Divorce avec les autorités japonaises : pourquoi les yakuzas se sont "mafieuisés" depuis 30 ans<!-- --> | Atlantico.fr
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Un yakuza montrant son dos tatoué.
Un yakuza montrant son dos tatoué.
©FRED DUFOUR / AFP

Contrat social

Masatoshi Kumagai relate dans "Confessions d'un Yakuza" (éditions La Manufacture de livres), son ascension fulgurante et retrace le quotidien d’un yakuza. Un quotidien qui a évolué depuis que les autorités japonaises ont décidé de taper du poing sur la table. Le journaliste d'investigation Jérôme Pierrat, qui connait Masatoshi Kumagai, décrypte les spécificités des yakuzas et la réalité de la société japonaise.

Jérôme Pierrat

Jérôme Pierrat

Jérôme Pierrat est journaliste indépendant depuis 1997 et écrivain spécialiste en crime organisé et grand banditisme. Historien de formation, il est par ailleurs rédacteur en chef de Tatouage magazine.

Il a réalisé des reportages avec différents photographes (notamment sur les yakuza japonais, les planteurs de cannabis en France, le goulag lituanien, les prisons françaises, etc.) pour divers titres de la presse française et étrangère.

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Atlantico : Les yakuzas, maîtres du crime organisé au Japon, sont structurés autour de grandes familles qui orchestrent la vie criminelle du pays. Masatoshi Kumagai relate dans « Confessions d'un Yakuza » publié aux éditions La Manufacture de livres, son ascension fulgurante et retrace le quotidien d’un yakuza. Il est notamment devenu le plus jeune des chefs yakuzas et a permis à son clan de se tourner vers les trafics internationaux. Pouvez-vous repréciser comment vous avez fait sa rencontre et avez été en mesure de gagner sa confiance afin de préfacer son livre d'entretiens ?

Jérôme Pierrat : Je l'ai rencontré lors d'un reportage avec le photographe Alexandre Sargos sur les membres qui quittaient les organisations yakuza il y a une vingtaine d'années. Masatoshi Kumagai a été assez surpris que des Français connaissent bien ce monde-là et soient capables de discuter avec lui de manière pointue. Il avait peur d'avoir à expliquer ce qu'était le Japon ! Et au fil des années, un reportage après l'autre, nous avons gagné sa confiance. C'était un travail de longue haleine.

Les yakuzas font-ils réellement tourner l’économie japonaise ?

Non, c'est largement exagéré. Ils ont fait tourner une partie de l'économie japonaise dans les années 1980, au moment de la bulle spéculative, lorsque l'économie japonaise était au plus haut. Ils avaient fait de l'entrisme, parasité le monde économique et financier à très haut niveau. Lorsque la bulle financière a explosé, les autorités se sont rendu compte que des milliards de lignes de crédit leur avait été accordées et n'avaient jamais été remboursées. On s'est aperçu que plutôt que de faire tourner l'économie, ça l'handicapait pas mal. C'est une mafia, mais sa particularité est de faire beaucoup de business légal - de manière souvent illégale, en faussant les lois de la concurrence - dans l'immobilier, le retraitement des déchets, dans les parcours de golf... Il y a mille domaines où ils sont présents, mais ils ne font pas tourner l'économie. Ils prennent une part dessus, ils sont très présents dans le tissu économique, mais l'économie japonaise tournerait mieux sans eux.

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Face à la répression grandissante des autorités dans les années 1990 et avec l’éclatement de la bulle économique, les yakuzas ont-ils dû se « mafieuiser » ?

À partir du début des années 1990, sous notamment l'impulsion du grand frère américain qui avait un peu peur que ce pays devienne une mafiocratie, les autorités ont commencé à taper du poing sur la table pour essayer d'endiguer cette criminalité. En 1992, le Japon a promulgué sa première loi antigang. Beaucoup ont suivi depuis. Le législateur japonais essaye de circonscrire l'activité des yakuzas au maximum en leur interdisant certaines activités, en essayant de les écarter de l'économie légale, de punir tout lien d'un yakuza avec une entreprise légale, etc. Effectivement, ils ont dû se mafieuiser, ce qui sembler étrange quand on parle d'une mafia. Mais il faut comprendre que les yakuzas avaient un statut particulier : ils avaient pignon sur rue. C'est toujours le cas, d'ailleurs, et c'est unique au monde. Cette particularité reposait sur un contrat social. Pour résumer, tant que vous ne touchez pas au citoyen lambda, quand que vous n'êtes pas un handicap pour la société, on fait preuve d'une certaine tolérance. Pourquoi ? Parce que dans le temps, les yakuzas étaient pourvoyeurs de plaisir. Ils contrôlaient le monde de la nuit, celui des bars, des restaurants, des boîtes, des bordels, des salles de jeu... Finalement, ils n'embêtaient pas les autorités : ils n'embêtaient pas les autorités. Ils ne braquaient pas, ne volaient pas, ne cambriolaient pas... Tout ce qui crée un sentiment d'insécurité. Pendant très longtemps, les citoyens n'y voyaient qu'une espèce de bande de chevaliers plus ou moins blancs, avec un code de l'honneur qui, finalement, ne les affectaient jamais au quotidien. Mais au fur et à mesure, ils se sont rendu compte que ces chevaliers blancs avaient parasité l'économie, le monde politique, qu'ils avaient corrompu la société, et que ce n'étaient plus du tout des gentils chevaliers blancs. Fort de l'éclatement de la bulle spéculative, on s'est aperçu qu'en fait, ils avaient eu un impact monstre dans la société japonaise et qu'il était temps de légiférer.

