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En Espagne et en Grèce, le taux de chômage dépasse désormais le record atteint aux Etats-Unis pendant la Grande dépression.
En Espagne et en Grèce, le taux de chômage dépasse désormais le record atteint aux Etats-Unis pendant la Grande dépression.
©Reuters

Révoltes

En Espagne et en Grèce, le taux de chômage (plus de 27%) dépasse le record atteint aux Etats-Unis pendant la Grande dépression (24,9% en 1932). Quelles peuvent être les conséquences politiques de cette situation historique ?

Gérard Bossuat,Eric Anceau et Guillaume Bernard

Gérard Bossuat,Eric Anceau et Guillaume Bernard

Gérard Bossuat, chaire Jean Monnet ad personam d’histoire de la construction européenne, est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Cergy-Pontoise (France), et co-responsable de la recherche sur l'histoire de l'unité européenne à l'UMR IRICE (Paris-1-Paris-4, CNRS).

Eric Anceau est historien. Il est actuellement maître de conférences à l'Université Paris IV Sorbonne. Il enseigne à Sciences Po l'histoire des élites en France de 1815 à nos jours.

Guillaume Bernard est maître de conférences (HDR) à l’ICES (Institut Catholique d’Etudes Supérieures). Il a enseigné ou enseigne dans les établissements suivants : Institut Catholique de Paris, Sciences Po Paris, l’IPC, la FACO…

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Atlantico : Cette semaine, les chiffres du chômage ont battu des records historiques, notamment en Espagne et en France. Alors que la crise économique s’éternise, les politiques européennes montrent leurs limites. Quelles peuvent être les conséquences politiques à court, moyen et long terme ?

Gérard Bossuat : Les chiffres du chômage sont en effet mauvais dans l’Europe du sud et en France. La crise s’éternise. Mais la fait-on partir de 1973 ou de 2008 ? Selon le cas le traitement à apporter est sans doute différent. Si comme le pensent certains économistes elle est systémique, au sens qu’elle atteint l’équilibre même du capitalisme libéral, son traitement relève d’un changement fondamental des principes qui régissent l’organisation économique et sociale. En un mot, son traitement appelle à transformer l’économie de consommation de masse prédatrice, en une économie respectueuse de l’équilibre des ressources planétaires disponibles. Dans cette perspective les grands ensembles politiques, dont fait partie l’Union européenne, ont la responsabilité de réorienter progressivement les marchés du travail et des productions, avec le concours des individus.

La stratégie Europe 2020 de l’Union européenne s’insère complètement dans cette nouvelle conception des relations économiques et sociales, puisqu’elle a pour objet d’installer  « une croissance intelligente, durable et inclusive », en tenant compte de tous les facteurs constitutifs d’une société humaine. Les intentions et même l’analyse de la Commission européenne sont excellentes, mais les résultats tardent à se concrétiser dans le chaos du court terme économique. Qui pense que le programme UE2020 est le programme clef pour résorber le chômage ? L’opinion publique voit bien que l’Union européenne n’est pas (encore) la réponse aux drames quotidiens du chômage alors que les Etats en position de peser réellement dans la décision commune européenne, la France et l’Allemagne, sont en désaccord permanent depuis 2008 sur les solutions de la crise : austérité budgétaire contre relance keynésienne. Il en ressort un blocage complet de l’action politique de l’Union européenne, provoquant dépit et ressentiment des citoyens envers l’Union, augmentant l’euroscepticisme et nourrissant même des comportements anti-communautaires.

Eric Anceau : Permettez-moi un bref détour qui nous permettra de prendre un peu de hauteur avant d’inscrire notre réflexion en profondeur. Les deux sont nécessaires pour bien comprendre le moment historique que nous vivons. Avec l’effondrement du mur de Berlin en 1989, l’éclatement de l’URSS et l’apparent triomphe d’une mondialisation ultra-capitaliste, certains tels Francis Fukuyama ont voulu nous faire croire à la fin de l’histoire. Les faits sont venus leur apporter un cruel démenti. L’histoire n’est pas morte et n’a pas de sens particulier, mais elle est d’une grande importance pour comprendre le présent. Dans L’Etrange défaite qu’il rédigea à la suite de l’effondrement de la France en 1940, Marc Bloch expliquait que l’historien était sans doute le mieux placé pour expliquer le temps présent. On l’a trop oublié à l’époque du structuralisme puis du post-modernisme et de ce que François Hartog appelle le présentisme, ce régime d’historicité particulier qui fait que le présent est devenu omniprésent, se suffit à lui-même et fabrique le passé et l’avenir dont il a besoin. Cela explique bien des problèmes, une forme de pensée unique qui nous a conduits, en partie, là où nous sommes.

