Confinement J15 : tensions en vue sur la distribution et (une partie de) l’alimentaire<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Environnement
Confinement J15 : tensions en vue sur la distribution et (une partie de) l’alimentaire
©HOANG DINH NAM / AFP

Alimentation

Les mesures de confinement à l'échelle planétaire font craindre des risques de pénurie alimentaire de certaines produits dans les semaines à venir. Certains pays comme le Vietnam bloquent ainsi leurs récoltes de riz.

Pascale  Hébel

Pascale Hébel

Pascale Hébel est Directrice associée chez C-ways.

Voir la bio »
Bruno Parmentier

Bruno Parmentier

Bruno Parmentier est ingénieur de l’école de Mines et économiste. Il a dirigé pendant dix ans l’Ecole supérieure d’agronomie d’Angers (ESA). Il est également l’auteur de livres sur les enjeux alimentaires :  Faim zéroManger tous et bien et Nourrir l’humanité. Aujourd’hui, il est conférencier et tient un blog nourrir-manger.fr.

Voir la bio »
Laurent  Grandin

Laurent Grandin

Laurent Grandin est Président d’Interfel, l'association interprofessionnelle des fruits et légumes frais.

Voir la bio »

Atlantico.fr : Les échanges commerciaux sont mis à mal par la diffusion de la maladie, certains pays comme le Vietnam bloquent leurs récoltes de riz pour ne pas être en manque sur leur territoire. Qu’en est-il en France ?

Les mesures de confinement au sein du secteur agricole français permettent-elles de craindre une pénurie alimentaire de certains produits de consommation dans les semaines à venir ?

Pascale Hébel : La ruée vers les produits alimentaires a été exceptionnellement élevée depuis le début du mois de mars, chaque semaine, les ventes de pâtes, de riz, de purée, de conserves font plus que doubler et le rythme ne s’essoufle pas puisque les ventes produits de grande consommation selon les panels de Nielsen progressent de 30% chaque semaine du mois de mars. Face à ce mouvement de panique irrationnelle, les acteurs économiques de la filière agroalimentaire français sont optimistes et ne craignent pas de pénurie d’ici le mois de juillet. Les conditions météorologiques ont été bonnes et les stocks mondiaux de maïs, blé et riz sont assez hauts. Les difficultés de main d’œuvre dans l’agriculture liées au manque de salariés étrangers qui ne peuvent plus traverser les frontières sont compensées par la mise en place de plateformes simplifiées attirant des actifs subissent le chômage. Dans la production industrielle ou la distribution, les droits de retrait ou la hausse des salariés malades pourraient ralentir certaines chaines de production. Actuellement, le nombre de références produites est réduit et la production se concentre sur les gammes les plus vendues. L’heure n’est pas à la mise sur le marché d’innovations. Ce sont plutôt les difficultés logistiques qui sont à craindre pour l’arrivée de produits provenant de pays tiers. Certains pays commencent à retreindre leurs exportations, les prix de certains produits comme les jus d’orange commencent à progresser sur les cours mondiaux.

Laurent Grandin : Dans le contexte actuel de crise du Covid 19 et suite aux différentes mesures mises en place en France et dans d’autres pays pour limiter la propagation du virus, des impacts directs et indirects sur la main d’œuvre (par exemple absentéisme, moins de personnel, réorganisation du travail et prise en compte des mesures de protection) et la chaine logistique (par exemple impact sur le conditionnement des produits, l’augmentation des coûts de transport, les flux d’importation) se font sentir à tous les maillons de la filière des fruits et légumes, de l’amont à l’aval. Pour autant, à ce jour, aucune crainte sur l’approvisionnement des différents points de vente de la distribution n’est à prévoir de manière globale. Si pour certains produits fruits et légumes, les gammes ont parfois tendance à se resserrer autour des références les plus consommés avec une segmentation de l’offre en points de vente qui se trouve alors réduite, les rayons fruits et légumes dans leur ensemble restent bien approvisionnés. Toute la filière est mobilisée pour que les consommateurs français puissent avoir accès à des fruits et légumes frais en cette période difficile.

Bruno Parmentier : La France est un grand pays agricole ! Si les choses s’aggravent considérablement, il vaudra nettement mieux vivre en France qu’au Royaume Uni, sans parler du Japon ou de l’Egypte ! Les paysans français sont parfaitement capables de nourrir leurs concitoyens, n’ayons pas peur d’avoir faim ! Cela dit, regardons quand même quelques points de faiblesse de notre système alimentaire, car il y en a !

