« Dunkerque financier » : comment le programme dispendieux du gouvernement Attlee a failli entraîner l’Angleterre à sa perte au sortir de la Seconde guerre mondiale <!-- --> | Atlantico.fr
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Jean-Marc Siroën a publié « Mr Keynes et les extravagants : Tome 3 Le sommet du Monde » aux éditions Librinova.
Jean-Marc Siroën a publié « Mr Keynes et les extravagants : Tome 3 Le sommet du Monde » aux éditions Librinova.
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Bonnes feuilles

Jean-Marc Siroën publie « Mr Keynes et les extravagants - Tome 3 Le sommet du Monde » aux éditions Librinova. En pleine guerre contre l'Allemagne, Mr Keynes devenu Lord Keynes se voit confier de nouvelles missions : négocier les prêts américains et réformer le système monétaire international. Il devra traverser six fois l'Atlantique pour livrer bataille à une Amérique inflexible qui affirme sa première place au « sommet du monde ». Il raconte le duel qui l'opposera jusqu'à sa mort à un certain Harry Dexter White, promoteur paradoxal de la conférence de Bretton Woods. Extrait 2/2.

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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« Le plus grand péril se trouve au moment de la victoire. »

Napoléon

Le 11 février 1945, la Conférence de Yalta s’achève. Elle accorde beaucoup à Staline : « Si je lui donne tout ce qu'il me sera possible de donner sans rien réclamer en échange, noblesse oblige, il ne tentera pas d'annexer quoi que ce soit et travaillera à bâtir un Monde de démocratie et de paix » aurait confié Roosevelt à Churchill. Il ne se rendait sans doute plus compte que la confiance qu’il accordait au dictateur condamnait son rêve. L’Amérique et la Russie ne s’associeraient pas pour gouverner le Monde, mais pour se le partager avant de se le disputer.

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Deux mois plus tard, le 12 avril, Roosevelt quitte sa chaise roulante pour le cercueil. Il meurt dans la station thermale de Warm Springs où il venait souvent soulager ses douleurs.

Un train ramène la dépouille dans la capitale. À Warm Spring une double rangée de militaires au garde à vous s’aligne le long de la voie ferrée. Tout au long des mille kilomètres qui séparent la gare de Washington, une foule immense s’agglutine sur les bas-côtés et sur les monticules pour apercevoir au loin les volutes de fumée qui s’échappent de la locomotive. En guise d’adieu, les femmes lèvent un bras vers le ciel en agitant le mouchoir blanc et humide qui l’instant d’avant essuyait leurs larmes. Les hommes, des paysans, des ouvriers, pressent leur casquette contre leur cœur. À Washington un interminable défilé militaire précède la charrette attelée à sept chevaux blancs qui porte le cercueil recouvert de la bannière étoilée. Après avoir traversé la ville devant un peuple endimanché et accablé, il est déposé à la Maison Blanche avant de rejoindre la maison familiale de Hyde Park, là où reposera Franklin Delano Roosevelt, trente-deuxième Président des États-Unis.

À trois semaines près, il manquait sa victoire sur l’Allemagne.

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À Tilton, les Keynes fêtent la paix à leur manière : boisson, danse et représentation. Le procès d’un épouvantail, qui figure Hitler, est mis en scène. Maynard est le juge et Quentin le témoin à charge. Duncan improvise une plaidoirie où l’Allemand se mêle à l’Anglais. Le jugement une fois rendu, la soirée se termine par une retraite aux flambeaux et l’immolation de l’épouvantail. « C'était le plus magnifique des spectacles », écrit Vanessa à Angelica dont le premier enfant, Amaryllis, a maintenant 18 mois. Elle en attend un deuxième. Comment la mère et la fille auraient-elles pu faire autrement que se réconcilier ?

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White s’engage en faveur d’une ratification du traité de Bretton Woods qui n’est pas acquise. Les experts du Trésor prêchent la bonne parole dans les conférences et les universités. Le Monde va maintenant s’entendre et coopérer. Le FMI et la Banque mondiale soutiendront la prospérité et l’opinion publique se convaincra du slogan porté par le Trésor : « ratifier aujourd’hui pour éviter une guerre demain ».

