Et la rhétorique de la croisade frappa encore sous l’encensoir de l’Église orthodoxe russe…<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Église orthodoxe, influente en Russie, légitime l'intervention russe en Syrie.
L'Église orthodoxe, influente en Russie, légitime l'intervention russe en Syrie.
©Reuters

Guerre sainte

Le Kremlin a activé sa machine médiatique pour convaincre la population, en grande majorité contre les opérations militaires en Syrie, du bien fondée de la guerre contre l'EI. Après les experts pro-guerre qui relayent la propagande étatique, c'est au tour de l'Église orthodoxe, influente en Russie, de légitimer l'intervention russe en la qualifiant de "guerre sainte".

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Le Kremlin a activé sa machine médiatique pour convaincre la population de l’opportunité des opérations militaires en Syrie et donc du bien fondée de la guerre contre Daesh et les autres groupes jihadistes. Après les experts pro-guerre qui défilent sur les plateaux de télévision russes pour relayer la propagande étatique, c'est au tour de l'Église orthodoxe, influente en Russie et proche du pouvoir, de légitimer l'intervention russe en la qualifiant de « guerre sainte ». 

Atlantico : Que signifie cette rhétorique russe de la guerre sainte ?

Alexandre Del Valle : Aujourd’hui, la Russie poutinienne post guerre froide opère une réorientation stratégique et identitaire fondée sur un néo-nationalisme panslave et sur une identité chrétienne-orthodoxe pleinement assumée. Dans la rhétorique traditionnelle des religieux nationalistes-orthodoxes russes, Moscou est présentée comme la « Troisième Rome », celle qui a succédé à Byzance (empire byzantin défait par les Turcs ottomans en 1453) et la Russie se considère comme l’héritière de cet empire « romain d’Orient » donc « byzantin » détruit et dont les orthodoxes pleurent encore la prise de Constantinople et de « Sainte Sophie ».

Le passé rentre ainsi en résonance avec l’actualité. Aujourd’hui, la Turquie est donc, comme dans les siècles passés, à certains égards, l’ennemi existentiel, géopolitique et identitaire des Russes (souvenir byzantin, contrôle des Détroits, accès aux Mers chaudes et contrôles de l’Asie centrale, de la Mer Noire et du Caucase). La rhétorique de la guerre sainte est à regarder à l’aune de cette identité russe qui considère Moscou comme la capitale de la chrétienté orthodoxe et slave depuis la Chute de Constantinople où siège toujours le Patriarcat Universel chrétien orthodoxe (Phanar). N’oublions pas qu’à l’époque des tsars, la Russie impériale à l’instar de la monarchie française, fille ainée de l’église (qui défendait les chrétiens catholiques), était la « protectrice des chrétiens d’Orient orthodoxes », très nombreux sur le territoire russe et dans le monde arabe ainsi que dans l’Empire ottoman et dans les Balkans et le Caucase. Cette rhétorique de la guerre sainte fournit donc une justification religieuse à l’intervention russe en Syrie. Il ne s’agit pas seulement d’aller défier les Américains et de défendre leurs bases militaires et navales en Syrie (Tartous) ou encore leurs intérêts pétroliers.

Ce qu’il se joue ici sur le plan de la « guerre des représentation » et de la propagande, c’est cette dimension morale puisée dans les racines de l’Eglise orthodoxe et de l’Histoire de la Chrétienté orthodoxe aux prises avec les Sultanats et Califats musulmans. C’est cette mission éternelle de la Russie sainte perçue comme protectrice des chrétiens d’Orient et capable d’empêcher les égarements des autres pays de commettre des erreurs. Dans le discours des intellectuels orthodoxes et des grands patriarches, la Russie se vit aussi comme un pays redresseur de tords. En faisant de l’intervention Syrie, une guerre sainte, en nommant l’ennemi et en osant revendiquer leurs racines chrétiennes, la « Sainte Russie » qui se définit comme la « Vraie » Chrétienté, par opposition à l’Occident catholico-protestant qui a renoncé depuis longtemps à ses racines chrétienne et qui, selon Poutine et les hiérarques orthodoxes, aurait perdu son identité profonde dans le magma mondialiste et qui risque ainsi d’être soumis à l’islam radical dans quelques années au gré des flux migratoires incontrôlés. Le succès en Russie du roman-best-seller de politique-fiction intitulé «La mosquée Notre dame de Paris 2048 », écrit en 2005 par Elena Tchoudinova, reflète parfaitement cette la vision russe de l’Occident « déraciné », « pro-islamiste » et « auto-dilué » face auquel la Russie incarnerait la « survie de la Chrétienté ».

Cette rhétorique de la guerre sainte rappelle celle de Georges Bush contre l'axe du Mal au lendemain du 11/09, que révèle ce mimétisme de la part de Poutine ?

