Espionnage, sexe, armes et influence… Il ne fait pas bon être citoyen russe aux États-Unis<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Espionnage, sexe, armes et influence… Il ne fait pas bon être citoyen russe aux États-Unis
©STR / AFP

Quand la réalité dépasse la fiction

La citoyenne russe Maria Butina, 29 ans, a été arrêtée le 15 juillet le jour de la rencontre Trump-Poutine. La jeune femme était surveillée par le FBI depuis son arrivée sur le sol américain en août 2016. Les écoutes de la NSA ont été fatales. Elle a été repérée alors qu’elle avait commencé à échanger avec des responsables de la National Rifle Association (NRA). Retour sur cette histoire d'espionnage qui passionne les médias américains.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

Voir la bio »

Pour ceux qui connaissent un peu l’Histoire, les États-Unis semblent être revenus au plus chaud des années 1950 lorsque le Maccarthisme faisait régner la "Peur Rouge". Les services secrets US voyaient des espions communistes partout et, l’un des plus célèbres maîtres du contre-espionnage au sein de la CIA, James Jesus Angleton, déclenchait un vent de panique en particulier grâce aux révélations du transfuge soviétique Anatoli Mikhaïlovitch Golitsyne. Une chasse aux sorcières était alors lancée dans tous les pays occidentaux. La France n’y a pas échappé et cela fera l’objet d’un best seller de Leon Uris, "Topaz" dont il sera tiré le film "l'Etau" (qui rencontrera un échec retentissant).

Cette période a considérablement marqué l’esprit des fonctionnaires servant dans les services de contre-espionnage. Depuis, ils soupçonnent tout le monde d’être des traîtres potentiels. C’est dans leurs gênes non seulement parce qu’ils ont été formés pour cela mais aussi parce qu’ils en sont intimement convaincus. Ce sont un peu les inquisiteurs modernes qui voient le "péché" partout. Combien d’officiers de renseignement, à la demande du contre-espionnage, ont ainsi été mis sur la touche parce que l’on appellerait aujourd’hui, un principe de précaution. Mais, jusqu’à la fin 2017, les preuves ont manqué pour pouvoir traîner en justice les suspects de trahison (depuis, il y a les deux cas "chinois" dont on ne connaît pas encore beaucoup de choses).
Les États-Unis sont aujourd’hui revenus à leurs fantômes d’antan et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nombre d’hommes politiques US influencés par les lobbies militaro-industriels et du renseignement ont refusé d’admettre que la disparition de l’URSS et la dissolution du Pacte de Varsovie constituait la fin de la "menace rouge". D'ailleurs, il est à noter que les services américains ont durant toute la Guerre froide maximalisé la menace soviétique. Ces derniers étaient théoriquement capables de conquérir l'Europe en quelques jours (c'est pour cette raison que l'armée française se préparait alors à une guerre de courte durée. Dans les manoeuvres, elle ne s'attaquait qu'à l' "avant-garde" ou à la "flanc-garde" de l'ennemi "carmin" - ne pas dire "rouge" pour ne pas chagriner le PC - car le "gros" était bien trop puissant et seulement susceptible d'être détruit en partie par des frappes nucléaires tactiques de "dernier avertissement"). Les Occidentaux étaient bien obligés de croire les Américains puisqu'ils étaient les seuls a détenir des renseignements fiables particulièrement en raison de la puissance de leurs moyens techniques. Il a fallu attendre la guerre d’Afghanistan (1979/1989) pour se rendre compte que l’Armée Rouge était moins performante qu’annoncé et que peut-être Washington avait un peu exagéré la menace de manière à garder une place privilégiée en Europe.
Pour les Américains, s’il n’y avait plus de "danger mondial", pourquoi maintenir des budgets de la défense et du renseignement exorbitants. Il était peut-être alors temps de tirer les "dividendes de la paix" en se recentrant sur d’autres activités. Les importants lobbies évoqués plus avant ont donc tout fait pour que cette menace revienne sur le devant de la scène. Dans un premier temps les Russes n’ont pas réagi - faute de moyens - aux initiatives américaines menées par leurs services, mais aussi via des ONG financées en grande partie par des fonds publics, en Europe centrale. Les Américains ont alors décidé de pousser plus avant le cochonnet pour attirer enfin une réaction qui prouverait que Moscou était bien le "grand méchant" qu'ils recherchaient. L’OTAN s’est donc progressivement étendu aux marches de la Russie en particulier à la demande de la Pologne et des Pays Baltes qui gardaient, fort justement, un souvenir amer de l'occupation soviétique. Toutes les raisons étaient bonnes comme celle de la menace représentée par les missiles balistiques iraniens pouvait faire courir aux États-Unis - et plus accessoirement à l’Europe -. Cela nécessitait l’installation d’un système d’alerte avancé qui ne regarderait par vers la Russie - bien sûr - mais au cas où...
Et puis, lassé de l’interventionnisme ouvert ou mené en sous main par Washington, Moscou a décidé d’intervenir en Géorgie en 2008. On connaît la suite : l’aventure européenne de l’Ukraine qui a provoqué la récupération de la Crimée par les "petits hommes verts" et toutes les horreurs qui accompagnent habituellement une guerre civile. Sur le fond, les complexes militaro-industriels et du renseignement US étaient parvenus à leurs fins : pousser Moscou à la faute : redevenir l' "ours menaçant". Cerise sur le gâteau, en 2010, un réseau d'Officiers Traitants (OT) clandestins du service de renseignement extérieur de Russie (SVR) était démantelé aux Etats-Unis et échangé contre des agents russes (dont Sergueï Skripal) recrutés auparavant par les services anglo-saxons. C'était une preuve de plus de la duplicité de Moscou. Sur le fond, dans cette affaire, les OT russes en poste aux États-Unis n'ont pas fait preuve d'un professionnalisme remarquable mais c'est une autre histoire...
En 2016, tout allait alors pour le mieux puisque Hillary Clinton bien connue pour son profond neoconservatisme et son inimitié personnelle vis-à-vis de Vladimir Poutine, allait être élue. Mais enfer et damnation, c’est le fantasque Donald Trump (qui dit tout et son contraire le lendemain) qui est élu. En plus, il montre une grande sympathie à l’égard de la Russie et de son président.
C’en est trop. D’abord, si Clinton a perdu l’élection, ce ne peut être à la suite d’un combat loyal qui, à l'évidence, ne pouvait lui échapper, mais parce que ce sont les Russes qui l’ont fait perdre. On commence à parler d’un nouveau vote sur le Brexit en Grande-Bretagne (au passage également provoqué par les Russes), on pourrait faire de même aux USA. C'est un peu ce qui va se passer en novembre avec les élections à midterm et il faut garder à l'esprit que c'est ce qui compte aujourd'hui pour tous les hommes politiques américains. Au passage, il est beaucoup plus "confortable" pour les Démocrates d’accuser Moscou d’être responsable de leur défaite que de se remettre en question...
Donc, il convient d’étayer tout cela car ce qui passionne le monde politique américain, c’est cette fameuse influence russe. Ce qui se passe au Proche-Orient, au Pakistan, en Afghanistan ou ailleurs est de seconde importance en dehors de la guerre de Corée qui a bien failli avoir lieu - le lobby militaro-industriel se frottait déjà les mains car, contrairement à ce qui a été avancé, ce n’aurait pas été une guerre nucléaire mais une bonne vieille guerre classique qui devrait durer dans le temps avec tous les profits que cela pourrait générer -. Il ne faut jamais désespérer, il n’est pas dit que la tension pouvant mener à cette aventure militaire ne remonte pas dans les mois à venir.