L’historien dira qu’en effet la situation grave que nous traversons peut déboucher à plus ou moins brève échéance sur des révolutions, la dissolution des Etats dans des entités supranationales telle qu’annoncée par plusieurs penseurs comme Otfried Höffe ou encore par une réaction et par la dissolution de ces mêmes entités, mais il ajoutera, pour paraître peut-être moins flou, que nous sommes indéniablement arrivés à l’heure où les errements d’un passé récent vont être soldés.

Guillaume Bernard : La gravité de la crise procède, bien entendu, de son ampleur du point de vue économique et financier, mais aussi de sa pluralité : crise culturelle et identitaire (immigration, multiculturalisme,  déracinement, communautarisation, transformation en matière de mœurs), crise économique et sociale (mondialisation, délocalisations, montée du chômage, paupérisation des classes moyennes), crise politique et symbolique (délégitimation des élites, progression de la défiance envers les institutions notamment européennes, défaut de représentation des différents courants politiques dans les assemblées, non-représentativité des syndicats), etc. La tragédie de la situation est qu’en essayant de résorber une crise, cela est susceptible d’en aggraver une autre. Diminuer le coût du travail, pour augmenter la compétitivité des entreprises, en favorisant l’immigration ? Cela aggrave la crise identitaire. Diminuer les dépenses publiques ? Cela aggrave la précarité sociale et pénalise la consommation. Etc. Inutile de se voiler la face : des sacrifices seront inévitables. Pour sortir de cette conjonction des crises, il faudra faire des choix : privilégier la résorption de certaines fractures par rapport à d’autres. C’est pour cela qu’une doctrine est indispensable aux hommes politiques ; une doctrine et non une idéologie. L’idéologie donne une explication toute faite du monde ; elle peut donc empêcher de voir la réalité en face. La doctrine part du réel et cherche à le comprendre ; elle permet d’articuler et de hiérarchiser les enjeux. Face à la pluralité des insécurités et des fractures, c’est à une authentique analyse crisologique qu’historiens et politologues doivent s’atteler.

En Italie et dans une moindre mesure en France, l'exécutif apparaît très affaibli. Faut-il craindre des crises politiques et, si oui, sous quelles formes ?

Gérard Bossuat : L’histoire nous rappelle que les crises bancaires, monétaires, boursières et économiques ont parfois généré des crises politiques graves. Le souvenir de l’hyperinflation allemande en novembre 1923 associe une crise monétaire à l’instabilité politique et à la montée du nationalisme et du nazisme ; encore plus celle de 1929, une crise bancaire qui devient crise économique mondiale, liée à l’arrivée eu pouvoir d’Hitler en janvier 1933, provoquant autarcie et destruction des institutions démocratiques. Mais les crises n’entrainent pas en général de destruction des institutions politiques démocratiques. La crise du système monétaire international (SMI) en août 1971 s’est dénouée sans provoquer de crises politiques graves, ni aux États-Unis ni en Europe. Elle a même permis à la Communauté européenne de renforcer sa solidarité monétaire. Fort de ces quelques expériences, on peut prédire que toute crise suscite un débat politique dans les pays démocratiques, qu’elle renouvelle les programmes politiques sous la pression des citoyens justement demandeurs de solutions auprès de leur élus.

L’exécutif français est aujourd’hui comme hier confronté à des exigences qu’il tente de satisfaire avec un programme porté par le président Hollande, différent de celui du président Sarkozy, marqué par le volontarisme et la recherche d’une plus grande solidarité entre les citoyens face à la crise qui les appauvrit.  La durée de la crise économique en France - car le chômage augmente régulièrement depuis 23 mois - est le facteur le plus dangereux politiquement face auquel l’opinion publique ne peut rester sans réaction. Il en va de la sécurité personnelle des citoyens et de leur famille dans la société. Un terme a d’ailleurs été fixé par le président, la fin de l’année 2013 pour vérifier l’efficacité de la « boite à outils » hollandaise. L’impatience grandit comme le montrent en Italie le succès de l’humoriste Beppe Grillo, un populiste, ou,  en France, les manifestations contre son camp de Jean-Luc Mélenchon. Une crise politique peut en effet se produire résultant de la permanence du chômage, mais nous estimons qu’elle se résoudra dans le cadre des institutions de la République.

