitée des unités engagées au sol - même des très médiatisés "Faucons du désert" - face aux forcenés du GEI est aussi un facteur déterminant.

Sur le plan des personnels, le ministère de la Défense a commandé en mars 10 300 médailles, ce qui donne une idée du nombre de militaires qui ont été engagés - par rotations - en Syrie depuis le 30 septembre 2015. Il convient de rajouter que 25 000 militaires pourront prétendre au statut de "vétéran" des opérations menées en Syrie. Comme d’habitude, le Kremlin ne communique pas sur ses pertes exactes mais n’hésite pas à mettre en avant quelques héros tombés au champ d’honneur, comme le lieutenant Alexander Prokhorenko tué en mars 2016 durant la reconquête de Palmyre.

Les relations houleuses entre Moscou et Washington

Aux menaces à peine voilées de John Kerry disant : "la Russie doit comprendre que notre patience n’est pas infinie. En fait, elle est très limitée au sujet de oui ou non Assad va être jugé responsable de ses actes", Choïgou a répondu "nos partenaires US ne sont toujours pas décidés à nous dire où sont les forces d’opposition et où sont les renégats des organisations terroristes internationales […] Comme résultat, les terroristes en Syrie se regroupent activement et les tensions s’étendent de nouveau. Cela ne peut continuer ainsi indéfiniment" et d’ajouter que son ministère a fourni aux Américains une liste des ses cibles terroristes pour les trois mois à venir. La position de Moscou est claire : la résolution du problème syrien passe par le rétablissement de la paix et de l’ordre sous l’égide de Bachar el-Assad. Ensuite seulement, des élections pourront se tenir et Bachar partir… éventuellement !

Quant à la volonté de neocons américains (et de certains Européens) de frapper le régime de Damas, le président Poutine a été limpide : "toute attaque militaire contre la Syrie sera considérée comme un acte d’agression contre le pays" en sous-entendant qu’il existe un accord de défense entre Moscou et Damas. De plus, la partie de la base aérienne de Hmeimim (Lattaquié) utilisée par les Russes est bornée de poteaux frontaliers russes. Tout bombardement dirigé contre cette base pourrait alors être considéré comme une agression directe du territoire russe avec les risques incontrôlables d’escalade que cela implique.

Sur le terrain, les positions sont toutefois moins tranchées. Les états-majors communiquent pour éviter tout incident qui pourrait dégénérer. A titre d’exemple, à la mi-juin, deux F/A-18 américains ont été au contact de deux Su-34 russes aux environs de la frontière jordanienne. L’incident a été évité de peu. Signe plus positif, quelques jours plus tard, des chasseurs américains ont détruit un véhicule suicide de Daech qui était en pointe d’un assaut mené par le GEI contre la garnison gouvernementale assiégée de Deir ez Zor. Les Russes ne pouvaient intervenir, n’ayant pas d’appareil sur zone à ce moment là. Des forces légalistes syriennes doivent leur salut à une intervention US !

La stratégie de Daech

Daech a le souci de ses effectifs et ne les engage qu’un minimum dans des combats défensifs frontaux. Très manoeuvrant, il n’hésite pas à abandonner du terrain si la balance des forces lui est défavorable et si la position n’est pas jugée importante tactiquement ou symboliquement. Plus globalement, sa stratégie peut s’apparenter à ce que les troupes napoléoniennes ont rencontré en Espagne ou les Nazis en URSS : le recul face à des troupes supérieures en nombre tout en ralentissant la progression ennemie par des tireurs embusqués couplés à des pièges laissés sur le terrain suivi du harcèlement des lignes logistiques adverses qui s’étendent démesurément. Cette guerre d’usure est ponctuée de puissantes contre-attaques (comme dans la région de Homs en ce début d’été) qui démoralisent l’adversaire.

Les particularités tactiques du GEI sont l’emploi généralisé de VBIED (vehicule-borne Improvised Devices) conduits par des kamikazes sur les positions ennemies ou en actions terroristes sur les arrières, l’assassinat systématique des prisonniers et l’utilisation des populations en boucliers humains. Comme tous les belligérants, il fait un usage massif des missiles anti-chars en armes d’appui. La question qui se pose est : où a-t-il obtenu ses armes et ses nombreuses munitions puisque, théoriquement, plus personne ne le soutient depuis l’extérieur ?

Les wilalats (province) extérieures

Daech se targue d’avoir établi un "État" situé à cheval sur une partie de la Syrie et de l’Irak. Il a aussi développé des "wilayat" (provinces) en dehors de ce noyau dur. Selon les règles édictées par Abou Bakr al-Baghdadi, elles font partie intégrante du "califat" dont il est à la fois le chef religieux, politique et militaire. C’est l'une des différences fondamentales avec Al-Qaida "canal historique" où les chefs (Ben Laden puis al-Zawahiri) ont fait allégeance religieuse à l’émir des talibans. Dans les faits, toutes ces provinces extérieures sont en réalité des terres de Djihad (de guerre), Daech tentant de s’y établir par la force pour ensuite étendre progressivement son influence aux alentours. A de rares exceptions près, ces wilayats n’ont pas vraiment la possibilité de gérer les populations locales comme c’est le cas au sein du théâtre syro-irakien.

Les wilayat extérieures sont nombreuses mais leur importance est inégale.

Celle du Sinaï bâtie autour de l’ex-mouvement Ansar Bayt Al-Maqdis (les partisans de Jérusalem) est forte de plus d’un millier d’activistes dont le rêve suprême est d’attaquer un jour Israël.

Les effectifs de la wilayat Khorasan regroupant l’Afghanistan, le Pakistan et le Bangladesh sont inconnus mais elle est farouchement combattue à la fois par les autorités locales, Al-Qaida "canal historique" et les talibans.

En extrême-orient, le groupe Abou Sayyaf (-ASG- ou al-Haraka al-Islmaiya -mouvement islamique- Philippines) est revenu sur le devant de la scène en 2016 en assassinant deux otages canadiens. L’ASG dont le chef Isnilon Hapilon qui se fait appeler Abou Abdallah al-Filippini, s’est étendu aux pays voisins où il coopérerait avec une partie du Jemaah Islamiyah (JI) et le Darul al-Islam en Indonésie. Pour la première fois en juin 2016, le GEI a publié une brochure en malais, Al-Fathihin, compréhensible par un maximum d’habitants de la région.

La wilayat du Caucase est en opposition directe avec Al-Qaida "canal historique", connu sur zone comme le "califat du Caucase".

Au Nigéria et dans la région du lac Tchad, Boko Haram, devenue la wilayat pour l’Afrique de l’Ouest, résiste à la pression des forces de sécurité de la région qui se sont enfin décidées à agir de conserve.

Par contre, Daech ne mentionne pas le Jund al-Khalifa en Algérie qui a assassiné le citoyen français Hervé Gourdel en septembre 2014. Les autorités algériennes ont fait ce qu’il fallait pour éradiquer ce groupuscule.

Le GEI semble vouloir développer ses activités en Arabie saoudite en appelant au meurtre des religieux et des membres des forces de sécurité du royaume. Riyad réagit à son habitude énergiquement, ayant arrêté plus de 1 600 suspects en un an.

Enfin, Daech profite du chaos ambiant pour s’implanter solidement au Yémen. Il y combat les rebelles chiites al-Houthis, le gouvernement légal du président Abd Rabbo Mansour Hadi, les Saoudiens et les membres de la coalition qu’ils ont créée pour lutter contre les al-Houthi, et Al-Qaida dans la Péninsule Arabique (AQPA) !


