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Déclin du courage et procrastination en politique, comment (enfin) y remédier ?
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Boîte à idées

Il est de bon ton de célébrer mai 1968 ces derniers temps. Mais 1978 est une date peut-être plus intéressante du point de vue de l’histoire des idées.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Il est de bon ton de célébrer mai 1968 ces derniers temps. Mais 1978 est une date peut-être plus intéressante du point de vue de l’histoire des idées : malgré toute l’admiration que j’ai pour les thèses anarchistes, Viêt-Cong et maoïstes d’asservissement des peuples, et tout ce beau spectacle impuni de jetage de pavés par des fils de bourgeois sur des têtes de prolos, il se pourrait bien que tout ce folklore passe, alors le discours de Soljenitsyne aux étudiants de Harvard restera, comme un monument de lucidité et un avertissement redoutable, après Tocqueville et avant Philippe Murray. Dans ce très beau texte sur « le déclin du courage » en occident, on trouve des choses certes dures (et un tantinet trop slavophiles pour moi) mais prophétiques, et quand de nos jours on bosse en entreprise et pas trop loin des marchés, en zone euro et à Paris tout spécialement, des lieux où les dirigeants semblent prêts à tout pour éviter d'affronter la vérité et la réalité, on ne peut pas s’empêcher de faire quelques parallèles, emprunts ou références, à partir des analyses et des intuitions du dissident : sur notre évitement des vraies responsabilités, sur le remplacement du politique par la technique et la communication, sur notre novlangue juridico-munichoise, sur notre matérialisme douillet à courte vue, bref ce que le grand maître aurait pu appeler « dérives macronistes » s’il avait vécu un peu plus longtemps et s’il s’était intéressé à nos réformettes du bord de Seine (et aux 31 sections de CRS à un million d’euros/jour mobilisées pour regagner 150 mètres sur 250 paumés à Notre-Dame-des-Landes).

Mais, souvent, dans le cadre du business, ce type d’analyse débouche sur de simples « yakafokon », des appels assez pathétiques en faveur de plus de courage, de positions plus viriles, plus franches. Des vœux pieux. On pousse sa petite protestation, on se lamente sur la perte du courage ou du langage direct d’antan, et on n’avance guère ; pourtant, si le courage collectif recule sans cesse, il doit bien y avoir des causes, et il y a peut-être moyen d’agir sur certaines de ces causes, au moins les plus superficielles, les plus matérielles. La réponse d’un économiste est souvent liée à la structure des incitations. Un certain nombre de mécanismes concrets incitent à la lâcheté, aux faux semblants, au coutermisme, à la diffraction du blâme, et ces mécanismes, qui le plus souvent peuvent être regroupés sous la bannière de « mécanismes du tiers-payant », peuvent être dévoilés, mieux exposés, peut-être combattus à la longue, par des incitations contraires, ou par quelques lectures, ou par quelques solutions de marché (même s’il faut être bien optimiste j’en conviens). Les pistes ci-dessous sont donc extrêmement limitées vue l’ampleur de la crise, la chute verticale du courage ; elles se concentrent sur le seul volet économique qui n’est rien il est vrai par rapport aux enjeux spirituels visés principalement par Soljenitsyne ; elles mériteraient d’être approfondis et précisés, même si je doute un peu du résultat considérant le nombre de gens qui sont payés pour que tout ce qui va suivre n’arrive jamais : 

1/ montrer un peu mieux que le courage peut payer (il est vrai de moins en moins, mais tout de même assez pour faire encore rêver) :

A chaque fois que l’on contemple une belle réussite, on devrait se rappeler qu’il y a eu à la base un acte courageux. Imaginez Jeff Bezos ou Steve Jobs refuser plusieurs centaines de millions de dollars pour leurs entreprises qui à l’époque ne valaient rien, et étaient encore très incertaines, incapables avant longtemps de sortir le moindre dollar de profit. Aujourd’hui ces boites valent des centaines de milliards, parce qu’ils ont mis toute leur énergie dedans, qu’ils ont eu la force de violer tous les codes des analystes financiers, qu’ils ont su en permanence écarter cet « impératif institutionnel » que décrit souvent Warren Buffet, un mélange de suivisme, de principe de précaution, de langage crypté et de tyrannie du statu quo. Les entrepreneurs peuvent faire de grandes choses, et accessoirement gagner des sommes très convenables, en s’écartant courageusement des sentiers battus, et du financièrement correct.  

« J’ai cherché tous les parcs dans toutes les villes et n'ait trouvé aucune statue des comités », notait Chesterton. Oui, mais cela ne règle pas le problème dans l’univers corporate : un acteur économique prudent, rompu aux usages de nos grandes bureaucraties privées, lui répondrait que fort peu de comités sont dénoncés quand une grosse erreur est commise, ce sont plutôt des boucs émissaires qui trinquent, les têtes qui dépassent. Le « on a décidé » est bien pratique pour le cas où les choses se termineraient mal, tous les bureaucrates le savent et en jouent à la perfection. Pour les salariés, il faut donc trouver les moyens d’encourager le courage d’être soi-même, d’être sincère en entreprise, en particulier le courage de dire à la hiérarchie quand ça ne va pas du tout. L’assertivité. Mon ancien patron accordait une grande importance à cet élément, et parlait du courage de faire son boulot, tout son boulot mais rien que son boulot : peut-être visait-il le piège des experts, qui ne sont pas toujours experts dans les domaines où ils sont consultés, et qui se mettent trop souvent à calculer les sous-entendus politiques de leurs travaux, alors que ce n’est pas leur rôle. Il n’y a rien de mal à mettre de l’eau dans son vin, sauf quand on a été recruté comme maître œnologue. J’ai remarqué en entreprise que beaucoup de gens ont du cran, mais que ce cran est en quelque sorte à l’arrêt. Des formules très sciences-po ou très Commission européenne comme « C’est vrai, mais il ne faut pas le dire » arrivent désormais sur des sujets mineurs et passablement techniques dans la moindre PME. Lutter contre cette tendance lourde n’est pas chose aisée et passe par un engagement très fort (et assez périlleux dans les premières étapes) du top management. Tant qu’il sera nettement moins coûteux (en termes rendement/risque) de se taire que de l’ouvrir, l’entreprise sera un lieu de silence où les erreurs ne sont pas corrigées. On pourrait commencer par se méfier de l’unanimité. A chaque fois qu’un comité ou qu’un processus se termine sans la moindre opposition exprimée, il faudrait s’obliger à le refaire, comme les vieux tribunaux juifs remettaient parait-il en liberté les gens condamnés à l’unanimité. Toute ressemblance avec mes écrits sur la BCE depuis plus d’une décennie… 

Au passage, le courage est aussi une solution RH qui peut rapporter gros. « Elon Musk veut conquérir le système solaire, et, à ce stade, il n’y a qu’une seule entreprise au monde où vous pouvez travailler si ce genre de projet vous pousse à vous lever le matin », ais-je entendu dans le secteur du spatial. La RH de SpaceX confirme : « SpaceX, c’est les forces spéciales ». Si j’ai un bon CV dans l’aérospatial et que la perspective de bosser 16 heures par jour ne m’effraie pas, je n’ai pas envie de rejoindre les bureaucrates de Lockheed Martin accros aux contrats du Pentagone ou les mandarins d’Arianegroup qui roulent en Volvo break. Si mon objectif est Mars, je vais me défoncer pour un entrepreneur qui a mis ses billes dans l’affaire, qui y croit depuis l’enfance, qui bouleverse les codes et les coûts avec ses fusées réutilisables, et qui ne vise pas la simple maximisation d’une part de marché dans le domaine des lancements commerciaux en orbite basse (et qui, au passage, confronté à des critiques et à des difficultés multiples, réagit avec humour et un coté bravache lors du 1er avril dernier, pendant que Zuckerberg pleurniche hypocritement devant tous les médias sous la dictée d’une agence de comm’). Résultat, SpaceX a accompli en une décennie de véritables miracles, avec des effectifs réduits : impossible de capter les talents les plus prometteurs sans le courage du général ; élément clé de la bataille et, parfois, de la guerre. Sans verser dans le mythe d’Arcole, je soupçonne qu’il est, encore de nos jours, un élément crucial (quoique délicat à quantifier) dans nos organisations modernes, qui sont de plus en plus décentralisées et immatérielles, faibles en effectifs et extrêmement efficaces quand elles regroupent des passionnés.   

