Droit à l’oubli numérique imposé à Google : une réponse malheureusement mal taillée de la Cour de Justice européenne à une très bonne question <!-- --> | Atlantico.fr
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Photo d'illustration // Une clef USB Google.
Photo d'illustration // Une clef USB Google.
©Reuters

Trou de mémoire numérique

La Cour européenne de Justice a demandé au moteur de recherche américain Google de retirer de ses pages des informations problématiques pour un internaute espagnol. Une décision qui pourrait influencer d'autres contentieux en cours.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Google vient d'être débouté par la justice européenne sur la question du droit à l'oubli et plusieurs entrepreneurs franco-allemands du domaine du numérique, soutenus par Arnaud Montebourg, lance une fronde contre le géant américain. Cette volonté de limiter Google est-elle justifiée ?

Fabrice Epelboin : Oui et non. Oui, le monopole de Google est un réel danger et l'abus de monopole ne fait pas le moindre doute. Dans ses résultats, cela fait bien longtemps que la pertinence n'est plus, pour Google, la méthode de classement. On trouve de façon systématique les offres de Google en premier et le profilage extensif des internautes effectué par la firme de Montain View lui permet de classer les résultats non plus par pertinence, mais en fonction des goûts de chacun. Au final, les résultats de Google sont là pour vendre des produits et des services Google et pour faire plaisir, là où la promesse initiale était de fournir des résultats pertinents, qui ne font pas nécessairement plaisir mais qui apportent une réponse. On s'est très largement éloigné du produit Google initial, et le monopole de fait en matière d'offre de moteur de recherche conduit à faire de Google une espère de trou noir de l'économie numérique, qui absorbe tout ce qu'il approche.

Si vous avez une activité dans un secteur que Google décide d'investir, vous êtes mort. C'est une situation qui est parfaitement inacceptable, le délit d'abus de situation dominante ne fait pas le moindre doute et il faut que cela cesse. En temps normal, les lois européennes comme américaines devraient empêcher un tel monopole, mais l'Europe est impuissante face aux sommes folles dépensées par Google en lobbying et les Etats-Unis ont besoin de Google pour leur système de surveillance globale, Prism.

Cependant, le droit à l'oubli est un concept très dangereux, mis en place par des politiques qui aimeraient voir disparaitre des contenus embarrassants et vendu aux populations comme la solution aux contenus gênants que Mme Michu pourrait trouver la concernant sur internet. C'est une menace pour la liberté d'informer, et Reporter Sans Frontière ne s'y trompe pas en tirant la sonnette d'alarme à ce sujet. Pour la presse, et pour l'information en général, car la mission d'informer n'est plus le domaine exclusif de la presse, le droit à l'oubli est une régression considérable.

C'est également une atteinte à la démocratie, dans la mesure où il ne s'agit ni plus ni moins que de confier à un acteur privée une mission de justice. Avec le droit à l'oubli, c'est une entreprise qui aura à arbitrer entre le droit de la population à avoir accès à ce que constitue des archives historiques et le droit d'un particulier au respect de sa vie privée. Demain, le fait de savoir si une affaire politique doit "disparaitre" de l'internet au nom du droit à l'oubli pourrait reposer dans les mains d'un acteur tel que Google, qui aurait ainsi le pouvoir de façonner notre mémoire collective. Quand on voit le rapport de Google aux politiques, on devine aisément à quel point cela constitue un conflit d'intérêt majeur dans lequel le consommateur est certain d’être perdant. Nul doute que cela se fera en fonction des intérêts de Google et que cela revient à confier aux moteurs de recherche un pouvoir politique phénoménal. C'est une très mauvaise idée.

L'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne, en voulant limiter le pouvoir de Google, pourrait-elle entraver le développement des autres éditeurs du web loin d'être, eux, en position dominante ?

Soyons clair, les éditeurs du web en position dominante ne sont pas légion. Amazon, eBay et quelques autres, pas plus. Ils ne sont pas, qui plus est, dans la position enviable de Google qui consiste à être l'alpha et l'omega d'une démarche intellectuelle de base, la recherche d'une réponse à une question. Même Amazon, qui représente un danger mortel pour le secteur de la distribution, et face auquel aucun acteur de ce secteur - tels qu'ils sont configurés aujourd'hui - ne peut lutter, n'est pas aussi dangereux que Google.

Google, c'est l'accès à notre mémoire collective, pour ne pas dire notre inconscient collectif. D'un point de vue social, psychologique ou politique, c'est une fonction désormais essentielle au fonctionnement du collectif. Amazon, c'est juste le supermarché du coin. C'est important, mais il faut garder les choses en perspectives. Le danger pour de petits acteurs repose en réalité sur la fin annoncée par Arnaud Montebourg de la neutralité du net. Demain, si cela continue ainsi, les éditeurs devront payer chaque opérateur internet pour être disponible dans de bonnes conditions. Pour Google c’est envisageable, pour une petite startup, c’est impensable. C’est la fin de l’économie numérique, la fin des startup et la fin de ce relai de croissance dont l’Europe a tant de mal à se saisir.

Cette fronde de certains acteurs du net face à Google, qui génère pourtant une partie de leur trafic, peut-elle redessiner en partie le web de demain ?

Pour le moment, les éditeurs du web ont réalisé qu'il était temps de se regrouper, c'est un premier pas important. Ils assument au grand jour avoir peur de Google, c'est également une étape essentielle. Le problème auquel ils font face est qu'ils se jettent dans la gueule du loup pour échapper au renard. Je m'explique.

L'initiative Open Internet, qui rassemble 400 éditeurs Européens coalisés dans une fronde anti Google, ressemble pour le moment à une instrumentalisation par le politique des éditeurs de presse. La solution esquissée par Arnaud Montebourg ressemble fort à la fin de la neutralité du net, cette règle à la base du réseau internet qui veut que toutes les informations qui y circulent soient traitées de façon égalitaire, indépendamment de leur origine, de leur destination ou de leur contenu. Montebourg verrait bien l'introduction d'une entorse à cette règle, car cela lui permettrait de régler tous ses problèmes. Montebourg roule pour les opérateurs telecom, pour des raisons diverses et variés, mais les plus avouables sont sans aucun doute le fait que, dans ce secteur, la France est un acteur de poids, on peut y voir du patriotisme, ou plutôt de l'opportunisme économique, mais également parce que dans la doctrine militaire française, les opérateurs telecom sont le bras armé de la mise sous surveillance des populations par le politique et de l'installation de la société de la surveillance. Le Monde l’a révélé récemment, sur la base de document Snowden. Le régime politique de la société de la surveillance, que le parti socialiste - et ils ne sont pas les seuls - appelle de ses vœux, et pour lequel ses députés ont voté de façon unanime l'article 20 de la loi de programmation militaire, ne peut se faire en France sans des opérateurs télécom forts, et si possible en plaçant un opérateur comme Orange dans une situation dominante, ce que Montebourg appelle de ses vœux également. Tout cela - patriotisme économique et mise sous surveillance des populations - les éditeurs de presse, jusqu'ici, ne s'en souciaient guère. Ils sont plus dans une alliance opportuniste basée sur une règle qui veut que l'ennemi de mon ennemi est sans doute mon ami. Sauf que dans la réalité, c'est forcément plus complexe.

La fin de la neutralité du net, qui ouvre la voie à un internet où les informations en provenance de la société X seraient bien plus rapide à parvenir au consommateurs que celles de la société Y. C’est un véritable cimetière pour les éditeurs de contenus et de services sur internet, car c'est, d'un point de vue macro-économique, un transfert de valeur phénoménal des contenus vers les tuyaux et cela ne peut en aucune façon bénéficier aux éditeurs. Qu'il s'agisse de Google ou d'Axel Springer, ces deux là seront les grands perdants d'un internet qui ne respectera plus la neutralité du net. Avec ces nouvelles règles, il faudra, pour un éditeur, payer les fournisseurs de façon à être accessibles dans de bonnes conditions et toucher une audience, ou des prospects. Vous comprenez maintenant pourquoi Montebourg appelle les petits opérateurs télécom à se réunir, et souhaite voir une concentration dans ce secteur. Si ce n’était pas le cas, un éditeur comme Mandadori ou Axel Springer, qui visent tous deux un public Européen, devrait payer plusieurs centaines de fournisseurs d'accès en Europe pour ne pas voir leurs sites web se retrouver sur une voie de garage.

Dans un tel monde, un opérateur internet comme Orange poserait un problème démocratique de première importance. C'est déjà le cas, du fait de son implication dans le système de surveillance globale des populations françaises et africaines, mais cela pourrait être bien pire demain. Une chose est certaine cependant, la fin de la neutralité du net, c'est la fin de toute perspective d'avenir pour la presse et les startups en Europe. Pour les startups, ce n'est pas forcément dramatique, ces structures sont très mobile, et iront voir ailleurs si l'herbe est plus verte, en l'occurrence aux USA, mais pour la presse, c'est plus délicat.

Quelle serait selon vous la réponse réellement adaptée à la position dominante de Google ? Est-ce déjà trop tard pour s'opposer au géant américain sans remettre en cause la neutralité du web ?

Les réponses existent, aussi bien du coté du politique que du coté des éditeurs, mais chacun a des objectifs différents, pour ne pas dire antagonistes, et la solution dessinée par Montebourg est létale pour les éditeurs, qui ne s'en relèveront pas et se retrouveront, au mieux, définitivement financés par les politiques sur la base de subsides arrachées à Google.  C'est la fin à terme de l'indépendance de la presse vis à vis du pouvoir politique, et la fin de la presse dans l'absolu, et accessoirement d'un droit à l'information. Le couplage avec le "droit à l'oubli" n'est pas un hasard, c'est une complémentarité dans la stratégie mise en œuvre par le politique.

