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Erdogan envoie valser l'Europe sur la lutte anti-terroriste juste après avoir obtenu la libre circulation des Turcs dans l'UE : jusqu'où ira-t-il sans qu'on s'oppose à lui ?
©Reuters

Sans limites

Quelques jours à peine après la démission du Premier ministre turc, le président Recep Tayyip Erdogan a déclaré refuser la révision de la politique anti-terroriste de la Turquie comme le demandent les Européens. Ankara semble déterminée à ne rien céder à Bruxelles.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Quelle réalité recouvre actuellement la notion de "terrorisme" pour la Turquie ?

Alexandre del Valle : D'un point de vue turc, la menace terroriste la plus dangereuse et la plus imminente provient du terrorisme kurde. Pour les Turcs, il s'agit d'un terrorisme intérieur, impliquant une partie du territoire en rébellion depuis des années. Malgré une certaine accalmie jusqu'à 2014, celle-ci a repris du fait de la guerre en Syrie et du refus d'Ankara de laisser les Kurdes du PKK turc aider leurs frères agressés par Da'ech. La Turquie est un pays traumatisé par l'idée de la division, du séparatisme que fait planer le terrorisme kurde du PKK, obsession d'Ankara. Ce terrorisme-là est plus dangereux pour les dirigeants turcs que le terrorisme extérieur islamiste-jihadiste, qui n'a pas de base territoriale ethno-linguistique. Al-Baghdadi ne dispose pas de millions d'individus pouvant se soulever contre la Turquie à la manière d'une guérilla indépendantiste comme peuvent le faire les séparatistes turcs.

"Faites comme vous voudrez, nous ferons comme nous voudrons" : telle est la réponse faite par le président turc Erdogan à la demande européenne d'une révision de la politique antiterroriste turque. Quels sont les risques effectifs de divergence entre la Turquie et l'Union européenne dans la lutte contre le terrorisme ?

Cette phrase est prononcée selon des visées à la fois externes et internes. Il ne faut pas oublier qu'Erdogan est un populiste qui veut plaire à toute une population assez anti-occidentale et nationaliste. Plusieurs facteurs sont donc à prendre en compte, comme l'opposition actuelle entre le président et le bientôt "ancien" Premier ministre, Ahmet Davutoglu. Il ne faut pas oublier non plus qu'Erdogan a été réélu sur un programme résolument national-islamiste et anti-kurde aux élections de juin dernier. L'objectif pour Erdogan aujourd'hui est d'apparaître aussi bien comme un leader nationaliste qui fait plier les Européens et les séparatistes "terroristes", ennemis intérieurs, que comme un islamiste qui lutte contre les mécréants et les laïques. Depuis quelques temps, sa stratégie consiste à renforcer son discours ultra-nationaliste en insistant sur la souveraineté de l'Etat turc et refusant donc tout commentaire de l'étranger. Tous ces éléments participent au message qui plaît aux électeurs turcs. Ainsi, Erdogan accomplit aujourd'hui la synthèse entre le nationalisme de l'extrême-droite – qui l'a rejoint finalement alors qu'elle le détestait il y a encore quelques temps – et l'islamisme : c'est ce que j'appelle la synthèse nationale-islamiste et populiste.

Je préciserai tout de même qu'en matière de terrorisme, la Turquie n'a pas été beaucoup plus laxiste que la Belgique ou la Suède. La Turquie a signalé des individus qui ont réussi à revenir en Europe (Belgique, Hollande, France, etc) comme dans une passoire. En revanche, du point de vue migratoire, la Turquie a fait preuve d'un véritable laxisme, laissant passer n'importe qui et dans des proportions très importantes -entre 2 et 2,5 millions de réfugiés syriens. Ceci explique le chantage exercé précédemment par Erdogan et Davutoglu vis-à-vis de l'Union européenne. Le président Erdogan a fait comprendre par ses déclarations fondées sur l'épreuve de force et la menace en demi-teinte qu'il va monnayer très cher un éventuel changement de comportement dans sa gestion des flux migratoires illégaux. En l'état, Erdogan n'a aucun intérêt à changer sans obtenir beaucoup en contrepartie pour le moment.

Le refus turc de se plier aux standards européens de définition du "terrorisme" doit-il être interprété comme la confirmation du soutien du régime d'Erdogan à des organisations djihadistes comme l'Etat islamique ?

Précisément non. Le problème n'est pas avec Da'esh ; d'ailleurs, si Ankara a effectivement aidé Da'ech entre 2013 et plus discrètement jusqu'au milieu de l'année 2015, la Turquie de l'AKP accepte depuis de reconnaître le caractère terroriste de l'organisation, qui a perpétré des actions terroristes sur son propre territoire et pas que contre des Kurdes, de même que l'Arabie saoudite et le Qatar, qui ne contrôlent plus ce monstre qu'ils ont co-créé indirectement et financé un temps via des fonds privés mais jamais officiellement à l'instar d'Ankara. Cela permet d'ailleurs à ces pays de dire que les groupes qu'ils financent ne sont pas des terroristes - puisqu'il s'agit de groupes qui condamnent officiellement Da'esh et même Al-Qaïda (al-Nosra en Syrie)- mais des "résistants" (Ahrar al-Sham, Front islamique, Légion Sultan Mourad, Jaich al-Fatah et Jaich al-Islam, etc). Certains de ces mouvements sont officiellement présents à Genève dans le cadre des négociations au sujet de la Syrie dans ce que l'on appelle la délégation de Riyad, en fait le pompeux "Haut comité des négociations" dominé par les Frères musulmans et les salafistes non-Da'ech et non-officiellement al-Nosra mais souvent alliés du second....

Or, c'est à juste titre que le HCN, présenté stupidement par les Occidentaux comme les rebelles islamistes "modérés", est considéré comme illégitime par Moscou à cause de la présence en son sein de groupes terroristes salafistes littéralement blanchis par la Turquie, le Qatar, le Koweït et l'Arabie saoudite et leurs alliés suicidaires occidentaux ou plutôt compromis... Pour les Russes en effet, ces groupes-là ne doivent pas être considérés comme des résistants sous prétexte que leur idéologie serait plus modérée que celle d'al-Nosra ou Daesh et le HCN doit se séparer de groupes qui devraient être classés parmi la liste des mouvements terroristes exclus des négociations en vue d'une transition en Syrie, point qui a été reconnu par les Nations unies mais sur lequel les différentes parties n'arrivent pas à s'accorder. C'est là que la Turquie n'aide en rien à trouver une solution de paix acceptable par les Russes, les Iraniens et le régime de Damas, car Ankara et ses alliés du Golfe considère ces mouvements comme faisant partie de l'opposition respectable quand bien même nombre d'entre eux sont liés ou ont été proches d'al-Qaeda, coopérant avec al-Nosra et ont même souvent combattu aux côtés de Daesh contre les Kurdes ou contre le régime syrien... Voilà où est le problème. La Turquie aide aujourd'hui une dizaine de mouvements en Syrie qui sont liés à des terroristes mais qui ont été acceptés à la table des négociations à Genève.

En revanche, les Kurdes syriens du PYD liés au PKK turc, bien que luttant héroïquement face à Da'ech et bien que l'Occident et les Russes les soutiennent pour cette raison, demeurent exclus des négociations de Genève par la Turquie sous prétexte qu'ils sont classés dans la liste des organisations terroristes. Dans ces conditions, la Turquie n'a pas intérêt à changer sa conception du terrorisme comme le voudraient les Russes ou certains Occidentaux, car elle se condamnerait elle-même dans la mesure où elle arme, finance et entraîne des mouvements djihadistes en Syrie soi-disant modérés et dans la mesure où elle n'a pas intérêt à légitimer les Kurdes liés au PKK en les retirant de la liste des groupes terroristes...

La déclaration d'Erdogan est-elle directement liée à la démission du Premier ministre turc, qui a largement contribué à la conclusion de l'accord sur les migrants avec l'Union européenne ?

Il y a presque toujours une double grille de lecture, interne et externe, en géopolitique. Commençons par la lecture intérieure, selon des logiques partisanes où l'on constate donc dans ce cas une opposition entre Erdogan et Davutoglu, notamment en ce qui concerne la répression des opposants. A ce sujet, Erdogan s'est montré plus radical que Davutoglu, qui s'est parfois opposé à certaines mesures contre les membres du Parti démocratique des peuples (DHP) et des progressistes laïques, d'autant plus que le néo-sultan Erdogan essaie de réduire les prérogatives du Premier ministre qui commençait à lui faire l'ombre et devenait un obstacle sur le chemin de la dérive autocratique d'Erdogan qui veut devenir un hyperprésident quasi calife contrôlant tout le pouvoir.

