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Des personnes travaillant à l'intérieur du laboratoire P4 à Wuhan, le 23 février 2017.
Des personnes travaillant à l'intérieur du laboratoire P4 à Wuhan, le 23 février 2017.
©Johannes EISELE / AFP

Crise de défiance

Alors que dans la foulée d’Anthony Fauci, le directeur de l’institut américain des maladies infectieuses, Mike Pompeo, l’ancien secrétaire d’Etat de l’administration Trump pointe à son tour la possibilité que le Covid soit le résultat d’une fuite du laboratoire chinois de Wuhan, Facebook et certains réseaux sociaux continuent à suspendre les comptes qui évoquent cette hypothèse. A l’inverse, on apprenait ce lundi qu’une mystérieuse agence potentiellement liée à la Russie avait proposé de payer des influenceurs pour discréditer le vaccin Pfizer. La question de la véracité des informations publiées demeure donc brûlante. Mais la définition de la « vérité » peut-elle pour autant être déléguée à x ou x acteur considéré comme moralement supérieur, qu’il soit public ou privé ?

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Des réseaux sociaux comme Twitter ou Youtube continuent de considérer la thèse d’un virus échappé d’un laboratoire comme « complotiste », alors que de nombreux scientifiques (dont l’épidémiologiste Anthony Fauci) estiment qu’il faut considérer cette hypothèse. Est-il bon pour la démocratie que des réseaux sociaux s’arrogent le droit de dire ce qui est la vérité et ce qui ne l’est pas ? La régulation par algorithme ne fait-elle pas qu’accentuer le climat de défiance ?

Christophe Boutin : La première question serait de se demander pourquoi les réseaux sociaux ont pris une telle place en 2021 dans la diffusion des informations. Il ne faut pas se leurrer : en dehors du caractère attractif de l’image et du « surf sur le Net », si nos concitoyens, comme d’autres, se sont à ce point attachés à aller chercher des informations sur Internet, c'est qu'ils ne les trouvaient pas dans les canaux médiatiques habituels, ceux de la presse écrite, radiophonique ou télévisuelle, ou qu’ils les trouvaient abordées  avec un biais qui ne leur convenait pas. Et s’ils y ont ensuite été happés par les réseaux sociaux, c’est parce que cette sociabilité virtuelle leur faisait oublier l’éclatement individualiste de notre monde.

Sur Internet, ils ont trouvé des médias et des blogs, avec des voix particulières, dissidentes, sortant en tout cas de la doxa commune – pour le meilleur comme pour le pire -, et donc les réseaux sociaux. Nul ne peut nier la part prise par ces derniers dans l'information des citoyens, et l’on sait les réserves que l'on peut faire sur la manière dont ils fonctionnent – en ce sans même évoquer le risque d’une influence extérieure. D’une part en effet, pour fidéliser leurs visiteurs, ils leur proposent un contenu en adéquation avec leurs recherches précédentes, ou leurs goûts tels que l'algorithme du réseau aura pu les déceler, ce qui les enferme dans une bulle. Par ailleurs, pour les maintenir en haleine, l’algorithme accroît la radicalité des contenus qu’il leur propose.

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Mais cette situation de bulle est-elle différente pour autant de la recherche d’informations dans les médias classiques ? On peut imaginer pour se faire plaisir un citoyen qui, tous les matins, consulterait la plupart des quotidiens, du Monde à Libération en passant par L'Humanité et Le Figaro, mais nul ne le fait : nous nous complaisons à lire le journal dont nous savons que les commentaires de l’actualité, sinon le choix des informations, correspondront le mieux à nos propres choix. En ce sens l'algorithme du réseau social n’est guère différent du patron du journal qui veille à offrir à son lectorat ce qu’il attend pour satisfaire ses annonceurs. On accuse aussi ce réseau de nous faire participer avec des « amis » virtuels à des débat qui cachent mal une connivence, mais pas plus et pas moins qu’avec nos amis de chair et d’os, car dans les deux cas nous ne fréquentons guère que des gens qui nous ressemblent, ou, du moins, qui ne heurtent pas de manière frontale nos convictions.

Sur la possibilité ensuite de dire ce qui est juste et ce qui ne l'est pas - et donc, employons le mot, d'opérer une censure -, on rappellera avant tout qu’elle n'est jamais souhaitable. Revenons un instant aux grands anciens de la pensée libérale. À Benjamin Constant, écrivant dans Des réactions politiques et Des effets de la Terreur (1797) : « Ne comprimez que les actions, et bientôt l'opinion, examinée, appréciée, jugée, subira le sort de toutes les opinions que la persécution n'anoblit pas, et descendra pour jamais de sa dignité de dogme » ; à John Stuart Mill pour qui  « imposer silence à l'expression d'une opinion » revient « à voler l'humanité » (De la Liberté, 1859). Trouver un juste milieu ? Impossible pour Mill, car « ceux qui disent qu'on peut permettre d'exprimer librement toute opinion, pourvu qu'on le fasse avec mesure, et qu'on ne dépasse pas les bornes de la discussion loyale » seraient dans « l'impossibilité de fixer avec certitude ces bornes supposées ». Contre-productif pour Constant, selon qui le gouvernement « se condamne à un travail sans fin ; il faut qu'il agisse contre des nuances : il se dégrade par tant de mouvements pour des objets presque imperceptibles. Ses efforts, renouvelés sans cesse, paraissent puérils : vacillant dans son système, il est arbitraire dans ses actes. Il devient injuste, parce qu'il est incertain : il est trompé parce qu'il est injuste ».