Si l'on prend ces deux acteurs séparément, pourtant, ils disposent, chacun de leur coté, de réponses fortes face à la domination de Google. Le politique dispose de lois antitrust qu'ils n'ont pas hésité à appliquer à Microsoft récemment, et dont ils pourraient faire usage contre Google. Les lois concernant la concurrence déloyale pourraient également être efficaces. La solution la plus efficace - mais qui relève de l'Etat américain -, c'est le démantèlement pur et simple de Google au nom de la loi antitrust.

C'est comme cela que les Américains sont venus à bout du monopole de Bell et en dehors du rôle prédominant de Google dans l'appareil de surveillance global américain, je ne comprends pas ce qui empêche le gouvernement américain de mettre en œuvre ce dispositif. Sur ce point, l'approche française de la surveillance repose sur les opérateurs télécom, pour arriver à ses fins, il lui faut des opérateurs plus forts et en situation de monopole et si possible "proches" du gouvernement. C'est précisément ce qui est en train de se passer avec Orange dans son rapprochement avec Bouygues Telecom, et ce qu'Arnaud Montebourg appelle de ses vœux.

Du coté des éditeurs, enfin, les solutions ne manquent pas, mais il leur faudrait pour cela ouvrir les yeux sur la réalité de ce qu'est internet et commencer par admettre qu'au delà de leur peur de Google, ils ne comprennent pas grand chose à ce qu'il se passe avec internet. Le fait qu'ils avouent désormais avoir peur de Google est cependant une première étape importante, qu'il convient de saluer, mais il faut aller plus loin et ne pas rester paralysé par la peur. Il faut comprendre, mettre en perspective et prendre du recul, ce qui est encore loin d'être le cas. Les éditeurs ont deux leviers d'action pour faire face à Google. Le droit d'auteur leur permettrait d'exiger que Google ne reprenne plus des extraits de leurs articles dans Google News, ce qui mettrait fin à un important transfert de valeur entre la presse et Google : la valeur d'agrégation. Il y a vingt ans, pour avoir une idée de l'actualité du jour, il fallait acheter un journal et le parcourir en diagonale : titres et chapôs, en quelques minutes, on avait ainsi une idée de l'actualité, ou tout du moins de ce que la rédaction du journal avait retenu comme étant digne de figurer dans l'actualité. Cette valeur ajoutée là est aujourd'hui entièrement passée dans les mains de Google News. Pour inverser cela, il suffit d'interdire à Google d'utiliser des extraits d'articles dans son moteur. Les Allemands l'ont fait, cela n'a rien d'impossible, c'est une question de volonté.

L'autre levier d'action évident du coté des éditeurs c'est de lutter contre le monopole qu'a Google dans les tête de chacun d'entre nous. Google est aujourd'hui synonyme de moteur de recherche pour la plupart des Européens, et en particulier pour la quasi totalité des français, au même titre que Frigidaire - une marque - est synonyme de réfrigérateur, ou Klaxon d'avertisseur sonore. Les éditeurs de presse ont encore le pouvoir de changer cela, en mettant en lumière des alternatives à Google, car elles existent et sont au point, en favorisant l'émergence de tels acteurs à travers leurs articles, voir en créant un fond d'investissement dont l'objectif serait de faire émerger des alternatives au moteur de recherche Google.

Ils peuvent également se regrouper pour mettre au point des alternatives en matière de régie publicitaire ne ligne. Si ces 400 éditeurs décidaient de mettre en place une régie publicitaire, ils aurait incontestablement un certain poids. Ces mêmes éditeurs excellent à faire émerger des tendances, des stars issues de nulle part, des courants musicaux, mais ils ne seraient pas en mesure de faire de même pour des startups concurrençant Google sur la recherche ? Je n'y crois pas. Il faut que les éditeurs aillent au delà de leur peur et comprennent les mécanismes à l'œuvre dans l'économie numérique et dans l'impact du numérique sur le politique - car ces éditeurs ne sont pas que des acteurs économiques, ce sont aussi des acteurs politiques. Il faut comprendre cela pour imaginer des réponses appropriés, et il faut faire cela rapidement, car le temps est désormais compté. S'ils ne font rien, ils se réveilleront demain dans un monde où leurs pires ennemis seront les opérateurs télécom, qui ne tarderont pas à exiger une redevance pour l'usage de leur bande passante, ce qui plombera un peu plus leur chance de retrouver un équilibre financier, et ils finiront par regretter le temps où leur ennemi s'appelait Google. Plutôt que de se raccrocher aux solutions fournies "clé en main" par les politiques dont ils ne comprennent ni les tenants ni les aboutissants, ils doivent se ressaisir et arriver à une réflexion autonome, destinés à défendre leur indépendance économique et politique.

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