L’opposition la plus sévère se trouve du côté des banquiers. Par chance, ils sont tellement peu appréciés qu’il est facile de les discréditer. Mais le Congrès a besoin d’être rassuré. White doit promettre que l’or américain restera à Fort Knox et ne sera pas livré au FMI. C’est une concession symbolique : elle ne change rien. Le Sénateur Tobey, associé à Bretton Woods dès sa gestation, est un atout précieux pour neutraliser le camp républicain. Le Sénateur Taft tente bien de percer l’armure en considérant que les prêts aux pays ruinés revenaient à « déverser de l'argent dans un trou à rats » et s’amuse à opposer les arguments de White en Amérique à ceux de Keynes en Angleterre. Rien n’y fait. En juillet 1945, la ratification passe assez facilement l’épreuve du Sénat : 61 voix contre 16.

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Le nouveau Président, Harry Truman ne peut pas apprécier le secrétaire au Trésor puisqu’il avait été un ami trop proche de Roosevelt. D’ailleurs, il ne partage pas sa volonté de paupériser l’Allemagne. Moins confiant que son défunt prédécesseur dans les intentions du Kremlin, il craint de voir l’expansionnisme russe remplacer l’hégémonie allemande. Il oublie les mesures les plus punitives du Plan Morgenthau et Churchill pourra écrire dans ses mémoires qu’« avec mon plein accord, l’idée de pastoraliser l’Allemagne ne survécut pas. »

Désavoué, Morgenthau n’est même pas autorisé à accompagner Truman à la Conférence de Postdam. Il démissionne.

Fred Vinson le remplace. Ce chiqueur avait davantage brillé au baseball qu’en finance. Il lui restait beaucoup à apprendre ! Il n’en aura pas l’occasion puisqu’il n’occupera son poste qu’un an, à peine.

Les relations entre Vinson et White avaient toujours été exécrables. La susceptibilité du premier s’accommodait mal du mépris affiché par le second. Avec le soutien de Truman, le nouveau secrétaire au Trésor va donc tout faire pour le reléguer.

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Aux élections anglaises du 5 juillet, à la surprise générale, le parti conservateur est balayé par le parti travailliste. Les Anglais veulent oublier la guerre et vivre de nouveaux rêves. Clement Attlee devient Premier ministre. Fort d’une large majorité, le Labour s’installe au pouvoir pour mettre en place l’État providence imaginé par Lord Beveridge.

Pourtant, l’Angleterre ne survit que grâce aux crédits américains. Le défi du nouveau gouvernement est immense et, à vrai dire, délirant. Comment, dans un pays ruiné, financer le nouveau service national de santé, l’assurance sociale, l’éducation et, en même temps, favoriser le plein-emploi, lever les rationnements et éviter l’inflation ?

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Avant de se lamenter sur l’ingratitude des peuples et tout en espérant un improbable retour, Churchill ne peut se priver d’un bon mot : « Un taxi vide s’arrêta devant le 10 Downing Street et quand on ouvrit la portière, Attlee en descendit. »

L’ancien Premier ministre s’installe dans sa nouvelle résidence londonienne du 28, Hyde Park Gate. C’est une maison qui se distingue des autres par ses briques rouges très inhabituelles dans cette rue en impasse. Elle fait face à la maison natale des Stephen, celle-là même que, quarante ans plus tôt, Vanessa, Thoby, Virginia et Adrian avaient fuie pour s’épanouir à Bloomsbury dans la maison maintenant habitée par les Keynes.

Quelques pas plus loin, le vieux lion pourra méditer sur l’éphémère éternité de l’Empire en contemplant son incarnation la plus accomplie, l’Albert Memorial, ce monument emphatique qui avait tant intrigué Virginia Woolf lorsqu’elle était enfant avant qu’elle ne s’en désintéresse.

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Le 6 puis le 9 août, deux bombes A dévastent Hiroshima et Nagasaki. Le 8, l’URSS, entre en guerre contre le Japon et pénètre en Mandchourie. Le 2 septembre, la capitulation est signée sur le Missouri, dans la baie de Tokyo.

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Les changements d’équipe aux États-Unis et en Grande-Bretagne inversent les positions. D’un côté, la politique internationale rooseveltienne de directoire américano-russe se perd dans les querelles et les suspicions. De l’autre, les travaillistes s’éloignent de l’Amérique pour se rapprocher de l’URSS.

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L’arrivée d’un Premier ministre inconnu des Américains et élu sur un programme "socialiste", n’arrange rien côté américain. Quant aux Britanniques, ils ne voient en Truman qu’un obscur fermier du Missouri autant dire un bouseux. Roosevelt ne l’avait-il pas lui-même ignoré pendant les trois mois de sa vice-présidence ?

La population manque de tout et les finances sont à sec. Les livres sterling dissimulées sous les piles de draps ne servent à rien puisque rien n’est à vendre.

À l’enthousiasme de la victoire, succède la dépression. Les plus lucides ont compris qu’il ne resterait de l’Empire que quelques rogatons tout juste bons à être grignotés.

En août 1945, le Président Truman a brutalement mis fin aux prêts-bails, ce montage financier boiteux, conçu pour financer la guerre. Bon an, mal an, ils avaient permis à l’Angleterre de rester à flot.

La décision est brutale. La Grande-Bretagne est le pays le plus endetté du monde, trois fois son revenu national ! Ses actifs étrangers ont fondu et ne lui rapportent que des miettes. Rien ne peut être prélevé sur son Empire qui se disloque. L’or a pris le chemin de l’Amérique et le Royaume n’exporte plus grand-chose.

Pour Keynes, un « Dunkerque financier » va inévitablement frapper l’Angleterre. Le programme dispendieux du gouvernement Attlee aurait bien sa sympathie, mais il est hors de portée.

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Le nouveau Chancelier de l’Échiquier, Hugh Dalton, est un ancien élève de Keynes et un ami de Leonard Woolf. Autrefois, il aurait bien accepté d’embaucher son neveu, Julian Bell mais celui-ci avait préféré se perdre en Espagne.

Le Ministre n’en est pas moins inflexible. Il décide de lier la ratification de l’accord de Bretton Woods à un nouveau soutien américain. L’appel au « souffle doux de la justice » suffira-t-il à faire fléchir les États-Unis ?

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La santé de Maynard se dégrade. Il n’arpente plus les rues de Londres. Il limite ses sorties et ses réceptions. Il passe la moitié de la journée dans un lit placé dans une pièce attenante à son bureau du Trésor. Les potions de l’Ogre Plesch, son médecin, sont de moins en moins efficaces. Il ne reste que l’attention inquiète et sourcilleuse de Lydia.

Il n’en a pas pour autant fini avec ses virées américaines.

Keynes, John Maynard (1883-1946), B : économiste, journaliste, écrivain, fonctionnaire, collectionneur, mécène, fermier. Ancien amant de Duncan Grant et mari de Lydia Lopokova. Dirige les délégations britanniques pour négocier les prêts-bails et dirige la délégation britannique à Bretton Woods.

Morgenthau Jr, Henry (1891-1967), B : secrétaire américain au Trésor de 1934 à 1945. Il préside la conférence de Bretton Woods.

White, Harry Dexter (1892-1948), S, B : économiste, proche conseiller de Morgenthau, en opposition avec JMK sur les questions monétaires, maître d’œuvre de la conférence de Bretton Woods et principal inspirateur du traité. Mis en cause comme espion par Chambers et Bentley il n’est pas désigné Directeur général du FMI. Les circonstances de sa mort restent discutées.

A lire aussi : Bretton Woods, où la victorieuse défaite de Keynes

Extrait du livre de Jean-Marc Siroën, « Mr Keynes et les extravagants - Tome 3 Le sommet du Monde », publié aux éditions Librinova

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