A contrario, il faut montrer le plus souvent possible que l’absence de courage multiplie le poids de l’addition. Le fait de n’avoir pas été courageux sur la Grèce, d’avoir laissé les allemands gérer ce pays et quelques autres avec une vue basse et étroite de 2009 à 2014, nous a finalement coûté très cher ; un petit chèque fin 2009 aurait évité bien des soucis. Dans un esprit comparable, de l’intérêt bien compris si j’ose dire, je vous parle souvent dans ces colonnes du courage de remettre les dettes, en un mot du courage d’être chrétien jusqu’au bout. Les gens raisonnables et propres sur eux vont à la messe le dimanche, disent du bien des idées de jubilé, puis quand ils reviennent travailler le lundi matin à la banque, ils verrouillent le système, et écrivent des tribunes contre un Plan Brady, contre la monnaie hélicoptère, contre les taux négatifs, contre la notion de dette odieuse, contre tout ce qui pourrait permettre d’alléger un peu le fardeau et de le rendre en fait plus crédible à long terme. Et, au final, ils se retrouvent parfois avec des choses bien pires, punis par où ils ont pêché, avec des « échanges volontaires », des corralitos, du Brexit et autres poussées populistes plus dangereuses. Ils ne lisent plus les évangiles ou la doctrine sociale de l’Eglise, ils devraient au moins lire Pareto et au minimum méditer cette formule de JF Kennedy : Those who make peaceful revolution impossible will make violent revolution inevitable.

2/ encourager le courage de voir plus loin

Oui, je vais encore vous parler des taux d’actualisation, qui sont trop hauts un peu partout en Occident, beaucoup trop hauts au regard des taux d’intérêt en vigueur. On se finance à des taux suisses ou japonais, et on actualise souvent à des taux pakistanais. Le futur est ainsi effacé, l’investissement long condamné, la « courbe en J » n’a pas le temps de se redresser et le pire c’est que ce n’est pas le marché qui pousse à cette faute temporelle, lui qui se montre d’une patience infinie tant qu’on lui parle de croissance (regardez la valorisation d’Amazon ou de Google et de bien d’autres, les biotechs, Tesla, etc.) ; le marché voit loin, très loin, et il accepte d’être insulté, et il accepte une à deux décennies de grève de la faim des profits et des dividendes : ce sont nos comptables, nos politiques, nos analystes et nos managers en entreprise qui manquent d’imagination et au fond de courage.

Prenez le Brésil. Les taux d’intérêt pratiqués au quotidien ont un peu baissé, mais dès que l’on s’écarte des centres-villes les 60% sont en vigueur. Encore aujourd’hui, il est bien plus intéressant de placer sa trésorerie que de fabriquer des choses utiles ou de former son personnel ; et la baisse récente de l’inflation ne change pas ce vieux travers, tant qu’elle ne sera pas bien transmise aux taux sur le terrain, dans la durée. Tout le monde admet que le courtermisme est l’option la plus raisonnable dans ce genre de contrée pour l’investisseur. Eh bien, allez jusqu’au bout du raisonnement : avec nos taux quasi-nuls partout en Europe, nous devrions aller plus loin sur la courbe, investir, nous projeter plus loin. Ce n’est pas vraiment ce qui est dit, et surtout ce n’est pas vraiment ce qui est fait. Les boites empilent des tonnes de cash (pourtant non rémunéré), les particuliers se ruent sur les placements liquides, l’Etat augmente la duration de sa dette très graduellement, tout se passe comme si nos taux se situaient encore à 5%. Nous sommes en train de perdre cette décennie à force d’imaginer craintivement un krach obligataire à chaque coin de rue, et aussi parce que nous n’avons pas des élites capables de fixer un cap au-delà d’une optimisation à horizon deux/trois ans.       

Un point négatif toutefois pour le marché, ce que Musk dit et fait de SpaceX. Plus révélateur qu’une longue dissertation sur la dérive courtermiste des analystes, des brokers, de leurs clients, et même des zinzins, un e-mail que le PDG a fait circuler en 2013 parmi ses salariés à propos des rumeurs d’introduction en Bourse de SpaceX, qu’attendent tous ceux à qui il a offert des stock-options : (pour mémoire, la boite valait quelques milliards à peine vers 2008 mais au moins une quarantaine aujourd’hui) : « Je suis inquiet d’une introduction en Bourse avant de mettre en place le système de transport vers Mars. Créer la technologie nécessaire pour établir la vie sur Mars est et a toujours été le but fondamental de SpaceX. Si devenir une entreprise cotée en réduit la possibilité, alors nous ne devons pas le faire avant que le projet Mars soit assuré. Je suis prêt à me remettre en question, mais, au vu de mon expérience avec Tesla et SolarCity, j’hésite à pousser l’introduction en Bourse de SpaceX en raison de la nature à long terme de notre mission ». Oups. Il y a quelque chose de pourri au cœur de l’horloge du capitalisme, et ce n’est pas un anthropologue paléo-keynésien qui nous le dit mais un type qui connait à la fois le business et les marchés, concrètement, avec son propre argent.

Il y a donc toute une action à mener pour que la baisse des taux d’intérêt soit davantage répercutée dans les business plans, dans le cost of equity, etc. Vous connaissez ici déjà la piste principale si vous lisez Atlantico depuis 2011 : un banquier central plus prévisible, qui irait au-delà d’une vague forward-guidance au rabais ; autrement dit, une règle de PIB nominal qui lui lierait les mains et qui permettrait au secteur privé de compter sur une assurance anti-crise en béton, donc qui lui permettrait de se déployer plus haut et plus loin. Ce n’est pas la seule piste, en France on pourrait par exemple faire joujou comme on adore le faire avec la fiscalité pour que l’assurance-vie puisse se déployer sur 12 ans plutôt que sur 8, ce qui permettrait plus d’actions, plus de private equity et plus de longtermisme dans les fonds généraux. Il existe plein d’autres pistes, mais souvent paternalistes et/ou pourvoyeuses d’effets pervers, comme la manipulation des droits de votes en fonction de la durée de détention des actions. Je préfère la voie monétaire. Des taux courts BCE à -3% auraient au moins le mérite d’allonger quelques horizons…

3/ dénoncer les faux courageux, comme autrefois les faux prophètes

En Occident, les politiques (de droite comme de gauche) savent qu’ils ne peuvent plus être élus sans un discours sur la réforme, mais qu’ils ne peuvent pas être réélus s’ils font de vraies réformes (cf SPD depuis Schröder). On en arrive à des compris soviétiques, du genre : « ils font semblant de réformer, on fait semblant de les trouver assez courageux ». A mon petit niveau, j’essaie d’avoir le courage d’encourager les pays courageux, qui réforment vraiment, comme l’Argentine depuis décembre 2015. Macri, c’est mieux que Macron. Ce dernier ne fume pas, ne boit pas, mais il cause. Sa gestion ressemble de plus en plus à une blague de Pierre Dac et Francis Blanche, comme dans le sketch du gourou-fakir, « Il peut le faire ? oui, mesdames et messieurs, il peut le faire !Applaudissez, il peut le faire ».

Retour en arrière, 9 octobre 2014 ; j’écrivais (désolé je me cite, c’est le début de la fin) : « (…) la France où quelques centaines de pilotes 200 000 euros par an obtiennent satisfaction en 9 jours d’une grève à la fois dangereuse et impopulaire, et où il sera donc délicat de demander des efforts à des millions de petits salariés payés 5 à 10 fois moins. Le cas de la grève Air France montre que les réformes ne sont pas au programme dans ce pays : que fera le gouvernement dans le cadre d’une réforme ambitieuse où il mécontenterait à coup sûr plusieurs millions de personnes payées nettement moins ? Il cèderait en combien d’heures ? ». Pas encore assez sorti de la pouponnière néo-hollandiste ou trop occupé à l’époque par son projet civilisationnel de libéralisation des trajets de bus entre Albi et Charleville-Mézières, Macron n’avait pas bougé le petit doigt. On verra ce qu’il en sera dans les prochains jours. Mais je reste sur la même idée : quand on n’a pas le courage de dire non aux grands privilèges, soit on n’a pas le courage de dire non aux petits privilèges et le pays reste le même (administré plus que gouverné), soit on a ce courage et alors c’est encore pire, encore plus malsain.