Attention aux abus de langage ! le même mot ne signifie pas forcément la même chose. Il ne faut pas confondre le discours des néo-conservateurs du gouvernement Bush et le discours de Poutine et des patriarches orthodoxes. Aux Etats-Unis, le mot « croisade » peut désigner d’autres combats qui n’ont rien de religieux comme par exemple la guerre contre la fraude fiscale. Ce terme est en général utilisé de façon courante sans connotation religieuse. En effet, même si Bush était proche des évangéliques, il ne s’est jamais positionné comme le héros d’une lutte des chrétiens contre les musulmans, comme ont voulu le faire croire les médias européens ou arabes. On oublie que la guerre en Irak a été une guerre lancée contre un des régimes les plus anti-islamistes, l’Irak baathiste de Saddam Hussein, et que Georges Bush a renouvelé (en 2006), pour 60 ans, le fameux « Pacte de Quincy » qui lie son pays à la monarchie islamiste wahhabite saoudienne... Par contre, les Russes post-communistes, eux, s’enracinent dans une nouvelle identitéchrétienne-orthodoxes totalement assumée et ils se voient comme les « sauveurs de la chrétienté »face à une Europe envoie d’islamisation rampante.

Utiliser la même rhétorique que les djihadistes qui revendiquent la guerre sainte n'est-elle une manière de confirmer leur idéologie sanguinaire?

Si la Russie joue le jeu des islamistes, les islamistes aussi font le jeu de la « sainte Russie ». D’un coté, en faisant échos à la propagande djihadiste, la rhétorique russe est une manière en effet de donner un crédit et une signification extrapolée à leur idéologie totalitaire et sanguinaire. Mais d’un autre coté, le terrorisme islamiste est un prétexte rêvé pour les nationalistes néo-tsaristes orthodoxes car cette rhétorique permet de justifier la réorientation géostratégique jugée par certains « néo-impériale » de la Russie, qui veut préserver ses intérêts en Méditerranée (Tartous) et en Mer Nore (Crimée) par l’interventionnisme en juistifiant cette politique qui rappelle celle des Tsars par une rhétorique de « défense des chrétiens d’Orient » et d’appel aux Occidentaux à lutter contre l’islamisme dans le cadre d’un vaste Front anti-Jihadiste qui embarrasse beaucoup les pays et stratèges de l’OTAN...

Pensez-vous que la caution religieuse donnée àl'intervention militaire russe peut raviver les tensions au sein de la communautémusulmane en Russie et renforcer l’amalgame entre l’islam salafiste et l’islam modéré?

Je ne pense pas. Il y a un grand respect des religions en Russie, contrairement aux idées reçues et malgré les dérapages verbaux sur « l’islamisation de l’Europe ». L’accusation d’islamophobie est totalement privée de fondement. Je vous rappelle que les caricatures du prophète Mahomet ont été interdites en Russie avec la même fermeté que la condamnation des blasphèmes des Pussy Riot à l’encontre de la religion chrétienne-orthodoxe. Par ailleurs, la Russie maintient de très bonnes relations avec les pays musulmans notamment chiites, comme l’Iran et l’Irak, et avec les musulmans Tatars majoritaires en Russie qui pratiquent un islam soufiste qui est aux antipodes de l’islam salafiste saoudien (ou « wahhabisme). L’intelligence de Poutine est d’avoir associé au plus haut niveau les autres religions à la guerre contre l’islam radical « wahhabiste », tant en Tchétchénie qu’en Asie centrale ou à l’intérieur de la Russie. En septembre dernier, il a inauguré la plus grande mosquée du monde, la Grande mosquée de  Moscou. et le grand mufti de Russie soutient totalement  la politique moyen-orientale et anti-wahhabite du président russe. Il a même fait des déclarations très radicales contre l’islamisme djihadiste-salafiste et ses parrains du Golfe. Les Russes ont toujours associé les responsables de la communauté musulmane et ont toujours défendu la liberté de l’islam russe en prenant soin de bien le distinguer avec l’islam salafiste. Le gouvernement russe ose nommer l’ennemi : non pas seulement Daech, mais l’islamisme radical salafiste-wahhabite que l’Occident est accusé parfois à raison d’avoir courtisé et encouragé... Les Russes ne sont pas du tout en guerre contre l’islam, puisqu’ils sont même Etat observateur de la Ligue Islamique mondiale (OCI), mais contre l’islam wahhabite pro-saoudien et salafiste, ce qui est très différent. Enfin, je rappelle pour exemple que celui qui est le plus violemment engagé dans la guerre contre le wahhabisme en Russie n’est autre qu’un chef d’une grande confrérie islamique soufie, l’Imam-Président Kadirov, très proche de Poutine.

Est-ce une manœuvre politique pour détourner l'attention de la population russe de la crise ukrainienne?

Oui, en autre, mais pas seulement. Poutine est un excellent stratège. L’engagement en Syrie est entre autre une opération de détournement d’attention, de diversion, qui permet de faire oublier les tensions liées àla situation ukrainienne-criméenne qui, par conséquent, devient secondaire. De ce point de vue russe, l’opération est réussie, on ne parle presque plus de la Crimée et du conflit dans l’Est de l’Ukraine... Contrairement aux pays occidentaux, la Russie se place dans le long terme, elle se soucie des intérêts froids et ne se contente par de surfer pas sur les émotions de l’instant comme le font nos politiques occidentaux prisonniers du Dieu « Opinion Public » et sondages. Les conceptions de la démocratie dite « libérale » chez nous et « autoritaire » ou « souveraine » en Russie ou même ailleurs comme dans la Turquie d’Erdogan sont aux antipodes. Cette dichotomie est l’une des caractéristiques et pierre d’achoppement du monde de l’après guerre froide en voie de multipolarisation.

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