Eric Anceau : Les Etats qui composent l’Union européenne ont des régimes très différents.  Il est intéressant que vous citiez ces deux Etats, la France et l’Italie, dont le premier a un régime semi-présidentiel mais qui penche tout de même fortement vers l’exécutif alors que le second a un régime parlementaire. Dans ces conditions, est-ce le régime qui est incriminable au premier chef ? Ne sont-ce pas plutôt les dirigeants ? Certains observateurs rejettent aujourd’hui la totalité de la faute sur François Hollande qui nous a annoncé qu’il serait un président normal… il aurait dû dire plutôt un homme normal à la tête de l’Etat. Et, de fait, peut-on l’être en France et par un aussi gros temps ? D’autres faisaient de  Nicolas Sarkozy le responsable en lui reprochant son hyper-présidentialisme. Et, de fait, là encore, a-t-il mieux réussi ?

Est-ce qu’une VIe République solutionnerait nos maux mieux que la Ve, régime qui a 65 ans cette année et que certains voudraient mettre à la retraite ? Notons qu’elle est le deuxième régime le plus long de toute notre histoire depuis 1789, après la IIIe République qui n’a pas dépassé ses 70 ans, que nous vivons dans un pays agité qui a connu quinze changements de régimes et que si la Ve République est arrivée là sans grandes critiques jusqu’aux dernières turbulences c’est qu’elle offrait sans doute certains gages de stabilité. Prendre du recul et de la hauteur, permet de voir que la crise que nous traversons est multiforme et qu’un bouc émissaire ou un ensemble de boucs émissaires ne peu(ven)t être désigné(s) seul(s), mais que c’est aussi sans doute le ou les cadre(s) dans le(s)quel(s) s’inscri(ven)t ces Etats si différents qui pose(nt) problème : une Union européenne dont la tête n’est pas démocratique et un défaut d’articulation entre les niveaux de gouvernance. Si rien n’est fait pour résoudre ces problèmes-là, des crises politiques sont effectivement à craindre.

Guillaume Bernard : L’augmentation de l’abstention et la poussée du vote populiste, en particulier parmi les catégories sociales populaires, sont le symptôme d’une crise politique profonde. Celle-ci est double : elle est, d’une part, une crise de confiance dans les élus (non seulement quant à leur probité mais aussi quant à leur compétence) et, d’autre part, une crise de la représentativité. Lorsque d’importants courants politiques sont laissés en marge des institutions représentatives et que l’opinion publique n’est plus attachée à celles-ci, la situation est mûre pour un changement de régime. L’histoire nous rappelle que des institutions apparemment bien enracinées peuvent, sans coup férir, s’effondrer extrêmement vite (trois jours en 1830 ou 1848, trois semaines en 1958). Elles peuvent être renversées tant par un mouvement populaire que par un coup de force que les citoyens laissent faire (1799), voire approuvent (1851-1852). En politique tout est possible, même le plus invraisemblable. Mais il est vrai que l’histoire ne repasse jamais les plats…

Face à la crise de la zone euro, les partis eurosceptiques peuvent devenir majoritaires. L'Union européenne est-elle menacée ?

Gérard Bossuat : Affirmer son euroscepticisme devient presque une profession de foi obligée ! Or, est-il justifié ?  D’abord, la crise financière et bancaire de la zone euro a été jugulée, puisque des dispositions pour intervenir sur les marchés bancaires ont été prises par les 27, les membres de la zone euro et par la BCE. Une union bancaire est en voie de création depuis mars 2013, puisque la BCE est chargée de superviser l’équilibre des banques de la zone euro. Le Mécanisme européen de stabilité est devenu une réalité. Il dispose de 700 milliards d'euros pour soutenir, sous condition, un pays en crise financière grave. La nature de l’euroscepticisme est hétérogène. Il est parfois, rarement, anti-communautaire. Il est anti-euro, ce qui restreint son objet mais peut causer de graves difficultés dans l’Union. La Grande-Bretagne appartient à ce type de courant à propos de la zone euro. Il est anti-capitaliste, tendance Mélenchon, faisant de l’Union le vecteur du libéralisme débridé, ce que parfois l’Union a tendance à paraître. Il est « poujadiste » selon le terme français bien connu, ou démagogique car s’en prenant indistinctement à « Bruxelles » et à ses fonctionnaires, ou dénonçant sans mesure l’ouverture commerciale de l’Union qui contribue pourtant à créer de la richesse en Europe.

Peut-on imaginer sérieusement au siècle de la mondialisation, la déconstruction de l’Union européenne ? Certainement pas. En revanche a-t-on compris que la Commission européenne et le Parlement européenne font de la politique ? Il convient donc de s’interroger sur la pertinence des politiques conduites par la Commission européenne. En restent-elles aux bonnes intentions d’UE 2012 ? La Commission peut-elle se complaire dans un discours de rigueur budgétaire sans ouvrir des perspectives de croissance saine en proposant des instruments communs de solidarité et innovants ? Les Etats membres de l’Union, souverains encore, font des politiques financières ou fiscales différentes les unes des autres. L’euroscepticisme est aussi une détestation du fonctionnement insuffisamment  intégré de l’Union européenne.

Eric Anceau : A lire en moins de soixante-douze heures les déclarations du président de la République en visite en Chine, de son prédécesseur dans une conférence à Montréal et du plus européen de nos chefs de parti, François Bayrou, on peut dire que oui… Il y a le feu dans la maison de l’Union européenne. Ils ont tous réaffirmé que notre avenir passait nécessairement par cette Union européenne et par l’euro. Or, l’historien trouve l’affirmation bien hâtive car l’Histoire est un cimetière de constructions politiques et de monnaies de ce type.

De même, il notera qu’attribuer le prix Nobel de la paix à l’Union européenne relève d’un contresens majeur. Sans même invoquer le fait que celle-ci a été impliquée dans un certain nombre de conflits au cours des dernières années, il dira que la construction n’a que vingt ans et qu’affirmer qu’elle a permis d’exorciser les démons de la Seconde Guerre mondiale, c’est confondre la construction d’origine avec ce qu’elle est devenue. C’est vouloir relancer le processus en ayant des œillères et en oubliant un peu vite que la politique conduite par l’UE est, pour ne prendre qu’un exemple, responsable des très vives tensions entre Grecs et Allemands qui amènent les premiers à qualifier la République fédérale de Quatrième Reich, à caricaturer Angela Merkel en Hitler et… à donner près de 10 % des voix aux élections à un parti ouvertement néo-nazi (Aube dorée). Les peuples ne sont pas dupes et ce déni ne peut que faire progresser les partis eurosceptiques.

Guillaume Bernard : Au niveau européen le système partisan s’organise de manière quelque peu différente qu’en France. Les groupes politiques (dont le nombre, depuis 1979, est à peu près stable) peuvent être répartis en trois catégories : les groupes de gauche radicale (communisme, régionalisme), les groupes modérés qui se partagent le pouvoir (social-démocratie, libéralisme, démocratie chrétienne, conservatisme) et les groupes de droite radicale (souverainisme, nationalisme). Trois caractéristiques méritent d’être relevées : le centre existe en tant que tel ; l’écologisme sert à la fois de césure et de lien entre l’extrême gauche et la social-démocratie ; le principal clivage politique passe au sein de la droite. L’un des principaux enseignements de la vie politique du Parlement européen lors de l’actuelle législature a été le retrait des députés du parti conservateur britannique du groupe de la droite modérée pour constituer un groupe eurosceptique (le CRE) intermédiaire entre le PPE et les groupes ouvertement souverainistes. A l’avenir, ils pourraient être imités par d’autres. En outre, il est fort possible qu’il y ait une vague populiste et eurosceptique lors des prochaines élections européennes. Et, ce, au niveau européen, dans de nombreux Etats. La question est de savoir si ces courants réussiront à trouver un accord pour constituer un ou deux groupes politiques suffisamment étoffés et unis (sans laisser trop de députés dans les rangs des non-inscrits) pour peser sur la politique européenne. Cependant, ce qui pourrait remettre en jeu l’existence de l’Union européenne, ce serait le désaccord entre les Etats, notamment sur les politiques à mener. Le Parlement européen, quant à lui, n’est qu’une institution subalterne, même si ses pouvoirs ont progressé avec les derniers traités. Le Parlement européen ne pourrait bloquer le fonctionnement de l’UE qu’en censurant la Commission ce qui suppose une majorité qualifiée des deux tiers. Ce score est-il atteignable par l’ensemble des listes eurosceptiques et souverainistes ?

Quelles sont aujourd'hui les forces politiques, ou non, qui parviennent le mieux à capter la colère populaire ?

Gérard Bossuat : Les sondages d’opinions semblent indiquer que les extrême-droites et extrême-gauches en profitent en France, que les démagogues sapent les institutions démocratiques, qu’ils promettent la solution des problèmes par le repli sur le territoire national, par l’érection de barrières douanières, fiscales ou techniques. Mais les extrêmes n’apportent aucunes solutions valables sinon l’exacerbation des conflits et de la peur, et même le délitement de la qualité de l’expression politique. Rien ne dit que la colère populaire sera incarnée par ces extrêmes.

Eric Anceau : La colère populaire dont l’Union européenne est l’une des cibles mais qui est loin d’être la seule, profite principalement et naturellement aux partis extrémistes de droite et de gauche comme dans toutes les crises précédentes de notre histoire. Que l’on songe au précédent le plus connu : la crise des années 30 ! Le radicalisme du « coup de balai » séduit l’électorat excédé, lequel ne réfléchit pas à la faisabilité du programme de ces partis. Il ne voit  pas non plus, sans doute, que ces extrêmes servent d’une certaine façon d’alibi et de faire-valoir aux formations  plus traditionnelles en stérilisant la contestation dans le cadre d’un scrutin majoritaire uninominal à deux tours. De telles pratiques ont une longue tradition dans notre pays.

Ces forces politiques ne sont cependant pas les seules à être eurosceptiques et, plus largement, à vouloir « modifier le système ». D’autres, aujourd’hui plus petites, recèlent un fort potentiel électoral comme les instituts de sondage le montrent. Je pense à Debout la République qui fait preuve d’une belle constance en la matière depuis sa création en 2007 au lendemain de l’adoption du traité de Lisbonne qui avait permis d’entériner ce que les Français avaient pourtant repoussé par référendum deux ans plus tôt. Ce parti et son président Nicolas Dupont-Aignan ont été en pointe, à l’automne dernier, pour dénoncer le TSCG (le pacte budgétaire européen) qui prive le Parlement français d’un droit acquis… en 1789 : la détermination et le vote du budget de la nation. Que l’on songe aussi au Mouvement républicain et citoyen, situé au sein de l’actuelle majorité présidentielle, mais qui ne se prive pas, lui aussi, de critiquer la politique gouvernementale. Je ne cite là que les principales forces politiques, mais il en existe une multitude d’autres plus petites ainsi que des mouvements de citoyens. Il suffit d’aller sur le net pour les découvrir et prendre la mesure du mécontentement de nos compatriotes.

Guillaume Bernard : Une force politique, ce n’est pas nécessairement un parti ; cela peut être aussi un groupe d’influence (église, syndicat) ou un lobby. La gauche étant au pouvoir tant au niveau national que local, il est logique que la droite puisse plus facilement mobiliser, comme en témoigne la réussite des manifestations contre le mariage homo. A gauche, le FdG est, pour les prochaines échéances électorales, confronté à une aporie : il peut essayer de cristalliser l’opposition de gauche vis-à-vis de la construction européenne pour se renforcer face au PS (en tenant un discours de type populiste ressemblant à celui du FN mais vis-à-vis duquel il est handicapé puisqu’il refuse l’idée du protectionnisme) ; mais, dans le même temps, il ne peut espérer conserver le tissu des mairies communistes (indispensable à sa pérennité) qu’en trouvant des accords (au minimum un modus vivendi) avec le PS. Or, les élections municipales auront lieu, l’année prochaine, vraisemblablement en mars soit deux mois avant les européennes (qui auront lieu en mai) ; le PS tient donc dans sa main une partie de l’avenir du Front de gauche. Cela explique sans doute les tentatives de rapprochement de Jean-Luc Mélenchon vis-à-vis de François Hollande. En outre, alors que la dégradation de la situation économique se révèle chaque jour, ou presque, par l’annonce d’une fermeture d’usine, les syndicats sont actuellement quasi silencieux, du moins inaudibles. Est-ce parce qu’ils sont empêtrés dans des soucis quant à leurs financements et dans des luttes fratricides pour leur survie (en raison des règles de 2008 sur la représentativité) ?

A droite, la contestation gronde. « La manif pour tous » a réussi à imposer un quasi-monopole sur de mouvement d’opinion opposé au mariage homo. Mais, l’étape suivante est encore plus importante et bien plus délicate : réussir à devenir un lobby pérenne (sa transformation en un parti politique, puisqu’il ne s’agit que d’une mouvance monothématique, étant hypothétique). Or, trois conditions minimales doivent être remplies : 1. structurer un réseau d’adhérents et de sympathisants (avec le fichier qui n’a sûrement pas manqué d’avoir été constitué et déclaré à l’occasion de la pétition de 700 000 signataires destinée au Conseil économique, social et environnemental, cela ne devrait pas être trop difficile) ; 2. dégager un ou plusieurs leaders d’opinion afin que ce groupe de pression soit, d’une part, incarné de façon intellectuellement crédible et, d’autre part, politiquement soudé ; 3. établir une stratégie claire et s’y tenir (en évitant les contradictions dans les mots d’ordre) ce qui suppose, pour ratisser large, de n’exclure, a priori, aucun des arguments (du plus souple au plus radical). Il n’est donc pas certain que, malgré le nombre imposant (plus d’un million de personnes réunies à deux reprises), ce mouvement d’opinion réussisse à devenir un authentique et puissant lobby. Cela explique pourquoi l’UMP, du moins dans sa tendance Copé, espère le récupérer, d’autant que la direction « mariniste » du FN s’est lourdement trompée sur son étendue et s’en est donc désolidarisée (contrairement nombre de ses élus et de ses militants). L’UMP pourrait d’ailleurs tenter un coup politique en offrant des postes (éligibles ?) sur ses listes lors des prochaines élections (municipales et européennes) afin de récupérer un électorat qui, même s’il est a priori captif pour la droite, pourrait toutefois se détourner d’elle (vote sanction contre certains de ses candidats, euroscepticisme). Cependant, hors mis ce loupé sur le mariage homo, il semble bien que, malgré tout, le FN soit la force politique qui « profite » le plus de la déliquescence du tissu social.

La crise peut-elle déboucher sur une recomposition complète du paysage politique ?

Gérard Bossuat : La crise a déjà abouti à un changement de majorité présidentielle en France en mai 2012, à une incertaine recomposition politique en Italie, à la monté de l’extrême-droite en Grèce. En Espagne et Portugal, les institutions démocratiques ont fonctionné, des changements de majorité ont eu lieu. Une recomposition complète du paysage politique en France est improbable, mais une autre alternance politique est possible dont on ne discerne guère encore les contours.

Eric Anceau : L’Italie vient de nous en donner un exemple récent avec l’émergence du M5S et de Beppe Grillo à la faveur des dernières législatives, même s’il est encore trop tôt pour dire ce qu’il adviendra. Un gouvernement dit d’union nationale va peut-être être mis en place, mais nous  savons déjà qu’il ne couvrira pas tout le spectre politique et que les engagements de celui qui est chargé de le composer, Enrico Letta, rappellent singulièrement les promesses de campagne de François Hollande qui, politiquement, est très proche de lui, et dont  chacun a pu mesurer l’impuissance depuis presque un an qu’il est au pouvoir.

En France, certains se prennent aussi à rêver d’un gouvernement d’Union nationale, un nouveau CNR (le Conseil national de la résistance qui rassembla durant la Deuxième Guerre mondiale des représentants allant du communisme à la droite catholique et conservatrice). Qui est prêt aujourd’hui à franchir le pas et pour quelle politique ? Dans notre pays, le système est sans doute plus verrouillé qu’ailleurs, en raison de l’oligarchisation élitaire que j’ai évoquée dans un récent article et que de nombreux autres chercheurs ont aussi constaté, mais aussi de La Société du spectacle dénoncé déjà par Guy Debord voilà plus de quarante ans, de l’individualisme des Français et des ravages de l’ « abrutissement plaisant » de certains loisirs comme la télévision, selon l’heureuse formule de Pascal Bruckner. Cela dit, ce système est aussi très malade et rejeté massivement par l’opinion.

Guillaume Bernard : S’il y a recomposition, elle viendra avant tout par la droite de l’échiquier politique. Le « mouvement dextrogyre » pousse à un rapprochement de la droite extrême et d’une partie de l’UMP. Les principales divisions doctrinales passent non pas entre la droite et la gauche mais au sein de la droite (acceptation ou non du progressisme dans les mœurs, du multiculturalisme dans l’identité nationale) et de la gauche (acceptation ou non de l’économie de marché). Il n’est pas impossible, si la situation se tend encore, que l’on assiste, à terme, à un éclatement des partis modérés de la gauche et de la droite : une partie du PS s’unissant au Front de gauche, une partie de l’UMP s’associant avec le FN. Etant donné que le PS tient les manettes nationales, cette évolution est, pour l’instant, plus vraisemblable à droite qu’à gauche. Si cette recomposition devait se réaliser, elle présenterait l’avantage de clarifier les options politiques (et de ressembler à l’état des forces politiques au niveau européen) : au-delà d’un centre hypertrophié pouvant pencher tantôt à droite ou tantôt à gauche (cela donnerait du poids au Modem et à l’UDI qui sont, pour l’heure, moribonds), les extrêmes seraient effectivement de droite ou de gauche. La vraie difficulté sera alors de trouver des chefs charismatiques, des têtes d’affiche crédibles et capables d’assurer (d’imposer ?) la cohésion, à ces nouvelles organisations. Il est vraisemblable que l’union des différentes composantes de la droite de la droite (pour l’essentiel, une part importante de l’UMP, avec ce qu’il reste du MPF, ainsi que le FN mais aussi nombre de ses dissidents et certains de ses « purgés ») ne pourra être réalisée qu’à la condition que les actuels ténors de cette large mouvance acceptent sinon de céder leur place du moins de la partager avec de nouvelles têtes, voire d’anciennes, nationales ou locales, actuellement en retrait. Il en va de la crédibilité de cette union : d’une part, que le lien, le liant, soit effectivement incarné, d’autre part que toutes les tendances soient effectivement représentées et implantées. Si tel n’était pas le cas, cette union ne serait qu’une juxtaposition d’intérêts particuliers et non une alliance politique d’envergure. Les actuelles organisations n’y voient sans doute pas leur intérêt. Le FN, par exemple, souhaite des alliances locales avec l’UMP pour faire voler définitivement en éclat le « cordon sanitaire » mais, en même temps, les craint pour deux raisons : d’une part, à cause du risque de voir certains de ses cadres et élus être, par capillarité, attirés hors de son giron et, d’autre part, parce qu’il risquerait de perdre sinon son identité du moins sa spécificité politique qui lui a permis, jusqu’à présent, de rebondir plusieurs fois après des défaites électorales parfois cuisantes : être à la marge du système partisan. Si l’union de la droite est inscrite dans le « mouvement dextrogyre », elle n’aboutira que sur la pression de la base et peut-être même se réalisera-t-elle d’abord en dehors des partis politiques, comme avec « La manif pour tous », pour ensuite s’imposer à eux.

Pourrait-elle s'accompagner de conflits sociaux violents ?

Gérard Bossuat : La violence des conflits sociaux est une réalité récurrente en France, mais actuellement ces conflits restent limités à des points chauds, là où les entreprises ferment (Florange, Amiens, Aulnay-sous-Bois). Il n’y a pas de mobilisation générale des travailleurs dans la rue parce que les perspectives économiques sont médiocres. Mais des actes de désespoir se sont déjà produits individuellement. Collectivement, les syndicats, y compris les opposants au texte, utiliseront les dispositions de la récente loi sur la « sécurisation de l’emploi » adoptée récemment, car des négociations de branches vont nécessairement s’ouvrir. La loi améliore significativement la gestion du travail en France par les partenaires sociaux. Cette loi est un élément important pour la paix sociale.

Eric Anceau : La multiplication des fermetures d’usines s’accompagne déjà en France de mouvements violents, mais qui restent encore isolés les uns des autres. Ailleurs, l’effondrement à Dacca d’un immeuble qui abritait des ouvriers travaillant pour des multinationales de l’habillement dans des conditions indignes et la mort de plusieurs centaines de ces esclaves des temps modernes ont provoqué de violentes émeutes, les Bangladeshis demandant des comptes à leur gouvernement et à ces sociétés. En Chine et en Inde, les populations commencent aussi à bouger. Dans les grandes démocraties occidentales, le mouvement des indignés prend de l’ampleur. L’Espagne et le Portugal ont connu au cours des dernières semaines des manifestations de masse contre l’austérité. Quant à la France, les classes moyennes ne souffrent sans doute pas encore assez pour rejoindre dans la rue les couches les plus populaires. La situation pourrait évoluer au cours des prochains mois avec les coupes sombres qui s’annoncent dans les finances publiques et plus largement l’aggravation de la crise économique, à moins que comme notre président nous l’annonce un miracle ne se produise…

Guillaume Bernard : La lutte des classes est, par erreur, assimilée à l’univers de la pensée marxiste et réduite à sa dimension purement économique. Nombreux sont donc ceux qui ont pensé que parce que le régime de l’URSS et de ses satellites de l’Est s’était effondré, elle avait disparu. Or, il n’en est rien ; la lutte des classes est, somme toute, un concept assez efficient. Encore faut-il savoir identifier les différentes classes sociales et celles qui, en fonction des circonstances historiques, jouent un véritable rôle. Une personne remplit différentes fonctions dans le cadre de chacune des relations sociales qu’elle entretient : le lien social peut donc être appréhendé selon plusieurs angles et autant de classes sociales potentielles. Mais, celles-ci n’accèdent pleinement à l’existence politique que lorsqu’elles expriment une fracture révélatrice d’une crise. Parce qu’ils n’appréhendent la société que sur le mode du contractualisme et du sens inéluctable de l’histoire, la plupart des intellectuels et des politiques sont peu capables d’appréhender les lignes de fracture parcourant la société qui ne reposent pas sur leurs critères interprétatifs du lien social : fracture entre ceux qui sont, dans leur emploi, exposés au risque et ceux qui ne le sont pas, fracture entre ceux dont la retraite repose sur les cotisations sociales et ceux dont la rémunération à vie est budgétisée, fracture entre ceux qui, dans leur budget familial, ne disposent pas d’une marge de sécurité et ceux qui en ont une, fracture entre ceux qui subissent l’insécurité des personnes et des biens et ceux qui vivent dans des lieux où ils en sont protégés, fracture entre ceux qui entendent rester enracinés et ceux qui acceptent ou préconisent une identité évolutive, fracture entre ceux qui considèrent l’homme inscrit dans un ordre des choses le dépassant (ce qui a des incidences, par exemple, pour la question des mœurs ou de la bioéthique) et ceux qui postulent son inexistence, etc. De graves conflits sociaux naissent quand plusieurs fractures se juxtaposent et donnent une conscience politique à une classe sociale. Parce qu’elles se jugent méprisées par les élites politiques, parce qu’elles considèrent connaître une paupérisation, parce qu’elles estiment subir une persécution fiscale, parce qu’elles ressentent un déracinement culturel, les catégories sociaux-professionnelles moyennes, de culture chrétienne, disposant d’un petit patrimoine familial et vivant dans les banlieues des grandes métropoles et en Province semblent prendre conscience d’elles-mêmes et être en passe de devenir une authentique classe sociale.

Quelles conséquences ces conflits pourraient-il avoir sur la société ?

Eric Anceau : La situation actuelle n’est pas sans analogie avec celle que la France a connue en 1789 ou en 1848. Une crise économique et sociale avec une énorme dette, une hausse des prix et du chômage se double d’une crise de confiance et d’une crise politique avec une incapacité du pouvoir à se réformer sur fond de scandales. Mais elle est encore plus grave aujourd’hui car d’une part cela se double d’une crise identitaire, j’aurais même tendance à dire une crise de civilisation, avec une perte des repères de nos compatriotes et la fin de la domination du modèle occidental. J’ajoute que ces crises entremêlées ne peuvent se résoudre par des solutions simples dans le cadre d’un monde qui est aujourd’hui globalisé. Notre société est à vif comme le récent débat sur le mariage pour tous l’a montré. Certains y voient l’annonce d’un mai 68 à l’envers. Il y a pourtant des différences majeures… La France n’est pas prospère comme elle l’était alors et n’a malheureusement pas le loisir de s’ennuyer comme l’annonçait Pierre Viansson Ponté dans Le Monde du 15  mars 1968.

La droite dont une grande partie est très remontée contre le gouvernement n’a pas la culture de la révolution, mais davantage celle du coup de force, du coup d’Etat. Alors que la loi vient d’être votée, Jean-François Copé, débordant ici l’extrême droite, veut faire de la manifestation du 26 mai, une contestation du pouvoir dans la rue. L’événement aurait bien plutôt tendance à rappeler à l’historien le 6 février 1934, lorsque l’extrême droite avait marché sur le lieu du pouvoir de l’époque qui était le Palais-Bourbon. Notons qu’aujourd’hui, ce ne sont pas des ligues qui appellent à manifester mais le président de la grande formation de droite, lui-même parlementaire, ancien président de groupe et ministre. Il est vrai que l’UMP est aujourd’hui très malade et que la contestation interne y est devenue permanente en particulier face à cette initiative.

Une autre manifestation se prépare, à l’extrême gauche cette fois, pour le 5 mai. Son initiateur, Jean-Luc Mélenchon, grand connaisseur de notre Histoire s’il en est, a fait jeudi dernier, dans l’émission Des Paroles et des Actes, de multiples références et allusions à la Grande Révolution… On ne peut être dupe du discours d’un homme passé maître dans l’art de jouer de et avec les médias. A fortiori, il est fort peu probable que toutes ces contestations se fédèrent. Peut-être le système implosera-t-il, peut-être sera-t-il remis en cause à moyenne échéance par une élection présidentielle, peut-être trouvera-t-il en lui les ressources d’une réforme radicale. Prudent, l’historien se gardera ici de tout pronostic. Il se contentera, en citoyen, de faire part de son inquiétude et de redire que nous vivons un moment historique.

Propos recueillis par Carole Dieterich et Alexandre Devecchio

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