Le faux courage consiste à taper sur les faibles, et à enrichir des agences de communication pour maximiser le bruit des réformettes. On tape sur les APL, pas sur la BCE. Les décisions en cours (80km/h sur les départementales, 9 vaccins injectés aux nouveaux nés, le report du dossier des retraites pour un 2e mandat) ne sont pas courageuses. Le scandale du Levotyrox court toujours, Jens Weidmann aussi sur les questions monétaires (ceux qui ont posé le bon diagnostic il y a six ou sept ans sont encore traités comme de doux dingues, tandis que ceux qui se focalisaient sur le risque de l’inflation et l’imminence de la hausse des taux sont partout aux commandes et n’ont jamais eu autant de pouvoir). Il faudrait du courage pour faire vivre un utilitarisme pas trop moche, plutôt que de céder aux sirènes d’une éthique déontologique dans l’air du temps, et le courage de changer quelques têtes de temps en temps. Comme je ne vois rien venir que de la communication qui poudroie et de la procrastination qui verdoie, je continue à critiquer le pouvoir en place. Ça ne sert probablement pas à grand-chose, et ce n’est pas un acte de grand courage. Mais je ne vois pas comment faire autrement.   

4/ attirer l’attention sur les dérives du genre « Pont rivière Kwaï », où le courage existe mais où il est détourné/dévoyé en direction de mauvaises causes, ou d’objectifs de plus en plus absurdes

Je fais très court sur ce point, ayant déjà abondamment utilisé dans ces colonnes les travaux de Christian Morel sur les décisions absurdes, en les appliquant à la politique monétaire. Les exemples abondent dans de nombreux secteurs. Je reviendrais un jour sur ce sujet à travers l’exemple de la sécurité routière.  

5/ La paresse intellectuelle est de nos jours la pire des couardises

Le courage de travailler un peu, et d’aller se renseigner 5 minutes sur Google avant d’écrire un 1000e article sur la  mort inéluctable du capitalisme. Une seule illustration ici. Paul Jorion, « Se débarrasser du capitalisme est une question de survie (sic) », Fayard, 2017, p.26 (entretien avec Sciences Critiques du 7 octobre 2016) :

« Prenons, par exemple, le cas éloquent d’Apple. Quand Apple décide de délocaliser en Chine, ils sont alors 5000 à travailler aux Etats-Unis. Une fois en Chine, il n’y a plus que 2000 personnes, car les processus de production ont été rationalisés en intégrant des machines-outils, des robots, etc. Et si Apple relocalise aux Etats-Unis, il n’y aura plus que 300 personnes au final… Autrement dit, quand une activité qui a été délocalisée dans un pays à bas coûts revient dans son pays d’origine, la situation n’est plus comparable. Il y a une perte nette d’emplois ! Le problème du chômage est insoluble… »

Mais de quoi parle-t-il ? Une simple recherche permet en 5 minutes de savoir que le nombre de salariés d’Apple sur le territoire US était effectivement de 5000, mais en 1998. Dix neuf ans plus tard, ils sont 80 000 salariés US (hausse de 1500%), sans compter les 1,5 millions d’emplois crées entre temps dans l’écosystème très foisonnant, manufacturier et commercial, d’Apple : fournisseurs, applications, etc. Au passage, ce sont des emplois où les salaires médians sont élevés, et munis d’une croissance dynamique, car ils ne consistent pas à assembler des pièces à la chaine comme des vietnamiens mais à concevoir, à designer, à vendre. On peut effectivement craindre pour nos emplois et pour nos salaires en Occident, l’intelligence artificielle pourrait bien accomplir la prophétie de Leontief et les chinois ne nous feront pas de cadeaux dans leur montée en gamme : mais s’il y a bien un exemple à ne pas mobiliser sur cette planète pour illustrer cette crainte très légitime, jusqu’ici, et dans un avenir prévisible, c’est bien Apple !! De même, il y a bien un problème d’innovation dans le monde contemporain, mais il ne se situe pas chez Tesla ou chez SpaceX. Il y a bien des problèmes sociaux, mais plus dans les faubourgs de Manille ou de Valenciennes que sur la feuille de paye des employés de Goldman Sachs ou d’Apple (ou d’Air France). La mondialisation peut être j’en conviens destructrice mais, comme le notait feu JF Revel au moment des émeutes de 1999 pour le G7, pas trop à Seattle, siège de deux géants exportateurs, Microsoft et Boeing.

Si Jorion avait travaillé son sujet, ou réfléchi comme un économiste c'est-à-dire en ce focalisant sur les profits ou la valeur ajoutée ou la qualité des emplois, plutôt que sur des données brutes et officielles d’assemblage en usine, il aurait soigneusement évité cet exemple ; s’il y croit, il n’a qu’à investir sur Foxconn, ce n’est pas mal mais ça ne vaut pas Apple. Et, sur le fond de sa « thèse », s’il avait travaillé sur les textes de ses nombreux devanciers en pensée hétérodoxe, il aurait trouvé ceci par exemple, chez François Perroux il y a plus d’un demi siècle, une formule assez courageuse dans le contexte intellectuel de l’époque : « Le capitalisme a été si durement attaqué à visage découvert et si insidieusement contesté qu'il fait, pour le plus grand nombre, figure d'ennemi du genre humain. Le condamner une fois de plus, c'est assumer un rôle sans péril et sans gloire. Défendre sa cause, c'est parler devant des juges qui ont en poche une sentence de mort ».

6/ relativiser

Et puis, au final, ce n’est que du business : ce n’est pas le courage de la vie des tranchées qui est exigé. Abaisser un taux d’actualisation, innover un peu, ne pas passer son temps à racheter ses propres actions ou à écrire des articles infondés si on est universitaire et qu’on ne risque rien : tout cela ne mérite pas une médaille de bravoure. Dans « L’étoffe des héros » (je ne sais plus si c’est dans le roman, mais c’est très certainement dans le film), à un moment, les femmes des pilotes se réunissent entre elles. Nous sommes dans des HLM miteux en plein désert, dans les années 50, l’US Air Force n’est pas un employeur très tendre, et le crash des appareils est une réalité quotidienne. L’une de ces femmes a revu de vieilles camarades de lycée à New York, elles parlaient de leurs époux, « il parait que c’est la guerre aux couteaux sur Madison avenue, dans la publicité ». Et la femme du héros qui se met en colère : la guerre aux couteaux ! J’aimerais bien les y voir, dit-elle, si à chaque fois que leur conjoint négociait un gros contrat, il avait une chance sur dix de ne pas en réchapper…

Je pense souvent à cette scène. Le vocabulaire guerrier et testosteronné que nous utilisons volontiers dans les entreprises est parfaitement déplacé ; le courage que nous devrions mettre en place au quotidien n’est rien comparé au courage d’une femme de pilote d’essai des années 50. Le courage que nous sommes en droit d’attendre de nos décideurs privés et publics n’est pas grand-chose par rapport au courage de milliers de gens anonymes bien moins payés. Si nous avions un peu plus ces ordres de grandeur, historiques et salariaux, en tête, un peu plus le sens des proportions et le sens de la décence, nous pourrions demander et peut-être obtenir plus de courage dans la vie des affaires, qui sait. Au passage, nous éviterions aussi quelques débordements médiatiques, quand on voit nos journaleux comparer Macron à De Gaulle (où est le 18 juin de Macron ? et où sont les balles de l’OAS ?). Il fallait du courage pour bâtir nos sociétés à peu près libres et à peu près prospères, ou pour tenir tête à l’URSS à l’époque de Soljenitsyne : avec 10% de ce courage, et les taux d’intérêt et les technologies que nous avons aujourd’hui, nous pourrions réaliser tant de choses, et pourquoi pas suivre Elon Musk et aller plus loin.    

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