1. En 2019, le tiers des déjeuners des français étaient pris hors domicile, et le quart du total des repas, incluant petits déjeuners et diners ! Une activité qui dépassait les 11 milliards de repas par an, pour un chiffre d’affaire qui approchait les 100 milliards d’euros. Tout cela est caduque depuis le 15 mars, puisque tous les restaurants, bars et cantines ont été fermés ! Cela ne veut évidemment pas dire que les français ne déjeunent plus, mais la nécessaire réorganisation des circuits commerciaux et de distribution a été gigantesque : on est passé en un week-end de quelques milliers d’acheteurs qui achetaient chacun pour des centaines ou des milliers de personnes à des dizaines de millions de particuliers qui achètent chacun pour 1, 3 ou 5 personnes. Cela ne peut pas se faire sans casse, et sans délai ! Ça nous prendra probablement des mois pour retrouver une réelle efficacité alternative. 

2. Il n’y a aucune raison qu’on manque en France de pain ou de pâtes, nous sommes de grands producteurs de blé, de grands exportateurs même, et nous avons beaucoup de stock. Idem pour les pommes de terre. Ces deux aliments de base de l’alimentation des français jusqu’au milieu du XXe siècle ne sont absolument pas menacés ; d’autant plus que les acteurs de « l’agribashing » ont nettement réduit leurs activités ; si nos pommes de terre ont du mildiou cette année, ou notre blé de l’oïdium ou de la fusariose, on ne viendra pas empêcher les agriculteurs de les soigner ! De plus, leur récolte, fortement mécanisée, nécessite très peu de main d’œuvre et est donc parfaitement compatible avec les gestes de protection sanitaires des travailleurs.

En revanche, la saison 2020 des fruits, et à un moindre degré celle des légumes, ne peut que mal se passer ! On est là en face de produits périssables, qui murissent sur une période très courte et qui nécessitent beaucoup de main d’œuvre pour la récolte. Or une bonne partie des 270 000 saisonniers de la saison 2018/19 étaient des immigrés, qui ne pourront pas entrer en France cette année pour faire ce travail, vu les fermetures des frontières. L’appel au volontariat pour les remplacer dans les champs par des français en chômage technique a rencontré beaucoup de succès (on parle de 150 000 inscrits prêts à quitter leurs confinement urbain pour aller travailler au bon air). Mais ces nouveaux ouvriers agricoles vont vite se rendre compte que… la terre est basse et le travail assez pénible et fort mal payé ; il y aura donc probablement pas mal de perte en ligne. Et en plus, où vont-ils loger en respectant les règles sanitaires ? On va vraiment dresser des immenses camps de toile dans nos villages ? 

D’autre part, la logistique de ces produits est fortement perturbée par la fermeture de nombre de marchés de plein air, et la raréfaction des visites dans les supermarchés.

Au total, cette année, on consommera certainement moins de fraises et autres fruits rouges, moins d’abricots, de prunes et de pêches, de melons, d’asperges, de salades, etc. Il faut espérer, pour les producteurs français, que les consommateurs donneront la préférence aux fruits hexagonaux, reportant davantage de baisse sur les productions espagnoles que sur les françaises, mais ce n’est même pas sûr… Espérons également que ce cauchemar confiné se sera un peu allégé pour les vendanges et la récolte des pommes.

3. L’élevage français reste, lui, extrêmement dépendant de l’agriculture sud américaine. Nos avions sont cloués au sol ; si d’aventure les cargos venaient eux aussi à être confinés dans les ports (espérons que cela ne se produira pas), et que le soja (3 millions de tonnes importées par an, majoritairement OGM !) et le maïs, n’arrivaient plus d’Argentine ou du Brésil, nos productions de porc et de poulet chuteraient drastiquement, et même celles de lait ! Car il nous faudrait plusieurs années pour se mettre à produire en Europe l’ensemble des aliments de substitution, en particulier les protéines végétales.

Malgré ce qui a été noté ci-dessus pour les fruits et légumes, si, pour une raison ou pour une autre (fermeture des frontières, grève ou retrait des camionneurs, etc.) la noria actuelle de camions espagnols n’arrivait plus quotidiennement à Rungis, on en reviendrait vite à des menus beaucoup plus simples, à l’ancienne : pain, nouilles et patates (et vin) !

4. Nous avons une industrie agroalimentaire très puissante, et fortement répartie sur le territoire national. Elle emploie 2,5 millions de travailleurs. Tant qu’ils se rendent au travail, et que les camions circulent, tout va bien, et chacun a compris que ce sont des activités absolument essentielles. Espérons que ça dure vraiment ! Imaginons par exemple que la pandémie touche massivement Rungis et qu’il faille réduire très fortement l’activité de ce plus grand marché mondial de nourriture…

Donc, en France dans les mois qui viennent, il n’y aura pas à proprement parler de pénuries alimentaires, mais néanmoins quelques changements de régimes sont probablement à prévoir. On mangera probablement plus de féculents et moins de fruits et de viande cette année ! Ce qui fragilisera fortement les secteurs de l’arboriculture et de l’élevage, qui sont déjà en crise depuis des années.

En revanche, si la pandémie gagne vraiment l’Afrique ou se développe fortement dans la péninsule indo pakistanaise, là où se situe la faim actuellement, elle pourrait fort bien provoquer des famines qui tueraient plus de gens que le coronavirus…

Face aux difficultés rencontrées par les grands réseaux de distribution, les Français se tournent de plus en plus vers les réseaux locaux. Mais petits producteurs peuvent-ils en assumer la demande ? Vers qui les Français pourront-ils se tourner après eux ?

Pascale Hébel : Comme très peu de Français habitent à moins de 5 minutes d’un hypermarché (seulement 6% selon Nielsen), les règles de confinement de plus en plus strictes les conduisent à fréquenter de moins en moins de très grandes surfaces, d’autant plus que plusieurs centre commerciaux sont fermés. Les consommateurs vont de plus en plus vers les petites surfaces. On observe aussi une ruée vers les achats en circuit court, pour les producteurs qui proposent des ventes en ligne. Certaines plateformes comme la ruche qui dit oui ont vu leurs ventes doublées en quelques semaines. Elles ne pourront pas faire face à la demande qui devrait croître dans les semaines à venir. Certains marchés ont obtenus des dérogations et vont pouvoir ouvrir de nouveau. Pour ceux qui ne vivent pas dans des régions maraîchères, les seuls circuits de distribution accessibles sont les supermarchés de proximité qui appartiennent aux grandes enseignes et continueront d’être approvisionnées. 

Laurent Grandin : Il faut clairement  considérer qu’en aucun cas ces circuits dit courts ne peuvent satisfaire de près ou de loin les besoins des français en fruits et légumes frais. Ils ne représentent qu’une part marginale même si intéressante de la distribution de nos produits

En termes de comportements d’achat, il est observé, au niveau de la grande distribution, une progression des ventes globales en fruits et légumes frais -au 15 mars (source IRI) – et de manière plus soutenue sur les enseignes de proximité et le E-commerce. Au niveau des circuits spécialisés, il est également observé une progression des achats au niveau des primeurs (avec notamment la mise en place de Drive sur marchés qui se développe, la vente service). Des progressions sont également à noter sur la vente directe. Ces comportements peuvent répondre à une demande de réassurance des consommateurs, et leurs permettent aussi de limiter leurs déplacements. Ainsi, les Français ont pu adopter différentes stratégies d’achat dans ce contexte. En revanche, en raison des récentes décisions gouvernementales de fermer les marchés de plein vent qui représentent pourtant un débouché très important pour bon nombre de producteurs de fruits et légumes, les équilibres entre les différents circuits de distribution se voient profondément modifiés. Il en est de même pour la fermeture des crèches et écoles qui limitent drastiquement le débouché de la RHD.

Bruno Parmentier : Un humain en bonne santé mange un peu plus d’un kilo de nourriture par jour, sans compter les boissons. Avec les gâchis divers, comptons 1,5 kg par jour et par personne. Pour nourrir les 12 millions d’habitants de l’Ile de France, il faut donc y amener quotidiennement près de 20 millions de tonnes de nourriture ! Les petits producteurs ont évidemment une place dans ce système, mais pas pour 20 millions de tonnes ! Par exemple, il faut amener au moins 8 millions d’œufs par jour ; les petits poulaillers n’y arriveront jamais, aussi sympathiques soient-ils.

Les Amap, marchés forains, contacts directs entre producteurs et consommateurs, circuits ultra courts, réseaux locaux, magasins de producteurs, etc. sont évidemment partiellement valables dans les bourgs et les petites villes, mais fort peu pour nourrir les grandes métropoles, lesquelles nécessitent pour s’approvisionner des grandes organisations très structurées et une production de masse. De même l’agriculture urbaine, les jardins sur les toits et dans des conteneurs, les jardins ouvriers, etc., sont des entreprises culturelles de grande valeur, mais ne représenteront toujours qu’une part infime de la nourriture des lyonnais ou des marseillais ! 
Rappelons, s’il en est besoin, que, dans les dernières années, on n’était pas vraiment en crise en France, si on définit la « vraie » crise comme la période où les banlieusards arrachent leurs rosiers pour planter des pommes de terres. On a bien observé ce phénomène en Grèce, et à un moindre degré en Espagne et au Portugal à partir de 2008. Justement nous sommes actuellement dans la bonne période de plantation de ce tubercule, va-t-on voir des français inquiets s’y mettre ?

L'agriculture française, spécialisée dans le bovin et les céréales, a délaissé les filières de primeurs au profit de l'Espagne. La crise sanitaire va-t-elle bouleverser cet équilibre ?

Pascale Hébel : En énergie (calories) la France est autosuffisante à 129%, mais en effet cela ne suffit pas pour alimenter de façon saine la population. La consommation de fruits et légumes recommandés pour la santé est à plus de 40% importée. Cela s’explique par la consommation de produits (organes, bananes) qui ne peuvent être produits dans des zones géographiques tempérées et par les coûts de main d’œuvre pour les récoltes. On peut supposer que la crise sanitaire nous incitera à accepter plus facilement les cultures hors sols (sous serre) qui permettent de produire des tomates ou des fraises dans toutes les régions de France ou à acheter directement les produits aux agriculteurs. Les consommateurs étaient déjà de plus en plus nombreux, depuis la dernière crise économique de 2008 à vouloir consommer local, avec la prise de conscience des limites logistiques des échanges commerciaux mondiaux, ils seront de plus en plus nombreux à vouloir des produits français. Cependant, la baisse du pouvoir d’achat attendue durant la crise ne permettra pas à tous d’accéder à cet idéal local. 

Laurent Grandin : Dans le secteur fruits et légumes, la part des produits importés ou introduits représente déjà près de 50% des fruits et légumes consommés (incluant les produits exotiques et les agrumes dont la consommation est globalement en croissance et qui ne peuvent être produits en France). Globalement, cette crise sanitaire créera une rupture à différents niveaux (santé, économie, gestion de crise, …), et les modèles seront nécessairement revus, en incluant une réflexion sur le système alimentaire et plus particulièrement sur l’agriculture française.

Bruno Parmentier : Actuellement, la moitié des fruits et légumes que nous consommons est importée. Et en plus ce sont des travailleurs magrébins, portugais, roumains, polonais, sénégalais, etc., comme on l’a vu ci-dessus, qui récoltent ce qui nous reste à produire. L’internationalisation de cette activité nous a fait perdre notre autosuffisance. Même si l’essentiel de ces échanges se déroulent à l’intérieur de l’Europe, en l’occurrence avec l’Espagne en premier lieu (sauf pour les produits de contre saison de l’hémisphère sud), la crise actuelle a fait resurgir des frontières qu’on croyait abolies, même dans l’espace Schengen. Elle nous fera certainement réfléchir. Est-ce que ça vaut vraiment la peine d’avoir des fraises un mois plus tôt, et 30 % moins cher, en maltraitant année après année nos propres producteurs ? 

Mais, même si de nombreux dirigeants jurent la main sur le cœur que « rien ne sera plus comme avant », il me paraît encore bien présomptueux et prématuré de faire des prévisions détaillées sur l’après coronavirus. La grippe dite de Hong-Kong a fait 1 million de morts en 68/70 (dont 40 000 en France), et on ne peut pas dire que tout a changé après ; d’ailleurs on ne s’en souvient pratiquement plus ! Restons prudents, à ce jour, l’hypothèse que toute redevienne comme avant n’est pas à exclure… y compris en matière de politique agricole. L’idée que l’on doive se nourrir au plus bas prix possible, quelles que soient les conséquences, n’a pas encore entièrement disparue !

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !