Ecole et inégalités scolaires : tout ce que les commentaires sur l’étude Pisa ont oublié de vous dire pour vraiment comprendre la situation française<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Les inégalités se forment à l'école élémentaire alors que celle-ci est sous financée en France et la formation des enseignants n'est pas à la hauteur.
Les inégalités se forment à l'école élémentaire alors que celle-ci est sous financée en France et la formation des enseignants n'est pas à la hauteur.
©XAVIER LEOTY / AFP

Pas si nuls, au final ?

Redoublement, inadéquation du modèle éducatif français, accès à l'école... de nombreux biais statistiques dans l'enquête Pisa permettent de contester certaines de ses conclusions.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

Voir la bio »
François Dubet

François Dubet

François Dubet est sociologue spécialiste de l'éducation, professeur à l'Université Bordeaux II et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Voir la bio »

Atlantico : La très récente étude Pisa revient sur les niveaux des élèves du monde entier et sur la capacité des systèmes scolaires respectifs à réduire les inégalités dans leurs pays. Sur ce deuxième point, la France ne figure pas parmi les nations les mieux classées. Pourtant, peut-on dire de l'enquête est tout à fait exempt de biais ? Quels sont-ils ?

Eric Deschavanne : Il faudrait être expert en statistiques pour juger des biais de l'enquête. Il faudrait pouvoir être assuré, par exemple, que les pays fassent tous preuve de la même rigueur dans la construction des échantillons. Cela dit, PISA a le mérite d'exister et constitue l'un des meilleurs indicateurs qui soient. Les biais se logent probablement moins dans les indicateurs statistiques que dans leur interprétation. On peut même à cet égard affirmer que l'interprétation des résultats de l'enquête PISA se fonde sur une grande illusion – l'illusion selon laquelle l'enquête évaluerait les performances des systèmes scolaires. En réalité, les systèmes scolaires n'existent pas hors sol : on ne peut isoler les performances scolaires d'un système de la société au sein de laquelle il "performe". Le niveau de civilisation, de cohésion sociale et culturelle de la société est un facteur explicatif des résultats observés bien plus déterminant que le mode d'organisation et de fonctionnement du système scolaire lui-même. La réussite de Singapour n'est pas due à une méthode miracle, mais à la valorisation du travail et du savoir qui caractérise la société singapourienne. Il est évidemment impossible de construire une expérimentation pour évaluer les performances d'un système scolaire comparativement aux autres : il faudrait pouvoir, par exemple, transposer le système français en Finlande et le système finlandais en France. On peut toutefois se faire une idée assez précise du caractère relativement marginal du "facteur système" en comparant les positions de la Finlande et de la Suède dans le classement PISA : alors que leurs systèmes sont quasiment identiques, la Finlande est dans le peloton de tête tandis que la Suède est au niveau de la France. L'explication tient sans doute au fait que la Suède, à la différence de la Finlande, est comme la France un pays confronté au défi que représente l'accueil massif d'une immigration d'origine extra-européenne, laquelle s'est accompagnée dans les deux pays d'un renforcement de la ségrégation sociale et culturelle. Ce n'est pas tant l'immigration en elle-même qui pose problème - il importe de le préciser -  que le niveau socio-culturel des populations immigrées accueillies, comme on peut en juger en considérant les résultats du Canada, un pays qui privilégie le modèle de l'immigration choisie.

François Dubet : On peut toujours imaginer que certains pays ne jouent pas le jeu et qu'il y ait des biais tenant aux taux de scolarisation... mais pour les pays comparables en termes de scolarité et de richesse, il ne faut pas trop chercher à se consoler en cherchant des biais de méthode. En revanche, les élèves français peuvent être désavantagés par des questions de compétence qui ne collent pas aux programmes. De manière générale, ils sont moins confiants que leurs camarades et prennent peut-être moins de risques dans leurs réponses. Il est aussi possible que notre propension à faire redoubler les élèves affaiblisse le niveau des réponses saisies à l'âge de 15 ans. Mais je crois pouvoir dire que ceux qui ont étudié le protocole Pisa le trouvent fiable. 

Ceci dit, il ne faut accorder une importance excessive au classement des pays qui reposent sur de petits écarts. Mais il vrai que la France, compte tenu de son niveau de financement de l'éducation, de sa richesse et de son histoire devrait être scolairement plus performante. Rappelons que d'autres enquêtes que celle de Pisa vont dans le même sens. 

Si le système éducatif français n'est pas en mesure de corriger les inégalités, peut-on lui reprocher d'en créer ? Quels sont ses principaux échecs, mais aussi ses premières réussites ? Si l'on devait prendre en compte la capacité des pays à résorber les inégalités scolaires, le classement serait-il vraiment le même ?

Eric Deschavanne : Nous allons entendre répéter les mêmes lieux communs selon lesquels l'école française "fabrique" de l'inégalité scolaire et sociale et se caractérise comme un "lieu de reproduction sociale". Cette lecture des faits est purement idéologique et n'a rien de scientifique, quand bien même elle se présente sous le masque de "l'expertise". Elle s'inspire largement de la sociologie de Bourdieu, terriblement prégnante en France. En vérité, non seulement l'école française ne fabrique pas de l'inégalité sociale, mais elle constitue le principal instrument de la lutte contre le déterminisme social. Il y a peu de motifs de satisfaction dans le dernier classement PISA, mais on peut tout de même observer un léger progrès dans la compréhension de l'écrit, dont on peut faire l'hypothèse qu'il est la conséquence de la prise de conscience qui s'est opérée au début des années 2000 (suite, précisément, à la première enquête PISA). Or, les années 2000 ont vu la ségrégation sociale se renforcer. L'école joue autant qu'elle le peut son rôle de compensation des fractures sociales, territoriales et culturelles, mais on ne peut exiger d'elle qu'elle les annule, ce qui est purement et simplement impossible. Davantage encore : le discours égalitariste est sans doute contre-productif, dans la mesure où il a été démontré que l'inquiétude des parents au sujet de la scolarité de leurs enfants constitue l'un des facteur du séparatisme social et scolaire. Le collège unique et indifférencié contribue en réalité au renforcement de la ségrégation sociale et scolaire.

François Dubet : Les résultats de Pisa sur les inégalités sont moins contestables que les données sur le niveau. Et nous savons que la France a de graves problèmes en ce domaine car l'amplitude des inégalités scolaires est plus grande que ce que supposerait l'amplitude des seules inégalités sociales. De la même manière, des pays ayant autant de migrants que la France ont une école moins inégalitaire et plus performante. De plus, la France reste le pays de la reproduction sociale, le pays où la position sociale des parents détermine le plus nettement la réussite scolaire des enfants. Alors que certains systèmes scolaires réduisent les inégalités, l'école française les accentue et les reproduit. 

Ceci reste une surprise quand on connait notre "passion pour l'égalité". Plusieurs explications peuvent être avancées. Alors que les inégalités se forment à l'école élémentaire, celle-ci est sous financée en France et la formation des enseignants n'est pas à la hauteur, en dépit de leur dévouement et de leurs conviction. Dès le collège, les inégalités entre les établissement sont extrêmement fortes et elles accentuent les inégalités sociales et spatiales. Enfin, contrairement à bien des critiques, l'école français reste élitiste dans son système de notation, de filières, d'orientation, notre image de l'excellence, et nous avons du mal avec les élèves faibles. 

Ce problème est d'autant plus sensible que les inégalités scolaires élevées ne sont pas défavorables aux catégories sociales qui en bénéficient et qui crient au "nivellement par le bas" devant les politiques plus égalitaires. Ceci ne date pas d'hier et dépasse largement nos clivages politiques..

Dans quelle mesure peut-on réellement faire le procès du système éducatif français sans prendre en compte d'autres sources d'inégalités et de baisse de niveau ? Quel est l'impact de la famille, des proches, qui ne poussent pas nécessairement à l'apprentissage ?

Eric Deschavanne : Il faut dénoncer le biais interprétatif qui consiste à prendre les effets pour les causes en imputant au système éducatif la responsabilité d'une inégalité générée par la société elle-même. Cela ne signifie évidemment pas que l'école soit exempte de tout reproche. Dans le domaine scientifique et mathématique, par exemple, il existe un véritable problème de "vocations" et de recrutement : on ne peut à l'évidence pas espérer relever le niveau des élèves si celui des professeurs est en chute libre !  Par ailleurs, il faut bien convenir de la nullité de "l'expertise" pédagogique au sein du système français. On en est encore, par exemple, à préconiser de lutter contre l'inégalité scolaire par la suppression des devoirs à la maison ! J'imagine que cette volonté d'élever le niveau par un moindre travail apparaîtra comme un étrange délire idéologique au regard des futurs historiens du système éducatif.

La position de la France dans le classement PISA s'explique cependant moins par l'inefficacité de l'école - puisque nos élèves performants sont plutôt au-dessus de la moyenne – que par la faiblesse et la baisse du niveau dans les zones d'éducation prioritaire : l'écart se creuse entre les élèves favorisés par leur environnement familial (le facteur le plus déterminant dans la réussite scolaire) et socio-culturel, et ceux dont l'environnement constitue un handicap. L'action politique à conduire devrait donc porter sur l'amont de l'école (accompagnement des familles, périscolaire) au moins autant que sur les facteurs spécifiquement scolaires. Par ailleurs, la nation dans son ensemble ne peut pas s'exonérer de ses responsabilités. Encore une fois, Singapour ne doit pas sa réussite éducative à un système ou à une méthode pédagogique miracle : c'est la société dans son ensemble qui valorise le travail et les sciences. Aux États-Unis, en revanche (qui préfigurent à cet égard sans doute malheureusement notre avenir), le niveau des élèves en sciences est en baisse, y compris dans les milieux socialement favorisés et chez les élèves performants. Si on ne considère que la France et que l'on compare notre rapport à l'enseignement scientifique dans le temps, force est de constater qu'il fut une époque - aujourd'hui révolue -  durant laquelle les savants étaient considérés comme des héros de la nation et le progrès des sciences jugé indissociable du rayonnement de la civilisation française. C'est peu de dire qu'on en est loin. Nous subissons une triple vague d'obscurantisme : l'obscurantisme médiatique (aggravé par l'internet, comme l'a montré Gérald Bronner); l'obscurantisme idéologique, propagé par une certaine conception de l'écologie qui accompagne son discours d'un dénigrement des sciences (qui frappe jusqu'au coeur de l'enseignement des sciences, au sein duquel l'impérialisme du thème du "développement durable" génère de la sinistrose, et n'incline guère à cultiver la passion scientifique); l'obscurantisme islamique, enfin, qui, quoique plus circonscrit, fait naître une certaine défiance à l'égard de l'enseignement scientifique chez certains élèves, souvent issus des milieux sociaux les plus défavorisés. On ne peut à la fois baigner dans une culture indifférente, voire hostile, à la science et espérer construire un système scolaire qui fasse progresser le niveau scientifique des élèves.

François Dubet : L'école ne peut pas tout faire et notamment transformer radicalement la société. La source des inégalités scolaires est dans les inégalités sociales et culturelles. Mais on pourrait au moins souhaiter que l'école n'en rajoute pas, ce qui n'est pas le cas en France. La seule valeur de Pisa est la comparaison dans le temps et dans l'espace et cessons de rêver d'un retour au temps d'une bonne école française, d'autant meilleure que Pisa et d'autres évaluations n'existaient pas encore. On peut imaginer que la culture de masse, les difficultés économiques et familiales jouent un rôle, mais rien ne prouve que d'autres pays sont meilleurs en ces domaines alors que leur école est un peu plus efficace et équitable. Bien sûr l'impact des familles est décisif, mais l'école s'adresse aux élèves tels qu'ils sont et nous savons aussi que dans les pays qui réussissent, les relations entre l'école et les familles sont plus confiantes qu'en France. Plutôt que de les condamner il faudrait appendre à parler aux familles. 

De la même manière, plutôt que de déplorer les données de Pisa, de les suspecter et d'en attribuer la responsabilité aux ministres successifs au hasard des campagnes électorales, nous devrions réfléchir sérieusement sur le problème scolaire et cesser d'imaginer que l'imitation des Finlandais ou des Japonais serait la réponse à tout, pas plus que le serait le retour à un passé plus rêvé que réel.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !