Déboulonnages de statues et annulations d’événements culturels : les 1.001 visages de la censure exercée par la cancel culture<!-- --> | Atlantico.fr
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Nathalie Heinich publie « Le Wokisme serait-il un totalitarisme ? » aux éditions Albin Michel.
Nathalie Heinich publie « Le Wokisme serait-il un totalitarisme ? » aux éditions Albin Michel.
©Julian MORENO / AFP

Bonnes feuilles

Nathalie Heinich publie « Le wokisme serait-il un totalitarisme ? » aux éditions Albin Michel. D'importation récente en France, le « wokisme » ne cesse d'étendre son emprise, en particulier à l'Université et dans le monde culturel. Il flirte alors avec des tentations totalitaires qui rappellent un passé stalinien mal connu des nombreux jeunes tentés par cette mouvance perçue comme progressiste. Or ils en ignorent les risques pour les valeurs démocratiques fondamentales : l'universalisme, la rationalité scientifique, la liberté d'expression, la laïcité. Extrait 1/2.

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, est membre de l'Observatoire des idéologies identitaires. Outre ses nombreux ouvrages de recherche, elle a publié deux textes d'intervention : Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard, "Tracts" , 2021), et Oser l'universalisme. Contre le communautarisme (Le Bord de l'eau, 2021). Nathalie Heinich a publié Le Wokisme est-il un totalitarisme ? aux éditions Albin Michel (2023).  

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Antiracisme et droits des peuples autochtones, féminisme, lutte contre l'homophobie : ces causes progressistes ont été kidnappées depuis quelques années par des adeptes de l'imposition de dogmes et de la promulgation d'interdits, qui manient l'insulte voire portent atteinte à la liberté d'expression et de réunion par la menace et même la violence. Né du souci d'éveiller le monde à la réalité des discriminations, le wokisme est devenu indissociable de ce qu'il faut bien nommer une culture de la censure.

Celle-ci peut s'exercer au nom du féminisme : ainsi, en février 2020, une enseignante de l'université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis fut empêchée de donner un cours sur les représentations de l'affaire Dreyfus au cinéma, au motif qu'il devait y être question du J'accuse de Roman Polanski (accusé de viol), par un groupe de néoféministes qui, avec l'appui de ses étudiantes et d'une chercheuse au CNRS, investirent la salle en affirmant qu'elles étaient là pour « empêcher la discussion ». Ce qui, en effet, advint.

La censure peut aussi s'exercer au nom de la lutte contre l'homophobie, comme avec une affaire qui fit du bruit en son temps car ce fut l'un des premiers cas de cancel culture sur le territoire français : à l'automne 2019 l'université Bordeaux-Montaigne annulait une conférence de la philosophe Sylviane Agacinski sur « L'être humain à l'ère de sa reproductibilité technique », programmée dans un cycle destiné à « promouvoir un usage critique des savoirs qui permettent de penser ensemble notre monde et ses enjeux ». Cinq organisations LGBT, estimant dans un communiqué que la conférencière serait une « homophobe notoire » du fait qu'elle s'oppose à la gestation pour autrui (GPA), avaient menacé de « se mobiliser contre sa venue au sein de leur lieu d'étude » et de « mettre tout en œuvre afin que cette conférence n'ait pas lieu ». Ce qui, là encore, advint.

La censure s'exerce également – et de plus en plus souvent – au nom de la lutte contre la « transphobie », comme lorsque, en juin 2022, une conférence sur la théorie du genre du philosophe Éric Marty prévue à l'université de Genève ne put avoir lieu car un petit groupe de militants lui interdirent la parole et détruisirent ses notes au motif qu'il serait « transphobe ». Le même scénario s'est reproduit, le même mois et toujours à Genève, au détriment d'une conférence des psychanalystes Caroline Eliacheff et Céline Masson. Après s'être engagée à porter plainte, l'université y renonça.

L'islam n'est pas en reste en matière de motifs à censure, au nom de la lutte contre l'« islamophobie » : déjà en 2017 la pièce de Charb Lettre aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes fut déprogrammée par crainte des débordements à l'université de Lille et au festival off d'Avignon, et dut être présentée sous protection policière à l'université Paris-Diderot. En octobre 2019 la présidence de la Sorbonne annula la formation sur la prévention de la radicalisation que devait y donner l'essayiste Mohamed Sifaoui (auteur en 2019 de Taqiyya ! Comment les Frères musulmans veulent infiltrer la France), alors même que la Mosquée de Paris s'était associée au projet destiné à former une centaine d'imams dans toute la France : le thème avait été jugé « problématique » par l'intersyndicale de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne « dans le climat national délétère marqué par une forte stigmatisation de la communauté musulmane », tandis que les étudiants de l'organisation d'extrême gauche Le Poing levé protestaient contre des « attaques islamophobes ».