Et puis il y a un agenda de politique extérieure, qui correspond à la politique menée par la Turquie en Syrie et en Irak. Celle-ci privilégie clairement la lutte contre les Kurdes plutôt que contre des mouvements islamistes radicaux qu'elle aide alors qu'ils sont très proches d'al-Qaeda. Enfin, avec l'Union européenne également, Erdogan a adopté un ton plus agressif que Davutoglu, et croit plus aux rapports de force, ce en quoi il n'a hélas pas toujours tort du point de vue tactique et médiatico-électoral.

La révision de la politique antiterroriste de la Turquie sur la base d'une définition du "terrorisme" selon les standards européens est l'une des conditions fixées par l'Union européenne pour continuer à délivrer des visas de courte durée aux ressortissants turcs dans l'espace Schengen. Alors que cette délivrance de visas est prévue par l'accord sur les migrants entre la Turquie et l'Union européenne, celui-ci ne pourrait-il pas être mis en échec par la prise de position du président turc ?

Une déclaration verbale n'est jamais suffisante pour prendre une décision, surtout du point de vue des règles assez draconiennes et strictes des institutions européennes. Il en va de même pour les déclarations qui nient le génocide arménien : c'est contraire aux valeurs morales ou à l'esprit européens, mais ce n'est pas juridiquement attaquable comme pierre d'achoppement pour l'adhésion à l'Union européenne.

En revanche, ce qui est attaquable d'un point de vue juridique européen, ce sont des faits techniques et des conditions légales lacunaires. Or, il y a des dizaines de critères qui permettent de mettre en place une libre circulation des personnes pour des séjours de courte durée et la levée des visas ; or aujourd'hui, la Turquie ne remplit pas un quart de ces critères. Au-delà des propos, tant que les Turcs ne se plieront pas aux mesures régissant le passeport biométrique, à certains critères permettant de définir plus précisément le terrorisme et à certaines mesures permettant les échanges d'informations dans le cadre de la coopération sécuritaire, l'Union européenne pourra suspendre l'accord - pour le moment conditionnel - visant à libéraliser les visas. L'Union européenne a d'ailleurs rappelé qu'aucun citoyen turc n'entrera dans l'espace Schengen, même avec un visa, s'il n'a pas de passeport biométrique.

Pour expliquer son refus d'accéder à la demande européenne quant à la révision de sa politique antiterroriste, le président turc a évoqué le fait que les autorités n'aient pas empêché des partisans du PKK de planter des tentes à proximité du Parlement européen. Ne s'agit-il pas encore pour la Turquie de faire pression sur l'Union européenne afin d'obtenir ce qu'elle souhaite ?

C'est précisément sur ce point que l'on voit qu'Erdogan a un grand problème avec la démocratie. Il confond le fait de pouvoir s'exprimer au Parlement européen ou dans des instances que celui-ci contrôle, et sur une pelouse sur la place du Luxembourg à Bruxelles où il y a régulièrement des manifestants – de tous bords politiques et de tous pays, et qui ne dépendent pas du tout des institutions de l'UE, mais relèvent de la liberté d'expression et de manifester. En aucun cas une démocratie peut empêcher une manifestation ou un sitting qui a été accepté ou toléré par les pouvoirs locaux, et surtout si cet événement n'est pas ouvertement radical ou terroriste mais organisé par une association kurde légalement enregistrée en Belgique ou ailleurs dans l'UE.

Erdogan a tendance à voir un terroriste derrière chaque militant kurde légèrement indépendantiste ou autonomiste. On le voit bien d'ailleurs dans son rapport avec le parti pro-Kurde DHP de Demirtas pour lequel il a demandé la levée de l'immunité parlementaire de plusieurs de ses membres du seul fait que ceux-ci ont défendu indirectement des insurgés kurdes bombardés massivement dans leurs régions par l'armée turque. Par cette tentative de faire adopter une loi permettant la levée de l'immunité des parlementaires kurdes, l'objectif d'Erdogan est de faire comme il a fait avec tant de journalistes laïques, de progressistes et de militants anti-AKP : les faire taire en les mettant en prison et en les condamnant. Bizarrement, l'Union européenne, d'habitude si prompte à fustiger les autocrates ou hommes politiques à poigne comme Victor Orban en Hongrie ou les dirigeants polonais mis au ban de l'UE, ne cesse au contraire de minimiser la gravité de la dérive ultra-national-islamiste et anti-démocratique d'Erdogan et se couche littéralement devant le nouveau sultan...

Propos recueillis par Thomas Sila

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