Le cas de la Libye est un peu à part. A savoir que Daech a du mal à y désigner un ennemi précis à abattrece pays n’ayant pas comme dans son berceau proche-oriental des chiites ou des Kurdes à se mettre sous la dent.Il a donc plus de difficultés à emporter l’adhésion populaire qui est indispensable pour que ses 5000 à 8000 combattants y trouve aide et soutien. Toutefois, fin 2015-début 2016, le GEI est parvenu à s’emparer de Syrte puis de 250 kilomètres de côtes. Cela a été jugé inacceptable par les milices de Misrata, ville située à l’est de Syrte, qui considèrent que Daech représente désormais une menace pour elles. Même chose à l’ouest où les hommes Petroleum Facilities Guard (PFG) craignaient la conquête des gisements d’hydrocarbures par Daech. Ces deux entités ont donc décidé de contre-attaquer, le Gouvernement d’Union Nationale (GUN) soutenu par la communauté internationale prenant le train en marche en prétendant chapeauter les opérationsFin juin, après de nombreux communiqués de victoire, il semble que la situation se soit stabilisée, Daech parvenant à bloquer l’avance de ses adversaires, et même à mener de vigoureuses contre-offensives.

Si le danger que représentent ces wilayats extérieures est bien réel, particulièrement en raison de leurs nombreuses actions terroristes (on pense à la Tunisie, qui est ciblée régulièrement), elles ne semblent pas parvenir, du moins pour l’instant, à déclencher des actions de guérilla généralisées si l’on excepte la région de Syrte, le nord-est du Sinaï et le nord-est du Nigéria.

En règle générale, Daech a des difficultés à progresser là où Al-Qaida "canal historique" est solidement implanté : Sahel, Somalie, Yémen, zone AfPak, Caucase… Et pourtant, le discours idéologique salafiste-djihadiste du GEI est presque le même que celui d’Al-Qaida "canal historique". C’est sur la méthode que les deux mouvements divergent. En particulier, si la volonté de création d’un califat mondial est la même, Daech a voulu en poser les bases dès sa fondation en 2014. Al-Qaida "canal historique", échaudé par l’effondrement du califat d’Afghanistan en 2001 après l’intervention américaine, prône une guerre asymétrique plus diffuse.

Les actions terroristes en Occident

Le clivage entre Daech et Al-Qaida "canal historique" se retrouve dans les actions terroristes menées en Occident. Par exemple, si Daech a revendiqué la tuerie du 12 juin dans une boîte de nuit gay d’Orlando, Al-Qaida "canal historique" en a félicité le tireur via sa filiale AQMI. La nébuleuse en profite pour donner ses conseils pour les actions futures de type "Lone Jihad" (Djihad solitaire) qui est une formulation un peu différente de "Lone Wolf" (loup solitaire) car elle donne la motivation de l’agresseur : la guerre sainte (Jihad). Si les deux organisations terroristes appellent les membres de la Oumma (la communauté des croyants) à passer à l’action, Al-Qaida demande de bien cibler les objectifs en évitant les minorités qui détournent l’attention générale du "vrai message" que porte leur action : la défense de l’islam. Tout civil qui élit, "supporte et paye des impôts à un gouvernement criminel (NdA : particulièrement américain) maltraitant la Oumma" est considéré comme un "civil combattant" qu’il est légitime de frapper. Les deux derniers numéros d’Inspire (n°14 en septembre 2015 et n°15 en mai 2016) expliquaient d’ailleurs comment se livrer à des assassinats ciblés et le n°15 plus particulièrement au domicile des personnes ciblées (1). Il est certain que les appels au meurtre lancé par les deux mouvements salafistes-djihadistes vont être suivis d’effets. Comme ce ne sont pas les directions de ces groupes terroristes qui décident quand et où cela va avoir lieu, il est extrêmement difficile de les contrer.

Le guerre planétaire déclarée par les deux mouvements salafistes-djihadistes va donc se poursuivre durant des années car leurs capacités de recrutement restent actuellement intactes. En effet, il est pour l’instant impossible de répondre clairement à leur idéologie de conquête qui fait fantasmer tant de laissés pour compte de la mondialisation.

(1) Il est possible que Larossi Aballa, le meurtrier du couple de policiers à Magnanville le 13 juin, ait lu le n°15, même si la revue est éditée par AQMI et non par Daech, dont il s’est revendiqué.

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