Ces annulations concernent principalement les universités et, parfois, les établissements culturels. Mais le contrôle par les activistes s'exerce aussi dans l'espace public, avec des appels au déboulonnage voire à la destruction de statues. Il s'agit alors d'« effacer », en les supprimant, des outils mémoriels de célébration des grands hommes lorsque ceux-ci sont considérés comme ayant été compromis dans l'esclavagisme, tel Colbert ou – plus paradoxalement – le député abolitionniste Victor Schoelcher dont la statue à Cayenne fut néanmoins déboulonnée en juillet 2020. Les réseaux sociaux relaient les appels à l'élimination d'œuvres considérées comme litigieuses sans aucune prise en compte du contexte historique et de la signification de l'œuvre : ainsi, en 2011, une statue de Champollion dans la cour du Collège de France fit l'objet d'une pétition « Retirez la statue outrageante de Champollion posant son pied sur la tête du Pharaon », dont l'argument fut repris six ans plus tard par l'historienne de l'art Bénédicte Savoy (auteure par la suite d'un rapport sur les restitutions d'œuvres d'art), qui l'analysa dans sa leçon inaugurale au Collège de France comme une image de la domination de l'Occident. Or, comme le démontre un autre historien de l'art, « pour parvenir à son audacieuse analyse, Mme Savoy commet trois fautes méthodologiques majeures : méconnaissance de l'histoire de l'œuvre et de son contexte ; lecture erronée de la statue ; enfin, reprise d'une polémique non scientifique sur les réseaux sociaux » ; sa conclusion est sans appel : « La guerre des peuples, la souffrance des hommes, la colonisation et ses ignobles trafics méritent mieux que des approximations. »

Suivis ou non d'effets, ces appels au déboulonnage (alors qu'on pourrait faire apposer un cartel explicatif sous les œuvres en question) ne prennent en compte ni les contextes historiques dans lesquels ont vécu les personnalités en question, ni ceux dans lesquels leurs effigies ont été érigées, ni leur statut d'œuvres d'art appartenant au patrimoine national, ni le caractère illégal d'actes commis par des groupes non mandatés par la collectivité contre des objets lui appartenant. Or cette question juridique est essentielle, car elle pointe le caractère fondamentalement anti-démocratique de ces actions d'annulation ou de mise au rebut pourtant commises au nom de valeurs progressistes. En s'arrogeant le droit de décider pour autrui, en utilisant l'arme de la menace, en pratiquant non pas seulement l'appel au boycott mais l'imposition forcée du boycott, les adeptes de la cancel culture suivent la loi du plus fort, s'autorisant à prendre la place des magistrats ou des législateurs. Tels les privilégiés sous l'Ancien Régime, ils se placent au-dessus des lois.

Ceux qui défendent ces pratiques au nom de la légitimité des causes invoquées récusent la traduction de cancel culture par « culture de la censure » au motif que celle-ci ne pourrait être pratiquée que par les représentants du « pouvoir ». Or ces interdictions, ces destructions, ces effacements par des groupes de pression autoproclamés représentants de leur « communauté » constituent de fait des actes de censure, quoique commis non pas au nom d'une autorité instituée mais au nom de collectifs non représentatifs de l'ensemble des citoyens.

Par ailleurs, lorsqu'ils ont lieu dans une enceinte universitaire de tels actes ne portent pas seulement atteinte au patrimoine, à la liberté d'expression et à la liberté de réunion dans l'espace public : ils enfreignent aussi la liberté académique en empêchant des universitaires d'exercer leurs « obligations d'enseignement et de recherche » et leur « responsabilité à l'égard du savoir », selon les termes du Code de l'éducation. Dicter aux enseignants ce qu'ils doivent penser et transmettre, et aux chercheurs ce sur quoi ils doivent investiguer, ne semble pas anormal aux yeux des activistes dès lors qu'ils se sont arrogé le monopole de la vérité.

Une autre stratégie de légitimation de ces actes de censure consiste à les minimiser en affirmant qu'il ne s'agit que de cas isolés. Or on en compte quand même une bonne vingtaine en France depuis 2019, et quoi qu'il en soit l'argument est absurde : ce n'est pas parce que les crimes ou les viols sont des phénomènes statistiquement marginaux qu'il faudrait se priver de les sanctionner. Une autre forme de minoration consiste à les mettre au compte d'une tradition de « chahuts étudiants » sans conséquence ; mais c'est omettre quelques différences majeures entre ces monomes et la cancel culture, laquelle présente plusieurs spécificités. Premièrement, une force inédite lui est fournie par les réseaux sociaux, qui étendent considérablement, dans l'espace, et accélèrent, dans le temps, les possibilités de mobilisation. Deuxièmement, ces troubles ne sont pas anomiques mais référés publiquement à des motifs politiques ancrés dans des mouvements préexistants et censés les légitimer. Troisièmement, y participent non seulement des étudiants mais aussi des militants extérieurs à l'Université ainsi que, parfois, des enseignants. Quatrièmement enfin, les institutions leur apportent une complicité active ou passive lorsqu'elles s'abstiennent d'intervenir pour protéger la liberté d'expression, la liberté de réunion et la liberté académique en leur sein. Voilà qui devrait inciter à ne pas prendre à la légère le danger que représente ce mouvement.

Extrait du livre de Nathalie Heinich, « Le wokisme serait-il un totalitarisme ? », publié aux éditions Albin Michel

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