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Depuis, les yakuzas estiment que le contrat social étant cassé entre l'Etat, la police et eux, ils n'ont plus à respecter une espèce d'honorabilité qui fait qu'ils s'interdiraient certaines activités. Ils se mafieuisent, donc. Un exemple très concret : quand un yakuza d'une famille allait abattre un yakuza d'une famille concurrente, lui ou un membre inférieur de l'organisation se livrait à la police. Les policiers disaient que pour respecter le wa, l'harmonie, il fallait que le tueur soit puni. On considérait qu'ils avaient réglé leurs affaires entre eux, mais que vis-à-vis de la société ils respectaient l'ordre établi et que chacun allait être puni. Ils faisaient leurs 15 ou 20 ans de prison, et ils ressortaient. Aujourd'hui, ils estiment que puisque l'Etat leur tape dessus et promulgue des lois anti-gang, cette logique est terminée. Quand ils tuent quelqu'un, ils font comme tout le monde : ils partent en cavale.

La conséquence, c'est qu'on commence à moins connaître les membres. Avant, quand un commissaire de police arrivait dans un quartier, il allait se présenter au bureau de la famille. Il y avait une espèce de respect mutuel. Cela nous paraît complètement surréaliste d'un point de vue Occidental, mais les Japonais estiment que la criminalité est un mal inhérent à toute société et qu'il vaut mieux avoir un crime "contrôlé", plutôt qu'une criminalité violente, sauvage, incontrôlée.

Depuis 30 ans, au fur et à mesure du renforcement législatif qui continue encore aujourd'hui, on les connaît moins. Il y a aussi beaucoup de gens qui quittent les organisations. Il y a 35 ans, 80.000 yakuzas étaient répertoriés officiellement dans ces organisations listées comme des associations. Aujourd'hui, les familles disent aux personnes de rester dans l'ombre. C'est le principe des familles italiennes : il y a 10 membres vraiment mafieux et 200 personnes qui travaillent pour eux et qui sont moins visibles. C'est ça qu'on appelle la mafieuisation des yakuzas : ils commencent à devenir plus anonymes, à travailler dans l'ombre.

Le phénomène des repentis dans la mafia est un outil de poids dans le système judiciaire italien pour faire tomber certains clans. Cela est-il courant au Japon ?

Pas du tout. Quand on a commencé à travailler, il y a une vingtaine d'années, avec Alexandre Sargos, il y avait un mouvement de repentir. Naïvement, on s'est dit qu'au moment de quitter l'organisation, ils allaient balancer tout le monde et vivre caché sous une nouvelle identité. En fait, pas du tout. Quand on quitte une organisation mafieuse, on s'engage à ne rien dire et les autorités ne demandent rien. Vous signez une feuille, comme une rupture de contrat. "Je soussigné, Monsieur X, confirme que Monsieur Y a bien quitté la famille, avec notre autorisation, et n'est plus officiellement yakuza". Vous allez avec cette lettre dans des centres "anti groupes violents", la désignation officielle des yakuzas. Il y a des centres antimafia dans les régions japonaises. Ils sont chargés d'accueillir les personnes qui quittent les organisations pour les réinsérer.

Souvent, les gens qui quittent les organisations ne sont pas poursuivis ou incarcérés. L'Italien, quand il est repenti, c'est surtout parce qu'il a 50 ans de prison qui lui pendent au nez : il n'est pas repenti moralement, c'est pour sauver ses fesses. Les Japonais ? Pas du tout. Certains le font dans le cadre de la prison, mais ils n'ont pas de remise de peine. Au Japon, les aveux ne vont pas du tout arranger vos affaires judiciaires. Le repenti japonais désire seulement reprendre une vie normale dans la société.

Même les repentis plus récents, ceux qui ne sont pas dans ce système un peu contractuel ?

Ce n'est pas du repentir, ce sont des indicateurs de police. Ils ne font plus partie d'une famille, ils ne peuvent donc pas balancer sur une organisation dont ils ne connaissent pas les secrets, dont ils ne sont que des associés externes.

Masatoshi Kumagai publie « Confessions d'un Yakuza: L'un des plus grands parrains d'Asie » aux éditions La Manufacture de livres.

Le livre est le fruit d’une série d’entretiens menés par Tadashi Mukaidani, journaliste, avec Masatoshi Kumagai.

Deux extraits de l'ouvrage :
- La voie du yakuza selon Masatoshi Kumagai : l’apprentissage des codes et de la réalité du "milieu"
- Japon : la délicate mission des yakuzas pour tenter de se racheter une conduite face à la dure réalité du quotidien

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