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Mais la grande nouveauté est qu’en 2021 ce n’est plus le pouvoir politique qui censure : ce sont des entreprises privées qui entendent interdire d’accès à leurs réseaux à ceux dont les idées ne leur conviennent pas, des « complotistes » de la crise sanitaire aux politiques y compris de premier plan, comme Donald Trump, banni de Twitter et de Facebook alors qu’il était toujours président des États-Unis en exercice. Des réseaux contre lesquels il est très difficile d’agir, puisque, contrairement au pouvoir politique, on ne peut espérer dans l’élection, et que les admonestations des CNIL et autres organismes ne leur font guère d’effets. La seule sanction serait en fait leur boycott par leurs utilisateurs, mais leur quasi-monopole, ou leur hégémonie, rendent difficile l’émergence de réseaux concurrents, alors que l’existence d’une offre plus ouverte semble devenue une nécessité démocratique.

Si la remise en cause des discours officiels a été accentuée pendant la crise du coronavirus, celle-ci n’est pas nouvelle. Quels sont les éléments qui favorisent la défiance et quelle est son ampleur aujourd’hui ?

Je serais tenté de vous répondre, d’abord, que plus que la remise en cause des discours officiels, c’est bien l’interdiction de leur remise en cause qui a atteint un niveau sans égal avec cette crise sanitaire : attaques ad hominem, démissions forcées, études pseudo-scientifiques, et donc censure, on aura fait feu de tout bois contre tout ce qui pouvait écorner ce discours officiel, sans parvenir pour autant par ces gesticulations à retrouver la confiance de la population – mais c’est très exactement ce qu’annonçait Benjamin Constant. La confiance des Français dans leur gouvernement pour faire face de manière efficace à la crise sanitaire s’est effondrée en un mois en 2020, entre les débuts des mois de mars (55 % de confiance) et d’avril (38 %). Depuis, cette confiance oscille entre 35 % et 46 %, et l’un des derniers sondages, portant cette fois sur la campagne de vaccination, voit 47 % des Français considérer que le gouvernement la gère bien, quand 53 % répondent donc par la négative.

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Pourquoi cette défiance ? Il serait trop long de citer tous les errements d’un discours officiel qui a successivement qualifié de « complotistes » les gens qui considéraient que le virus chinois pouvait venir en France ; que l’on allait fermer les écoles ; que l’on serait confinés ; qu’il faudrait une attestation pour pouvoir se déplacer ; que le masque allait être obligatoire à l'extérieur ; qu'un couvre-feu allait être instauré ; qu’un passeport sanitaire – qu’importe son nom – serait mis en place ; et que le vaccin lui-même finirait par être obligatoire – au moins dans les faits. Un pouvoir pour qui, un jour, les masques étaient inutiles, et le lendemain devenaient obligatoires jusque sur les plages ; qui assurait successivement qu’en matière de lits d’hôpitaux, de masques ou de vaccins, il ne nous manquait pas un bouton de guêtres ! Comment avec cela éviter une défiance généralisée ?

Mais, vous avez raison, nous ne sommes là que sur le chapitre de la crise sanitaire, alors que l’on retrouve dans de nombreux autres domaines un hiatus aussi important entre les affirmations des services officiels et la réalité vécue par chacun. C’est le cas par exemple dans les domaines de l'insécurité et de l’immigration, où le discours officiel rabâche qu’il n’y a jamais qu’un sentiment d'insécurité et pas plus d'étrangers en France que dans les années 60. D’où le discrédit des médias publics ou proches du pouvoir, délaissés au profit de ceux où l’on accepte de nommer ce que l’on voit, et d’où ce doute qui entoure maintenant toute déclaration officielle.

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La première chose à faire serait sans doute d’accepter la confrontation avec d’autres discours, et donc d’en terminer avec les censures et mises à l’index, puis, éventuellement, de reconnaître certaines erreurs. Comme toujours, la vérité n’est sans doute pas unilatérale, mais se situe quelque part entre les différentes propositions. Et c’est d’ailleurs le but de la méthode scientifique, pour s’approcher de plus près de cette vérité, que de permettre une contestation toujours possible de la doxa en cours, comme le rappellent Karl Popper ou Thomas Kuhn autour du concert de falsification. Cela n’implique d’ailleurs pas nécessairement une transparence absolue, quasiment impossible pour un pouvoir politique auquel la raison d'État peut, de manière très légitime, imposer le silence sur certains points, et les Français, de culture latine, comprennent cela mieux que certains peuples nordiques de culture protestante.

Il n’est pas évident qu’une telle démarche n’implique pas par ailleurs quelques changements de personnes, ne serait-ce que pour avoir un ou des boucs émissaires sur qui faire porter les erreurs passées. Le « fusible », on le sait, n’est pas une nouveauté dans le domaine politique, même si on y accepte de moins en moins d’obéir perinde ac cadaver… Reste qu’au-delà d’un certain point, le remplacement de fusible n’est plus suffisant, et que la crédibilité des acteurs ne vient plus du texte nouveau, quand bien même serait-il plus convaincant, mais du fait qu’il est déclamé… par un nouvel acteur.

Les Français de 2021, les sondages le disent, ont soif d’autorité et de souveraineté, nécessaires pour reprendre en main leur destin. Ils conservent, quoi qu’on en dise, leur confiance dans cet État qui est l’un des plus anciens du globe et dans ceux qui le servent. La crédibilité reviendra quand les acteurs que vous évoquez seront redevenus bel et bien des acteurs publics, au service du bien commun, et ne seront plus les simples chargés de mission ou fondés de pouvoir d’intérêts privés ; et quand, pour reprendre Renan, ils sauront rappeler le souvenir des grandes choses faites ensemble pour nous inviter à en faire de nouvelles.

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