Et puis patatras, Trump décide de rencontrer Poutine en tête à tête à Helsinki. C’est très mauvais pour les affaires militaro-industrielles ! Appelé en renfort, le lobby du renseignement sort une affaire comme les medias en raffolent car elle fait monter l’audience : espionnage, sexe, armes et influence. La citoyenne russe Maria Butina âgée de 29 ans est arrêtée le 15 juillet le jour même de la rencontre Trump-Poutine histoire de plomber l’ambiance. Cette arrestation aurait pu avoir lieu bien plus tôt. En effet, elle était surveillée par le FBI (et vraisemblablement par le Secret Service qui a entre autres activités en charge les trafics d’armes) depuis son arrivée sur le sol américain en août 2016. Les écoutes de la NSA l’avaient repéré alors qu’elle avait commencé à échanger avec des responsables de la National Rifle Association (NRA) dans le cadre de le naissance de son organisation "droit de porter des armes (en Russie)" en 2011. Il est vrai que la législation sur la détention d'armes en Russie est restrictive. Mais il semble étrange qu'une jeune femme (22 ans à l'époque) parvienne à monter une telle association qui, selon elle, compterait aujourd'hui plus de 10 000 membres et 76 bureaux dans le monde. Parallèlement, sa jeunesse fait qu'elle n'est certainement pas un Officier Traitant opérationnel à cette époque.
En 2015, elle devient une collaboratrice d’un sulfureux oligarque russe, Aleksandr Porfiryevich Torshin, homme politique, gouverneur adjoint de la Banque de Russie et dit "proche" de Poutine (le président Poutine a décidément beaucoup de "proches"). Par contre, ce qui n’est peut-être pas assez souligné, c’est qu’il est fortement soupçonné par la justice espagnole d’être le "financier" d’une mafia russe, le gang Tambocskyaqui, depuis 1988 s’est spécialisé dans la "protection" (en clair, le racket) dans la région de Saint-Pétersbourg. Il a échappé de peu à une arrestation à Majorque où il aurait dû séjourner en 2013 mais il avait annulé son déplacement au dernier moment comme s’il avait été prévenu de la présence d'un comité d'accueil. Depuis, 80% de ses avoirs financiers en Espagne auraient été saisis.
Après ces dernières lignes, je sens venir l’accusation de "liens occultes" entre Poutine et le crime organisé russe. Il est une réalité que peu de citoyens connaissent : les responsables politiques de tous les pays sont obligés de croiser sur leur route des membre du crime organisé qui a infiltré l’économie légale depuis des décennies. Il y a une quinzaine d’années, un député français membre d’une commission d’enquête sur le crime organisé sur la Côte d’Azur concluait son rapport approximativement en ces termes "lutter contre le crime organisé dans le sud-est de la France, vous mettrez des centaines de milliers de personnes au chômage". De plus, le crime organisé sait très bien utiliser le système démocratique (un citoyen = une voix) pour étendre son emprise sachant par exemple qu’en Italie, il peut influencer jusqu’à 2 à 3% de votes - alors que la victoire se joue généralement aux alentours des 1% -. L’homme politique "de métier" trouvera forcément sur sa route des mafieux avec lesquels il sera bien obligé de composer s’il veut poursuivre sa carrière.
En prenant la succession de Boris Eltsine, le président Poutine a hérité d'une situation catastrophique mais naturelle : le passage de l'économie collectiviste à l'économie de marché avait d'abord favorisé les mafias qui ont su profiter de la situation chaotique de l'époque. Beaucoup d'oligarques ont participé à la fête. Le président Poutine - qui avait été mis en place dans cette optique - a dû les mettre au pas un à un car des mesures trop brutales et trop générales auraient nui à la bonne marche économique de la Russie. Malheureusement, il doit encore rester quelques miasmes qui n'ont pas été éradiqués.
Pour revenir à notre belle accusée de "conspiration" (titre 18 du code US section 37) et d’être un "agent russe non déclaré" (titre 19 du code US section 95) qui fait bien sûr un peu penser à Anna Vassilievna Chapman (elle une véritable espionne clandestine du SVR échangée en 2010), elle débarque aux USA avec un visa d’étudiante en août 2016. Grâce à la NRA et son goût pour les armes avec lesquelles elle aime à se faire photographier, elle rencontre de nombreuses personnalités qui doivent regretter aujourd’hui les selfies pris en sa compagnie. De plus, elle a l'outrecuidance de prendre un citoyen américain pour amant : Paul Erickson, avocat, membre du parti conservateur, proche de la NRA, célibataire et âgé de 56 ans… Mais, ce se ne serait pas le seul Américain à avoir bénéficié de ses faveurs sexuelles, preuve s’il en est (selon les fonctionnaires très moralistes du contre-espionnage US) que l’on a affaire à une "Natacha" dans le plus pur style Kgébiste. La conclusion implacable tombe : elle est un agent d’influence russe dont l’Officier Traitant est le sinistre Torshin sanctionné par le Département du Trésor depuis avril 2018. Cela parait un peu tardif alors que les Espagnols ont transmis leurs doutes à Washington quant à la qualité mafieuse de cette personnalité en 2013...
De plus, sur le plan politique afin de faire un maximum de publicité à cette affaire douteuse qui doit mettre le président Trump en mauvaise posture, Butina concentre sur sa personne tout ce dont la presse raffole car cela plait au public en mal de sensationnel : elle est belle, elle aime les armes, collectionne les amants, mène grand train en organisant de nombreuses réceptions, connaît du beau linge (surtout chez les conservateurs). Pire encore, en 2017, elle aurait infiltré en compagnie du sulfureux Torshin le "petit-déjeuner de la prière nationale", un événement qui se tient annuellement à Washington, D.C. organisé depuis 1953 par une fondation religieuse internationale surnommé "la Famille" ou "les compagnons" et qui comporte généralement un discours du président (ce qui a été le cas en 2017). Le problème réside dans le fait que la liste des participants à cette manifestation religieuse reste confidentielle et qu'il est donc difficile de dire quels importants personnages Butina a pu approcher en dehors du directeur Doug Burleigh avec lequel à eu des échanges de courrier - bien sûr interceptés par la NSA. A noter qu'une délégation russe d'une soixantaine de participants dont Torshin  a assisté à l'évènement en 2018 mais il semble que Butina n'y était pas. Torshin a été l'objet de sanctions du Département du Trésor US deux mois plus tard.
Pour faire bonne mesure, l’incorruptible enquêteur indépendant Robert Mueller qui a le physique de l’emploi - avec un zest de pasteur rigoriste en plus - met en examen douze officiers du GRU pour avoir bidouillé différents sites internet durant la campagne électorale américaine de 2016. En dehors du fait que la politique à proprement parler, n’est pas la mission de recherche confiée prioritairement au GRU, service russe de renseignement militaire (mais il peut avoir des exceptions dans le cadre de la mutualisation des moyens), cela est totalement paradoxal. En réalité, Mueller semble avoir repris l’organigramme de deux sections du GRU s’occupant de cyber guerre et hop, il a mis tout le monde en examen! Dans le cas de Butina, il cherche à savoir si elle n'aurait pas financé la NRA pour que cette dernière ne rétrocède cet argent à la campagne du candidat Trump (la NRA a versé 30 millions de dollars). 
Cette affaire est malheureusement reprise en boucle sans qu’aucune analyse sérieuse ne soit débutée. Il faudra déjà attendre le jugement de Butina à la fin juillet pour savoir si les charges retenues contre elle sont recevables. Dans le climat actuel, c’est fort possible. Alors un "agent d’influence américain" (ou plusieurs) en Russie sera à son tour arrêté puis jugé. Un échange du style Guerre froide sera ensuite négocié…
Pour conclure, à mon avis Torshin est effectivement un personnage douteux mais qui ne dépend pas directement des services de renseignement russes car il ne présente pas le profil d'un Officier Traitant (il peut toutefois y émarger comme Honorable Correspondant - HC -, son but n'étant pas tant de donner des renseignements à la "mère Patrie" mais de se couvrir pour ses activités illégales vis-à-vis du pouvoir russe). Butina est beaucoup trop "visible" pour être une fonctionnaire des services russes. Par contre, son "carnet d'adresses" aux États-Unis en fait un objectif intéressant pour les OT du SVR, du GRU et accessoirement du FSB présents sur le sol américain. Les premières photos la montrant en compagnie de "diplomates" russes commencent à circuler pour prouver sa collusion avec les services de renseignement ennemis. A la différence des selfies et autres photos officielles, ces dernières prises de vues ne peuvent qu'avoir été effectuées que par les services de contre-espionnage US et ne sont diffusées qu'avec leur autorisation dans le but d' "informer" l'opinion publique. Décidément, il ne fait pas bon être un citoyen russe aux États-Unis, surtout si l'on est bien intégré dans la société américaine et que l'on a des contacts avec des représentants de l'ambassade... 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !